– Est-ce votre servante ? demanda la voix de l'intendant.

– Oui, monseigneur.

– Elle appartient à la R.P.R. ?

– En effet.

– Et l'enfant ?... Sa fille. Une bâtarde sans doute. Dans ce cas, elle doit être élevée dans la religion catholique... L'a-t-on fait baptiser ?...

Angélique demeurait soigneusement le dos tourné, à ranger des pommes. Son cœur battait à grands coups. Elle entendit maître Gabriel répondre qu'il avait engagé tout nouvellement cette servante, mais qu'il ne manquerait pas de s'informer de sa situation et de celle de son enfant et de la tenir au courant des lois.

– Et votre fille à vous, monsieur Berne, quel âge a-t-elle ?

– Douze ans.

– Précisément. Un récent décret autorise les filles élevées dans la R.P.R. à choisir dès douze ans la religion à laquelle elles désirent appartenir.

– Je crois que ma fille a déjà choisi, murmura maître Gabriel, vous avez pu vous en rendre compte tout à l'heure.

– Mon cher ami (la voix de l'intendant était sèche), je déplore que vous preniez mes indications avec un certain esprit, comment dirais-je, quelque peu caustique, voire, frondeur. Je suis au regret d'insister. Tout cela est extrêmement sérieux. Et je n'ai qu'un conseil à vous donner : Abjurez... Abjurez, croyez-moi, avant qu'il ne soit trop tard, vous vous épargnerez mille ennuis, mille déboires.

Angélique aurait bien aimé que M. de Bardagne allât s'écouter par ailleurs. Elle était fatiguée de tourner le dos et d'attiser le feu pour se donner une contenance.

Enfin la voix se perdit dans l'escalier. Peu après la porte de la maison, puis celle de la cour claquaient sur des bruits de bottes, de sabots de cheval et les membres de la famille apparurent l'un après l'autre dans la cuisine puis se rangèrent debout autour de la table. La vieille servante, celle qui avait lancé les oignons, trottina comme une souris jusqu'à la cheminée et poussa un soupir de soulagement en constatant que le repas qu'elle avait si complètement oublié dans la fièvre des événements, n'avait pas souffert de dommage.

– Merci, ma belle, souffla-t-elle à Angélique. Sans vous, notre maître m'aurait chanté pouille.

La vieille servante, Rebecca, après avoir déposé le plat, se tint au bout de la table et le pasteur Beaucaire prit la parole pour une courte allocution qui était peut-être une prière appelant sur le frugal repas la bénédiction du Seigneur. Puis chacun s'assit. Angélique demeurait, mal à l'aise, près de l'âtre. Maître Gabriel l'interpella :

– Dame Angélique, approchez et prenez place. Nos serviteurs ont toujours fait partie de la famille. Votre enfant aussi nous honore par sa présence. L'innocence attire la bénédiction de Dieu sur une maison. Il faut lui trouver une chaise à sa taille.

Le jeune garçon, Martial, bondit et revint peu après avec une chaise pour bébé qu'on avait dû reléguer dans les combles, depuis que le dernier-né, le petit garçon de sept ans, avait revêtu son premier haut-de-chausses. Angélique y assit Honorine qui promena sur l'assemblée un regard olympien.

À la lueur blonde des chandelles, elle parut examiner avec le plus grand soin ces visages citadins surgis de l'obscurité, au-dessus de leurs rabats et de leurs cols immaculés. L'ombre mangeait les vêtements noirs. Les ailes blanches des coiffes des femmes, comme des oiseaux incertains, se tournaient vers elle. Puis son dévolu se fixa sur le pasteur Beaucaire, à l'autre bout de la table et elle lui adressa son plus charmant sourire, avec une mimique expressive et quelques mots qu'on ne comprit pas très bien mais dont l'intention aimable ne faisait aucun doute. Ce tact dans le choix de ses préférences, fixées d'emblée sur le personnage le plus honoré de la société, enchanta tout le monde.

– Seigneur, qu'elle est belle, s'exclama la jeune Abigaël, fille du pasteur.

– Qu'elle est gentille ! dit Séverine.

– Ses cheveux sont comme le cuivre des casseroles, cria Martial.

Ils riaient, charmés, heureux, tandis qu'Honorine continuait à contempler le pasteur avec une admiration dévote. Le vieil homme parut touché et même flatté d'avoir pu inspirer un sentiment aussi exclusif à cette jeune demoiselle. Il demanda à ce qu'elle fût servie la première.

– Les petits sont rois parmi nous. Le Seigneur aimait à les accueillir.

Il parla de la parabole de l'enfant que Jésus avait placé au milieu des adultes aux esprits tourmentés en leur disant : « Si vous ne devenez pareils à ce petit enfant, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux. »

Les visages retrouvèrent leur gravité, pour l'écouter, et le fils aîné de la maison, se levant, fit le service selon l'usage dans les familles bourgeoises.

– Père, dit Séverine, la fille de douze ans, d'un ton passionné, qu'auriez-vous fait si l'on avait obligé l'oncle Lazare à communier. Qu'auriez-vous fait ?...

– On ne peut obliger quelqu'un à communier de force, ma fille. Les Papistes eux-mêmes considéreraient la chose comme sacrilège et non valable vis-à-vis de Dieu.

