Angélique, une fois parvenue chez le sorcier, lui fit part de ce que lui avait confié Monseigneur de Laval. Elle ne lui parla pas des démarches qui avaient été prévues contre lui puisque la question semblait réglée. Elle lui dit seulement que l'Évêque ne tenait pas à avoir entre les mains un document qui leur causerait à tous du tort, et qu'il serait obligé, une fois qu'on le lui aurait remis, de prendre en considération. La difficulté venait de ce que ni lui ni personne ne pouvait prévoir qui porterait le coup.

– Et vous venez me demander de vous indiquer qui est l'individu qui possède ces grimoires dangereux ? questionna le Bougre Rouge en la regardant avec ironie.

Il était assis, toujours à l'indienne, dans le fond de son antre sur des fourrures et tenant devant lui un grand volume ouvert.

– ... Comme ça ? Je ferme les yeux, je le vois ? Je le décris, je vous livre son nom ?

– Vous m'avez bien vue à des lieues d'ici, une nuit, murmura Angélique.

– Je vous ai dit que je ne voulais plus m'occuper de voyance ! C'est fini ! Je ne veux plus me consacrer qu'à l'étude...

Et il tourna avec affectation une page de son livre dont les gravures sur bois, fort belles, représentaient les signes du zodiaque.

« Décidément, vous l'avez trop bien converti, ma petite mère ursuline », pensa Angélique.

L'Évêque pouvait être entièrement rassuré sur le compte de son sorcier.

Le Bougre Rouge lui lançait des regards moqueurs en paraissant se réjouir de sa déconvenue.

– Vous êtes comme les autres. Il vous faut tout sur un plat d'argent et par la magie encore ! Alors qu'il n'y a qu'à réfléchir un peu : Qui possède ces lettres ? Demandez-moi plutôt qui les apporte... Pourquoi vous imaginez-vous que l'homme est dans la ville et attend son heure ? L'Évêque a dit : « La fin de l'hiver, fin mars ou avril... » Pourquoi ces précisions ? Savez-vous ce que cela signifie ?... Qu'il n'est pas là encore. Qu'il va venir.

– Mais d'où et comment ? Nous sommes dans les glaces. On ne peut envisager des nouvelles d'Europe avant juin ? La fin mai au plus tôt.

– Du côté de la Nouvelle-Angleterre et des côtes de l'Acadie, la mer est libre. Des bateaux peuvent commencer d'arriver, apporter des courriers d'Europe. Et dès le mois prochain, un bon « voyageur » exercé peut remonter vers le nord sans trop risquer de « s'écarter ». Les tempêtes se font plus rares, les fleuves comme le Pénobscot ou le Kennébec sont navigables...

– Alors ? Un messager qui viendrait du sud ? Après avoir pris livraison de ces documents dans un port de l'Océan ?

– Eh oui ! Informez-vous ! Guettez ! Vous avez vos armes. Ce sont les affaires des humains de se montrer vigilants et de déjouer les ruses de leurs ennemis. Au plus malin la victoire. Et les sciences dangereuses doivent être réservées à de plus graves communications.

– N'avez-vous aucune idée sur celui qui peut être ce messager ?

– Bien ! Bien ! Je réfléchirai. Revenez me voir. Mais rappelez-vous que j'en ai fini avec les conjurations. Ici, je vous l'ai dit, les choses se passent autrement, c'est donner des perles aux pourceaux. Il me reste mes livres et les mystères que j'ai décelés et que je serai seul peut-être à pénétrer. Ma chère dame, je peux encore, si je le veux, faire danser les vaches et maudire une étable au point que les bêtes crèveront toutes. Mais à quoi bon se donner tant de mal par ici ? L'ensorcelé s'en ira au bois traiter les pelleteries et reviendra plus riche qu'avant. Il faut garder seulement les grands secrets. Pour le reste, les « jongleurs » indiens en savent plus long que nous.

– Avez-vous appris quelques-uns de leurs tours ?

– Peuh ! À part deux ou trois pouvoirs que nous avons en commun, c'est un autre enseignement, une trop longue recherche et qui a devant elle une trop courte vie. L'eau-de-feu est en train de détruire les pouvoirs des Indiens. Ils ont cru trouver en elle un moyen facile d'accéder aux songes et à la transcendance. Ce n'était qu'un artifice. Les grands pouvoirs vont s'effacer devant l'objet. Un mousquet, un canon causent plus de ravages mortels que ne le peut le mauvais œil du plus habile des sorciers... La magie résistera mal aux temps qui s'annoncent. Nous nous endormirons, nous nous glisserons sous la terre emportant le trésor des révélations. Toute magie blanche ou noire va s'abâtardir, perdre de son sens. Une bouillie infâme, grommela-t-il comme si ce qu'il entrevoyait pour les siècles à venir lui inspirait un dégoût profond.

Il cracha avec mépris.

– ... Il faudra attendre l'ère de l'Esprit, quand ressurgira la source, l'eau vivante du Signe.

Son index grisâtre à l'extrémité noircie par le tabac se posa brusquement sur la page du livre ouvert devant lui.

– Le Verseau..., marmonna-t-il. Voyez là ! Le sage vieillard versant l'eau de la Connaissance.

