– Car nous connaissons les gens de France, n'est-ce pas ? Chez nous, on peut se montrer ombrageux devant les forces armées. En revanche, on ne peut repousser une femme qui s'avance seule...

– Et vous, pendant ce temps-là, que ferez-vous ?

– Moi ! Pendant ce temps-là... j'encerclerai la ville.

Chapitre 2


La robe était très belle. Angélique, malgré les soucis ne pouvait que se féliciter de son image dans le miroir. Dans cette toilette venue de Paris elle avait remarqué certains détails nouveaux. Ainsi, l'on ne portait plus, semblait-il, ou l'on portait moins, de manteau-de-robe, retroussé en « paniers » sur une ou deux autres jupes, mais ce manteau maintenant retombait tout à fait, de la même couleur que la jupe sur laquelle il s'entrouvrait.

On donnait toute la magnificence au tissu dont les nuances irisées étaient dignes d'enchanter l'œil le plus raffiné. Le corselet aux courtes basques également rebrodées de roses et le plastron raidi par le buse étaient du même ton moiré. Il y avait un nœud de satin et une sorte de col de dentelle un peu raide qui suivait la ligne du décolleté et remontait par-derrière sur la nuque, encadrant le cou dont la blancheur se dégageait avec grâce de cet écrin précieux.

Angélique dans cette vêture de rêve avait l'air irréelle. Sa peau ambrée qu'elle avait poudrée captait la lumière. On aurait dit qu'elle était éclairée par l'intérieur. Elle avait apporté un soin particulier au maquillage de ses yeux, avait tracé la ligne exacte des sourcils. Un peu de rose – jus d'orcanette mêlé d'un ocre pâle – soulignait d'une onde imperceptible le méplat des pommettes. Elle avait passé plus d'une heure, dès l'aube, à ces entreprises, et malgré le froid vif qui régnait dans la cabine, elle avait eu très chaud à force de s'appliquer. Sa vie d'aventurière lui avait fait perdre quelques tours de main qui étaient, pour elle, routine, lorsque, à Versailles, elle devait se farder avant de paraître sous les lumières de la Cour.

Elle en était venue à bout et il fallait croire que le résultat était réussi, d'après le regard que Joffrey de Peyrac posait sur elle. Les yeux sombres du comte brillaient de satisfaction mais il y avait aussi un peu d'attendrissement dans son demi-sourire.

C'était encore une nouvelle Angélique qu'il découvrait, celle qui avait été une grande dame de Versailles, désirée par le Roi. Mais il n'en prenait pas ombrage, car depuis qu'il l'avait retrouvée il avait appris à la connaître et à aimer tous les aspects de son caractère. Elle le surprenait souvent, l'inquiétait parfois, mais le ravissait plus encore, par sa nature changeante et pourtant logique avec elle-même.

Il avança la main et posa ses doigts à la naissance du cou, l'effleurant d'une caresse.

– Des diamants s'imposent sur ce décolleté admirable.

Puis il reprit :

– Non, des perles ! Elles sont plus douces.

Il se tourna vers le coffret que lui présentait le serviteur noir Kouassi-Bâ. Il choisit un collier de trois rangs de perles.

Dans la psyché le couple qu'ils formaient leur ramenait en mémoire le souvenir d'une scène semblable qu'ils avaient vécue l'un et l'autre jadis, dans leur palais de Toulouse, il y avait bien des années de cela.

Ils surent qu'ils évoquaient la même image : Toulouse.

– Vous ne m'aimiez pas alors, dit Peyrac. Que cela semble loin ! Vous m'avez fait souffrir mille morts. Mais, mordious, je vous aurais attendue jusqu'à la fin des temps. Je ne voulais vous tenir que de vous-même et non de mes droits d'époux, ma petite merveille ! Il en est toujours ainsi.

Ils regardèrent vers la ville avec le pressentiment que ce retour dans le cadre de la France allait leur offrir l'occasion de recommencer tout ce qui avait été détruit, saccagé. Enfin ils ne seraient plus des errants sur la mer ou au fond des bois. Ils se retrouveraient parmi leurs pairs, jouant leurs jeux, ou tenant leurs rôles au cœur d'une société calquée sur l'Ancien Monde.

Les mains la tenant aux épaules il s'informa tout bas.

– Avez-vous peur ?

– Un peu.

Et comme elle avait eu un léger frisson, il dit :

– Vous avez froid. On va faire chercher votre manteau.

Delphine, la jeune chambrière, appela Henriette et Yolande et requit même l'aide du tailleur et de Kouassi-Bâ, car ce manteau n'était pas une mince affaire à porter. Il était fait de fourrure blanche, doublé de laine fine et de satin blanc avec un capuchon ample et brodé d'or et d'argent au revers. Il fallait veiller à ne pas le laisser traîner à terre, les planchers d'un navire n'étant pas toujours ce que l'on pouvait trouver de plus net. Ils sortirent en cortège pour aller le chercher dans un cabinet voisin, où il était entreposé, étalé sur des coffres, depuis la veille.

Joffrey de Peyrac regardait Angélique dans le miroir.

– Que pouvez-vous craindre, mon amour ? De ne pas réussir, c'est-à-dire de ne pas émouvoir. Ignorez-vous à quel point vous fascinez ceux qui vous rencontrent ? Êtes-vous tellement ignorante de ce pouvoir de séduction qui émane de vous ? Qui a pu détruire cette confiance invincible qui devrait être la vôtre ?

