Le 18 mars, entre sept heures et huit heures du soir et les montagnes de neige put se faire, sur la place, le feu de joie de la Saint-Joseph. Monsieur le Gouverneur mit le feu. Les soldats firent trois saluts et quatre coups de canon furent tirés. Il y eut quelques fusées.

Le 19, quand on sonna l'angélus, on tira un coup de canon et, pendant la messe à l'élévation, encore trois ou quatre coups avec quelques saluts de mousquets.

Le 20, Mgr de Laval convoqua Mme de Peyrac au Séminaire. Dans la forme, il lui demandait d'avoir la bonté de lui rendre visite, mais il était évident que Monseigneur l'attendait ferme après les vêpres, vers les quatre heures.

C'était la première fois qu'elle revenait dans cette aile du Séminaire qui tenait lieu d'évêché, où elle avait été reçue par le prélat le surlendemain de son arrivée. Elle s'y rendit avec plus de tranquillité que ce jour-là.

On circulait avec difficulté encore dans les rues. Le soleil ne s'était montré qu'à peine, juste pour la Saint-Joseph. Le ciel, depuis le matin, se couvrait de nuages et comme elle franchissait la grille du Séminaire, des bourrasques de neige passèrent.

Elle fut introduite dans une pièce plus petite où l’Évêque s'était installé à la période du grand froid. Son entourage avait insisté pour qu'il veille un peu sur sa santé après avoir été arrêté par une mauvaise toux.

Après les préliminaires d'usage, il en vint vite au fait, qui, par ailleurs, se présentait : des faits.

Il y avait eu le plus récent et, à son sens, le plus incroyable, on l'avait vue rendre visite à ce personnage inquiétant qu'on appelait le sorcier de la Basse-Ville. À sa connaissance, jamais aucune dame de qualité n'avait eu l'idée d'entreprendre l'ascension du quartier Sous-le-Fort pour pénétrer dans un tel bouge. Quelques-unes de ces dames de la Sainte-Famille avaient confiance dans les « simples » de la sorcière de l'île d'Orléans, qui n'était cependant pas non plus une fréquentation qu'il recommandait à ses ouailles. Mais le Bougre Rouge, jamais ! Il ne leur recommanderait pas non plus trop d'assiduité à l'auberge du Navire de France où l'on voyait pourtant beaucoup Mme de Peyrac. Depuis des années, il atermoyait à statuer le cas de la patronne de cet établissement, femme généreuse pour les œuvres et même pieuse, mais que les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement lui dénonçaient régulièrement comme ouvrant ses portes à des rencontres galantes.

– Ces Messieurs en ont-ils usé pour être si catégoriques ? intervint Angélique, en souriant.

Elle se demandait pour quelle raison l’Évêque semblait décidé tout à coup – alors qu'on était en plein Carême et à peine sortis d'une tempête épouvantable – à passer en revue ses « manquements », lesquels mis bout à bout amenaient à se poser des points d'interrogation.

Il y avait encore le point qu'Eustache Banistère l'avait demandée à l'Hôtel-Dieu. Il y avait aussi le rapport d'un curé du côté de Lorette. Celui-ci avait fait irruption dans une habitation à lui dénoncée comme abritant des ripailles le dimanche qui rompaient sans vergogne le saint jeûne du Carême. Les occupants originaires du Berry s'étaient défendus en arguant que leur ragoût ne contenait que des queues de castors, chair qui trouvait grâce devant les autorités ecclésiastiques comme appartenant au gibier aquatique. Pour preuve de leur innocence, ils disaient que Mme de Peyrac, qui avait grand renom, s'était assise à leur table ce jour-là.

– Je me promenais avec ma fille. Nous sommes entrées pour nous reposer.

– Étaient-ce vraiment des queues de castors ? demanda l’Évêque.

– Nous n'avons bu qu'un peu de lait, répondit Angélique prudemment.

Enfin, on arrivait à cette affaire la plus grave, douloureuse à son cœur de pasteur des âmes, de l'enquête du Lieutenant de Police sur la disparition du comte de Varange qui avait amené la découverte des sinistres turpitudes d'une cérémonie de sorcellerie perpétrée en plein cœur de Québec, accablante horreur dont il n'aurait pu croire que la lèpre s'étendrait un jour au Canada. Histoire d'autant plus sombre que son auteur, le comte de Varange, était un membre, qu'il avait cru dévot, de la Compagnie du Saint-Sacrement. Garreau d'Entremont semblait avoir fait diligence. Il annonçait pouvoir mettre bientôt la main sur un soldat déserteur, La Tour, qui avait été mêlé à la conjuration et qu'on avait vu rôder dans les environs. Le Lieutenant de Police se trouvant devant un cas d'opération magique avait longuement consulté l’Évêque. Les tribunaux religieux épiscopaux n'existaient que pour les clercs.

Il leur avait fallu étudier ensemble quelle forme donner à l'accusation pour que le bras séculier pût s'abattre sur le misérable auteur de ces horribles pratiques... lorsqu'on l'aurait retrouvé. Car il avait disparu.

– Le diable l'a enlevé, dit Angélique.

Là encore le nom de Mme de Peyrac avait été prononcé.

