Il salua avec une grâce de jeune seigneur et renouvela son salut plus profondément devant Angélique. Les yeux ardents ne cachaient pas l'admiration que sa vue lui inspirait. Il demeurait ébahi et eut de la peine à se tourner vers Peyrac devant lequel il se tint courtoisement, attendant que celui-ci l'informât des raisons de sa convocation. Le comte l'examinait avec sympathie et indulgence.

Quand on les regardait ainsi face à face, le jouvenceau et le gentilhomme d'aventure aux tempes grisonnantes, à la face couturée, il était étonnant et presque émouvant de sentir combien l'Aquitaine avait forgé des fils aux racines semblables.

– Beau sire, lui dit Peyrac, on m'a laissé entendre que vous aviez servi comme page à la cour de France pendant quelques années...

– Cela est vrai. J'ai été au service de Madame de Valenciennes, une amie de ma mère, je lui portais la traîne. Et ensuite, lorsque mes parents sont partis pour la Nouvelle-France, je suis entré au service de Madame de Tounnay-Charente à la Cour de Monsieur. Mais quand il y a trois ans Monsieur de Ville d'Avray vint à Saint-Cloud m'apportant des nouvelles des miens, il vit combien je m'ennuyais de ma mère et il obtint de m'emmener avec lui à son retour à Québec. Je ne le regrette pas, ajouta le jeune homme avec fougue. La vie est plus plaisante à courir les bois qu'à porter l'aiguière et le linge, passer la bonbonnière, éventer les dames, serait-ce une princesse.

– Ah bien ! Voici pourtant le moment de vous rappeler vos apprentissages. Madame de Peyrac a besoin d'un page pour l'accompagner en cette journée, lui porter son nécessaire à parures et l'assister autant que faire se peut au cours de la cérémonie qui exige de sa part beaucoup d'apparat et qui ne sera pas exempte pour elle de fatigues. J'ajoute que je vous ai choisi pour votre réputation de courage, d'habileté et d'amabilité. Vous connaissez le peuple de Québec. Vous saurez, s'il le faut, vous en faire reconnaître, et apporter ainsi toute votre aide à celle que vous escortez. Vous sentez-vous apte à remplir cette mission auprès de la comtesse de Peyrac ?

L'expression et l'attitude d'Anne-François de Castel-Morgeat disaient combien il en était ravi. C'était une chance inespérée pour lui que ce rôle à tenir près d'Angélique pour laquelle il nourrissait une admiration de plus en plus ardente depuis qu'il avait abordé à Tadoussac, venant du Grand Nord.

Sans particulièrement se soucier de sa tenue de coureur des bois, Anne-François s'informa du cortège, puis, avec beaucoup de diligence, alla examiner le coffret qui était d'écaille serti d'or et dont le couvercle relevé présentait un miroir où jeter à l'occasion un regard rapide et discret. Il s'informa de son contenu, vérifia la présence des peignes et brosses, des boîtes de fards. Y avait-il assez d'épingles ? Un flacon de senteur en cas d'évanouissement ? Des pastilles à la girofle à croquer pour dissiper la nausée ? Des mouchoirs de dentelles parfumées pour s'éventer, toujours en cas de malaise ? Les dames qu'il avait servies jadis devaient être des femmes particulièrement sujettes aux vapeurs. Il avait été dressé et tout son savoir lui revenait sans coup férir, car la vie est dure pour les petits pages dans les cours princières. Avec ses beaux yeux, sa grâce, sa défroque d'Indien et le sérieux dont il se revêtait tout à coup, il était plein de séduction. Il dit qu'il allait se renseigner sur Neals et Timothy qui devaient tenir le bord du manteau et que si M. et Mme de Peyrac n'avaient plus besoin de lui, il les attendrait sur le pont. Il sortit, emportant le nécessaire d'écaille.

Angélique voulait regarder le collier de Wampum que le chef iroquois Outtaké lui avait remis, au printemps, en signe d'alliance. Elle avait l'impression que cela lui porterait chance.

Pour ouvrir le coffre où il était rangé, elle dérangea le chat qui s'y était installé. Ce chat, qui l'avait accompagnée depuis Gouldsboro, n'approuvait pas le branle-bas de combat qui depuis le matin troublait le cours heureux de ses jours. Il affectait de se plonger dans un sommeil profond. Réveillé, il s'étira d'un air choqué. Il regarda avec ennui Angélique soulever la ceinture de coquillages, composée de petits grains blancs et bleus, objet auquel la tradition indienne accordait une vertu de talisman.

Le Wampum était considéré comme l'or et l'argent monnayés. Celui que le chef iroquois avait remis à Angélique était d'une valeur inestimable. Il représentait un véritable traité de paix.

Outtaké, le chef des Cinq-Nations iroquoises, était le plus farouche ennemi de la Nouvelle-France. Mais son entente avec Joffrey de Peyrac et Angélique, eux aussi Français, avait atténué sa virulence vis-à-vis des Blancs du Canada.