« Cependant, même si vous doutez, sachez-le, ce charme n'en demeure pas moins d'une puissance extrême. Et plus redoutable que jamais... Plus irrésistible que jadis... Il me plairait d'analyser dans mes cornues les éléments qui le composent. On y trouverait les mille secrets d'une alchimie qui n'est pas loin de confiner à la magie. Oh ! Ma très chère et ma très belle, vous qui êtes si habile à me torturer, au moins que ce qui vous assure un tel empire sur ceux qui vous entourent vous confirme dans la certitude de votre victoire...

Cette tirade où passait dans la voix chaude et un peu voilée du comte le souffle inspiré de l'amour courtois des troubadours du Languedoc dont il avait été l'un des plus renommés, cette tirade énoncée sur le ton de la tendresse et de la gaieté mais où l'on sentait vibrer une si totale passion, arracha un sourire à Angélique. Derechef, elle se tournait vers le miroir. Et le reflet lui apportait l'image. Don de séduction dont elle avait joué avec tant d'hommes, qu'elle avait maudit parfois, béni à d'autres heures, mais qu'elle ne pouvait regretter de sentir toujours en elle.

Joffrey avait raison de le lui rappeler. Le jour était venu de retrouver cette Angélique qui, au cours de l'année, s'était relevée de ses défaites.

Elle irait à cette foule avec toute la confiance dont elle était capable et elle ne la décevrait pas. Si on la trouvait belle et heureuse, ainsi se calmeraient les peurs, et momentanément s'engourdiraient les haines.

Elle toucha un de ses pendants d'oreilles pour voir jouer le reflet du diamant sur sa joue. Tout cela était très beau. Ses doigts rangèrent encore quelques mèches de cheveux ici et là. C'était le geste ultime qu'ont toutes les femmes à l'instant de se livrer aux regards du monde. Rite magique. Signes d'exorcisme afin de se recréer, s'incarner et surgir à ses propres yeux telle qu'on s'aime, telle qu'on se plaît, telle qu'on existe.

Alors la réussite est certaine et l'on sourit dans le miroir.

Leurs gens revenaient avec le manteau blanc, le portant aux quatre coins comme un étendard. Le comte de Peyrac s'en empara et le drapa lui-même sur les épaules d'Angélique en arrangeant les plis, disposant la moelleuse capuche autour de ses cheveux brillants. On aurait dit qu'il la revêtait pour un adoubement de chevalerie. Comme si ce manteau ainsi qu'une armure pouvait lui donner protection, mais aussi la désignait pour le combat.

C'était l'armure de sa séduction féminine qui aujourd'hui lui livrerait Québec.

Delphine s'approcha et proposa un peigne, une épingle.

– Madame, vous suivrai-je ? interrogea la jeune fille. J'ai là le coffret avec vos accessoires.

– Non, c'est inutile, je ne veux pas vous exposer. Il y aura peut-être du danger.

Joffrey de Peyrac intervint.

– Damoiselle, votre souci me paraît louable. Mais je ne veux point aujourd'hui pour vous et vos compagnes de position... en première ligne. Vous allez rejoindre le Rochelais où se trouvent également les enfants avec Yolande. On vous donnera là-bas les instructions afin que vous puissiez toutes débarquer au bon moment et prendre part à la fête.

Docilement, les jeunes filles déposèrent les objets et colifichets dont elles étaient chargées et, après une petite révérence, se retirèrent sous l'égide d'un des hommes du Gouldsboro qui avaient été plus spécialement chargés de leur protection au cours de l'opération de débarquement envisagée.

Angélique entendit le comte intimer à Kouassi-Bâ :

– Fais venir ici Monsieur de Castel-Morgeat...

Elle sursauta.

M. de Castel-Morgeat, colonel, gouverneur militaire de la Nouvelle-France, et qui, bien que gascon, était réputé comme un de leurs plus féroces adversaires, se trouvait-il à bord ? Que signifiait ?

Elle comprit en voyant surgir sur le seuil, en lieu et place de l'irascible colonel-gouverneur que l'on disait fort peu maniable, moustachu, noir de poil et d'humeur, son fils, le jeune Anne-François, lui, par contre, telle une apparition charmante. Le sang gascon ne coulait encore dans ses veines que pour y apporter la gaieté languedocienne, le goût de l'amour courtois et des poésies, la joie de vivre. Fin et long, il avait de sa race les yeux noirs, le teint de pruneau mûri par le soleil et l'aventure, le sourire éclatant. Il ressemblait à Florimond comme un frère, et rien d'étonnant qu'ils se fussent entendus au mieux lorsque le hasard les avait fait se rencontrer du côté des Mers Douces, ainsi qu'on appelait les Grands Lacs.

Avec ses cheveux retenus par un bandeau à l'indienne brodé de perles, sa vêture de peaux de chamois, mais accompagnée d'un jabot de dentelle noué à la diable qui suffisait à lui donner un air d'élégance, il était tout à fait à l'image de ces jeunes gens, fous de liberté, que la colonie produisait comme fruits nouveaux, d'une espèce pas tout à fait connue, quoique rappelant la saveur du Vieux Monde et des castes ou des provinces dont ils étaient issus.