Comme elle se penchait pour examiner la représentation du signe zodiacal, un grand bruit au-dehors, mêlé d'éclats de lumière projetés par les flammes mouvantes des torches, vint interrompre leur contemplation.

La vieille femme qui habitait au-dessous du Bougre Rouge se mit à glapir comme une pie-grièche.

Angélique se leva pour aller s'informer. La porte s'ouvrit sur une apparition qui lui parut, pour l'endroit et le moment, des plus fantastiques. Sur fond de nuit éclairé par une torche tenue par un exempt de la Prévôté se dressait le procureur Tardieu de La Vaudière, très grand et très beau comme toujours. Il était revêtu de la sombre toge magistrale à rabat blanc de sa charge. Pour compléter son personnage officiel dans l'exercice de ses fonctions, il s'était coiffé de la haute perruque à rouleaux blancs très bien rangés, qu'il était de mise de revêtir pour les magistrats quand ils siégeaient au tribunal.

Sa surprise en se trouvant devant Angélique égala sans nul doute celle qu'elle éprouvait. Cependant il se ressaisit rapidement car il vivait l'un des grands moments de sa carrière et n'en voulait rien perdre.

Courbant sa haute taille, encore surélevée par l'imposante perruque, il pénétra dans l'antre du sorcier de la Basse-Ville. Sans jeter un regard autour de lui tant ce décor lui inspirait de mépris et de dégoût, il déroula un rouleau de parchemin surchargé de rubans et alourdi de cachets de cire. Il se rapprocha pour s'éclairer de la cuve de pierre tendre où brûlait l'huile de baleine. Il entreprit d'en donner lecture.

Avec les formules d'usage, le texte annonçait requérir le Sieur Jean-Marie-Louis-Thomas Jaumette de quitter les lieux et de se rendre sous escorte jusqu'à la Prévôté pour y être interrogé par le Lieutenant de Police. En cas de résistance de sa part, il était averti que des représentants de la maréchaussée, c'est-à-dire une escouade de six archers à hallebarde, et d'un sergent à hoqueton attendaient dans les escaliers du quartier afin de lui couper toute retraite.

Devant la porte où il n'y avait guère de place pour rassembler plus de monde, se tenaient un exempt de la Prévôté et le Greffier du Conseil royal venus l'assister dans sa démarche.

– Pourquoi l'arrêtez-vous ? De quoi l'accusez-vous, demanda Angélique dès qu'elle eut saisi que le patronyme de Jean-Marie-Louis-Thomas Jaumette désignait officiellement le Bougre Rouge.

– Sorcellerie ! Madame, puis-je me permettre de vous faire remarquer que je suis choqué de vous découvrir dans ce sinistre bouge. Qu'y faites-vous ?

– Je venais porter à Monsieur Jaumette l'assurance que m'a donnée l'Évêque qu'il ne serait pas inquiété, n'ayant rien à retenir de probant contre lui. Reconnaissez que Monseigneur est seul habilité pour en juger. Et par ailleurs, Monsieur le Lieutenant de Police m'a répété à maintes reprises qu'on n'arrêtait plus de nos jours pour sorcellerie mais pour crime.

– Oh ! Des crimes on en trouvera ! dit le Procureur, jovial. Ce qui importe c'est qu'il vide les lieux. J'ai enfin obtenu du Grand-Voyer qu'il me signe une ordonnance qui va me permettre de jeter à bas ce quartier insalubre.

– Et vous cherchez des prétextes pour justifier les expulsions ?

– Tout juste ! Un sorcier ! Personne ne peut y trouver à redire... De quoi vous mêlez-vous ? fit-il brusquement. Comment se fait-il que vous, Madame, et votre mari, on vous retrouve sans cesse mêlés à des affaires suspectes ? Le Gouverneur est aveugle !

– Le Gouverneur est surtout conscient des avantages que la Nouvelle-France peut retirer de l'amitié que nous lui portons, Monsieur de Peyrac et moi. Il a heureusement une conception de la façon dont il doit remplir sa fonction plus large que vous n'avez de la vôtre.

– Ce point n'est pas à discuter en pareil lieu. Si étroite soit ma conception de l'application des lois, je continue à trouver étrange qu'une personne de votre qualité se commette avec un aussi misérable et répugnant individu.

– J'ai pour lui la caution de l'Évêque. Vous pouvez vous rendre à l'évêché.

– Fariboles ! Moi, j'ai la caution du Grand-Voyer qui m'autorise à commencer la démolition de cette pourriture.

– Vous n'allez tout de même pas le chasser de sa maison ?

– Vous appelez ça une maison ! Ne voyez-vous pas que cet amoncellement de baraques est un fagot dressé pour l'incendie.

– En attendant, c'est vous qui allez mettre le feu à mon chaume avec vos torches, intervint le Bougre Rouge qui restait impassible, son livre ouvert sur les genoux... Et puis, écartez-vous donc un peu, Procureur, vous allez écraser mon Eskimo, là dans le coin, qui devient tout à coup dangereux comme un ours blanc quand il se fâche. C'est un Indien des banquises... Il vous dévorera tout cru.

Noël de La Vaudière abaissa son regard et découvrit contre sa jambe la face plate et brune de l'Eskimo et le rictus qui découvrait ses dents aiguës, limées avec soin.