Animée d'une confiance et d'une certitude nouvelles, Angélique remit le Wampum en place. Elle dit au chat :

– Réjouis-toi mon petit, ce soir tu seras à Québec et tu pourras aller marauder dans les rues d'une vraie ville.

L'aventure commençait.

Elle regarda encore vers Joffrey de Peyrac, son époux, son amour, qui, une fois de plus ayant décidé de répondre à une gageure, abordait, sans en paraître impressionné, l'ultime phase dont dépend réussite ou défaite.

– Comme il est grand ! se dit-elle, et presque étrange, tellement différent des autres !

Et, en même temps ;

– ... Il ne peut que triompher... En tout et toujours... Aujourd'hui était le jour de la résurrection.

Angélique posa la main sur le poing qu'il lui présentait.

– Allons maintenant, dit-il, allons, Madame ! Québec vous attend.

Chapitre 3


Le froid la prit à la gorge dès qu'elle déboucha sur le balcon du premier pont. Un brouhaha énorme s'élevait. Celui du navire en effervescence dans les derniers préparatifs du débarquement, mais aussi un tumulte venu de la ville, porté par l'écho des falaises et l'air trop limpide.

Où avait-elle pris l'idée dans le salon du Gouldsboro que le silence régnait au-dehors ?

Un bruit de cloches carillonnantes et d'appels s'élevait formant une rumeur immense qui grondait comme un souffle dans la conque d'un coquillage.

Le brouillard continuait à rôder en aval du fleuve et à cacher une partie de la côte, mais l'on pouvait voir que la rade alentour s'était couverte d'embarcations de toutes sortes, barques de pêche, canots de bois ou d'écorce, et même des sortes de radeaux faits de rondins encordés avec un gouvernail de fortune sur lesquels les audacieux de ces rivages, qui n'avaient d'autre moyen de transport que le fleuve, n'hésitaient pas à se pousser d'une rive à l'autre.

Joffrey de Peyrac conduisit Angélique sur le premier pont. Il retenait sa main et elle devina tout à coup qu'il devait se faire violence pour la laisser remplir une mission où elle risquait d'être en danger loin de lui.

Un grand plateau d'argent s'interposa entre eux. Le maître d'hôtel et ses aides y présentaient des gobelets d'argent ou de cristal contenant soit du rhum, soit un alcool translucide et parfumé, que le seigneur de Wapassou et de Gouldsboro se procurait à la Nouvelle-Orange, aux sources du fleuve Hudson où les Hollandais le fabriquaient avec des baies de genièvre.

– Le coup de l'étrier, expliqua Joffrey de Peyrac. Pour chacun de mes combattants depuis le mousse jusqu'à vous-même, ma chère, la plus belle ambassadrice des terres d'Amérique.

Les gobelets contenant l'alcool étaient posés sur un lit de glace pilée car il devait se boire très frais.

– Je préférerais un grand verre d'eau, dit Angélique s'avisant qu'elle avait la gorge sèche au point qu'elle n'aurait pu prononcer deux mots.

On le lui apporta presque aussitôt. Elle but avidement et poussa un soupir.

– Je me sens mieux. Que voulez-vous, je suis devenue comme les Indiens. Seule, l'eau des sources me communique la force de la Terre.

Elle vit dans le regard de Joffrey de Peyrac qu'il avait une envie folle de la prendre dans ses bras et de la couvrir de baisers.

– Vous êtes belle ! Cela va être un triomphe. On ne tire pas sur une femme qui s'avance comme une reine dans ses plus beaux atours. On prend au moins la peine, auparavant, de détailler tous les agréments de sa toilette, ses bijoux, la façon dont elle est coiffée et... la partie est gagnée. Le spectacle se déroule, continue. Nul n'est tenté de l'interrompre. La vie n'est pas si fournie de distractions de choix dans cette petite capitale de la Nouvelle-France.

– Moi aussi, je me réjouis. La partie sera difficile, mais je ne sens plus aucune peur.

– Oui-da ! La peur sera pour moi, dit le comte avec une grimace.

Et il avala d'un seul coup un gobelet de rhum.

Elle comprit qu'il ne la laissait pas aller au feu sans appréhension. Cependant, il ne doutait pas de sa réussite.

Ensuite, il coiffa son abondante chevelure que le vent tourmentait de son feutre noir entouré d'une plume blanche retenue par une boucle de diamants. Il enfila soigneusement ses gants de cuir à crispins soulignés de dentelle.

– Je vais vous quitter, Madame, et commencer la manœuvre tournante de débarquement que je vous ai annoncée. À la faveur du brouillard qui cache l'embouchure de la rivière Saint-Charles, je prends pied sur la rive et, longeant la côte, j'atteins les faubourgs de la Basse-Ville et vous rejoins bientôt sur le port avec fifres, tambours et trompettes. Rassurez-vous pour les enfants, ils sont sur le Rochelais. Celui-ci croise un peu au large et ne se rapprochera que lorsque le plus gros de nos troupes aura pris pied sur la rive. Un signal avertira le Gouldsboro de la réussite de la manœuvre et, à ce moment-là, vous descendrez dans la chaloupe d'honneur et vous dirigerez droit vers Québec.