– Mais s'ils l'avaient fait cependant, comment auriez-vous agi ? Les auriez-vous tués ?

Elle avait des prunelles noires, dévorantes, dans un petit visage crayeux, auquel son bonnet blanc, proche de la coiffe paysanne, conférait une expression vieillotte.

– La violence, ma fille... commença maître Gabriel.

Elle grimaça de sa grande bouche ingrate.

– Naturellement, vous les auriez laissé faire. Et le déshonneur serait sur notre maison.

– Ce ne sont pas les enfants qui peuvent juger de ces choses, tonna maître Gabriel, subitement en colère.

C'était un homme aux apparences paisibles et qu'on eût volontiers imaginé en bon vivant. Il n'y avait, en fait, malgré sa silhouette légèrement bedonnante et la douceur de ses yeux bleus, d'homme plus éloigné d'une telle définition. Angélique devait apprendre à son contact qu'un Rochelais cache la dureté de la glace, sous un tiède revêtement matérialiste. Alors elle se souvenait par éclairs des coups de bâton dont il l'avait elle-même assommée sur la route des Sables-d'Olonne. Fait pour s'attabler devant des ortolans et en savourer toute la moelleuse perfection, il se nourrissait sans aucune peine d'un quignon de pain et d'une gousse d'ail, à la façon du bon roi Henri, lequel avait été longtemps l'hôte de La Rochelle avant d'aller entendre la messe à Paris.

Lorsque la famille se fut retirée dans une autre pièce pour y lire la Bible, Angélique, restée seule avec la vieille servante, se sentit profondément déprimée.

– Je ne sais pas si réellement ce repas vous suffit, dit-elle, mais mon enfant n'a pas assez mangé. Même au fond de la forêt, elle a toujours été mieux nourrie que dans cette maison où pourtant l'on semble riche. Est-ce que la famine et la misère du Poitou se répandent jusqu'ici ?

– Qu'allez-vous chercher là ? s'exclama la vieille indignée. Nous autres Rochelais, nous sommes les plus riches de tous les habitants des autres villes du Royaume. Et pourtant nous revenons de loin. Après le siège, vous n'auriez pas trouvé un radis. Mais allez-y voir, maintenant, dans les entrepôts, sur les quais... Nous regorgeons de marchandises, de vins, de sel et de victuailles.

– Mais alors, pourquoi cette parcimonie ?

– Ah ! On voit bien que vous n'êtes pas de chez nous ! Vous savez que pour nous autres, depuis le siège, c'est resté dans nos habitudes de couper un hareng en quatre et de compter les patates. Fallait voir le père de M. Gabriel ! Ah ! l'admirable homme ! On aurait pu lui faire manger des cailloux sans qu'il s'en aperçoive ! N'y avait que pour le vin qu'il était difficile. Les plus beaux vins des Charentes, on les trouve là-dessous dans notre cave, ajouta-t-elle en frappant de son sabot le dallage de la cuisine.

Tout en parlant, elle desservait les écuelles et commençait à les laver dans un baquet rempli d'eau bouillante. Angélique la regardait les bras ballants. Elle faisait décidément une piètre servante. Mais elle avait faim. Elle se sentait même frileuse comme si elle allait tomber malade. La brûlure de son épaule suppurait et collait à son corsage. Chaque mouvement lui rappelait la minute infamante, la peur, les tortures de l'angoisse, toutes choses encore si récentes qu'elle les sentait sur elle comme une ombre froide.

Elle prit Honorine dans ses bras. Honorine ne réclamait pas. Elle ne réclamait jamais. Qu'elle eût le refuge des bras de sa mère paraissait lui suffire en tout. Elle était peut-être comme ces protestants qui ne désirent pour vivre qu'une chose essentielle et peuvent se détacher des autres. Comme ils lui avaient souri tout à l'heure, à l'enfant... L'enfant maudite !... Fallait-il demeurer sous ce toit ?... Fallait-il s'en éloigner ? Pour aller vers quel refuge ?

– Tenez, voilà du caillé et du pain pour la petite, dit la vieille servante en disposant une portion énorme sur un coin de la table.

– Mais si vos maîtres...

– Diront rien, surtout pour elle... Je les connais. Après vous la coucherez là.

Elle montra à Angélique dans un renfoncement de la cuisine un vaste lit très haut et couvert d'édredons.

– N'est-ce pas la place habituelle où vous couchez vous-même ?

– Non, moi j'ai une paillasse en bas, près des magasins. Je dors là pour veiller aux voleurs.

Lorsque Angélique eut rassasié et couché l'enfant, elle revint près de l'âtre. Elle n'aurait pas le courage de dormir cette nuit. Elle préférait cent fois retenir la présence de la vieille Rebecca, bavarde, on le sentait et qui pourrait lui être de bon conseil pour son existence future. La vieille tisonnait quelque peu les braises ardentes.

– Asseyez-vous là, ma belle, dit-elle en désignant un escabeau en face d'elle. Nous allons gratter un crabe. Avec là-dessus un bon petit vin de Saint-Martin-de-Ré. Voilà qui vous remettra le cœur en place.