Angélique était en train de chercher quel prétexte donner à sa visite chez le Bougre Rouge. Invoquerait-elle l'achat de ces peaux de souris tannées par l'Eskimo et qui pouvaient servir de pansements sur des plaies de petite surface ?

Les explications de Mgr de Laval sur l'affaire Varange lui ouvraient une issue. N'était-ce pas sur une « dénonciation » du sorcier que son nom avait été prononcé ? Voilà pourquoi elle s'était rendue à son domicile, pour lui demander raison de telles calomnies dont M. d'Entremont lui avait appris qu'elle était l'objet.

– Mais quel motif pouvait pousser ce devin à vous mettre en cause ? s'étonna l’Évêque.

– La malveillance, sans doute. Qui sait ce qui se passe dans les esprits retors des sorciers ? Une bourse bien pesante peut les aider aussi à voir ce qui arrange le donateur. Je serais plutôt portée à croire qu'un homme comme le Bougre Rouge profite de ses dons et de sa science pour mystifier le menu peuple et pour faire cracher au bassinet les gentilshommes animés d'intentions mauvaises envers leurs semblables.

Tout à coup, elle fut prise d'une inspiration, elle pouvait rassurer l’Évêque quant au sorcier. Sœur Madeleine lui avait raconté combien la nuit de leur arrivée les « airs » étaient troublés. La religieuse visionnaire avait vu en songe le saint Père Brébeuf, martyr des Iroquois, l'adjurant de se mettre en prières pour la conversion d'un sorcier. À n'en pas douter, il s'agissait du sorcier de la Basse-Ville, car lorsque Mme de Peyrac l'avait visité, elle n'avait trouvé devant elle qu'un homme sage, qui lui avait assuré :

« C'est bien fini. Je ne toucherai plus à un grimoire de magie. Je ne veux plus que me livrer à l'étude des livres anciens. »

Évoquant cette nuit-là, où il semblait décidément s'être passé bien des choses, il lui avait appris qu'on lui avait apporté une boîte d'hosties pour qu'il se livrât sur elles à des manipulations diaboliques. À coup sûr, les prières de la Mère Madeleine avaient été entendues et agréées par le ciel.

– Il est converti, je peux vous en assurer, Monseigneur.

L'Évêque parut ému. C'était, en effet, une heureuse nouvelle. Restait à trouver l'autre criminel : le comte de Varange. Le Lieutenant de Police se persuadait qu'il avait été assassiné.

– ... S'il en est ainsi, Monseigneur, ne pourrait-on penser que le bras qui l'a abattu peut être considéré comme le bras justicier ?

L'Évêque eut un nouveau soupir et se tut. Il la considérait d'un air songeur. Dans son œil gris, dont la paupière tombante atténuait l'éclat inquisiteur, elle pouvait lire qu'il se demandait par quels hasards – puisqu'il s'agissait de hasards – cette femme mondaine, bienveillante, qui ne s'était fait que des amis, et dont son exorciste lui avait garanti la parfaite disculpation quant aux accusations de démonologie portées contre elle, se retrouvait mêlée à toutes les affaires un peu troubles, suspectes ou franchement inquiétantes qui lui avaient été soumises au cours de l'hiver ?

Angélique avait l'intuition qu'il ne l'avait pas fait venir pour lui poser uniquement des questions à propos de ses visites chez le Bougre Rouge ou à l'auberge du Navire de France. Il regarda vers la fenêtre. Les zébrures blanches de la neige passaient sur l'écran noir de la nuit.

– L'hiver est encore rude ! dit-il. Mais n'oublions pas, avril n'est pas loin et avec l'approche de ce mois nous pouvons entrevoir la fin de nos misères...

Il y eut un silence. Mgr de Laval ouvrit la bouche, hésita, puis changea de sujet.

– On m'a dit que vous aviez pris pour dévotion le Père Éternel.

Elle acquiesça.

L'Évêque se leva pour aller chercher des gravures du Père Éternel dans sa bibliothèque. Angélique regardait par la fenêtre si la neige se calmait, mais les giclées blanches continuaient à passer sur l'écran noir de la nuit. Il y eut un choc contre le carreau. Un gros pigeon venait de s'abattre là, dans l'angle du carreau. Comme la colombe de l'Arche, ne trouvant rien sur la Terre désolée, il se réfugiait auprès des hommes. Il survivait grâce à la ville et ses milles abris, ses déchets de nourriture... Ses paupières à la membrane blanche clignotaient vite sur son petit œil rouge. Sans effroi, il la fixait d'un air familier et entendu.

– Il loge là, dit l'Évêque. C'est son nid. Par les plus fortes tourmentes, je le vois, blotti, satisfait. Le petit rebord de pierre, à peine plus large que ses deux pattes, représente pour lui la sécurité et il semble en remercier Dieu. Quelle leçon pour nous qui sommes si exigeants et si préoccupés de nos aises !

Comme si leur sympathie commune pour le pigeon l'avait encouragé, l'Évêque se décida :

– Veuillez vous rasseoir quelques instants encore, Madame, j'ai une communication importante et secrète à vous faire vous concernant, vous et votre époux.