En redescendant l'escalier, les seigneurs et les daines échangeaient des plaisanteries osées. Angélique pensait à Joffrey, qui avait été si doux et si patient pour elle. Où était-il, Joffrey ? De la journée, elle ne l'avait vu...

Dans le hall de la maison royale, Péguilin de Lauzun l'aborda. Il était un peu essoufflé.

– Où est le comte votre mari ?

– Ma foi, je le cherche aussi.

– Quand lavez-vous vu pour la dernière fois ?

– Je l'ai quitté ce matin pour me rendre à la cathédrale avec Mademoiselle. Lui-même accompagnait M. de Gramont.

– Vous ne l'avez pas aperçu depuis ?

– Mais non, vous dis-je. Vous avez l'air bien agité. Que lui voulez-vous ?

Le petit homme lui prit la main et l'entraîna.

– Allons à la demeure du duc de Gramont.

– Que se passe-t-il ?

Il ne répondit pas. Il avait toujours son bel uniforme, mais, contrairement à son habitude, son visage avait perdu sa gaieté.

Chez le duc de Gramont, le grand seigneur, attablé au milieu d'un groupe d'amis, leur dit que le comte de Peyrac l'avait quitté ce matin après la messe.

– Était-il seul ? interrogea Lauzun.

– Seul ? Seul ? bougonna le duc, que voulez-vous dire, mon petit ? Est-ce qu'il y a une personne dans Saint-Jean-de-Luz qui puisse se vanter d'être seule aujourd'hui ? Peyrac ne m'a pas confié ses intentions, mais je puis vous dire que son Maure l'accompagnait.

– Bon. J'aime mieux cela, dit Lauzun.

– Il doit être avec les Gascons. La bande mène joyeuse vie dans une taverne sur le port ; à moins qu'il n'ait répondu à l'invite de la princesse Henriette d'Angleterre, qui comptait lui demander de chanter pour elle et ses dames.

– Venez, Angélique, dit Lauzun.

*****

La princesse d'Angleterre était cette agréable jeune Bile près de laquelle Angélique avait été assise dans la barque, lors de la visite à l'île des Faisans. À l'interrogation de Péguilin, elle secoua négativement la tête :

– Non, il n'est point ici. J'ai envoyé un de mes gentilshommes à sa recherche, mais il ne l'a trouvé nulle part.

– Pourtant, son Maure Kouassi-Ba est un individu qu'on remarque sans difficultés.

– On n'a pas vu le Maure.

À la taverne de la Baleine-d'Or, Bernard d'Andijos se leva péniblement de la table, où était réunie la fleur de la Gascogne et du Languedoc. Non, personne n'avait vu M. de Peyrac. Dieu sait qu'on l'avait cherché, appelé, jusqu'à aller jeter des cailloux dans les vitres de son hôtel rue de la Rivière. On avait même cassé des carreaux chez Mademoiselle. Mais de Peyrac, pas de trace.

Lauzun se prit le menton pour réfléchir.

– Trouvons de Guiche. Le petit Monsieur faisait des yeux doux à votre mari. Il se peut qu'il l'ait entraîné en partie fine chez son favori.

Angélique suivait le duc à travers les ruelles encombrées, éclairées de torches et de lanternes de couleurs. Ils entraient, interrogeaient, ressortaient. Les gens était à table dans l'odeur des mets, la fumée des milliers de chandelles, le relent des domestiques qui avaient bu tout le jour aux fontaines de vin.

On dansait aux carrefours au son des tambourins et des castagnettes. Les chevaux hennissaient dans la pénombre des cours.

Le comte de Peyrac avait disparu.

Angélique saisit brusquement Péguilin et le fit pirouetter vers elle.

– Cela suffit, Péguilin, parlez. Pourquoi vous inquiétez-vous à ce point de mon mari ? Vous savez quelque chose ?

Il soupira, et soulevant discrètement sa perruque s'épongea le front.

– Je ne sais rien. Un gentilhomme de la suite du roi ne sait jamais rien. Il peut trop lui en cuire. Mais voici quelque temps que je soupçonne un complot contre votre mari.

Il lui chuchota à l'oreille :

– Je crains qu'on n'ait essayé de l'arrêter.

– L'arrêter ? répéta Angélique. Mais pourquoi ?

Il eut un geste d'ignorance.

– Vous êtes fou, reprit Angélique. Qui peut donner l'ordre de l'arrêter ?

– Le roi, évidemment.

– Le roi a autre chose à faire que de songer à faire arrêter les gens un pareil jour. Cela ne tient pas debout, ce que vous racontez.

– Je l'espère. Je lui ai fait porter un mot d'avertissement hier soir. Il était temps encore pour lui de sauter sur son cheval. Madame, vous êtes bien certaine qu'il a passé la nuit près de vous ?

– Oh ! oui, bien certaine, fit-elle en rougissant un peu.

– Il n'a pas compris. Il a joué encore, jonglé avec le Destin.

– Péguilin, vous me rendez folle ! s'écria Angélique en le secouant. Je crois que vous êtes en train de me faire une odieuse plaisanterie.

– Chut !

Il l'attira contre lui en homme familier des femmes, et lui appuya la joue contre la sienne pour l'apaiser.

– Je suis un bien vilain garçon, ma mignonne, mais meurtrir votre petit cœur, voilà une chose dont je ne serai jamais capable. Et d'ailleurs, après le roi, il n'est pas d'homme que j'aime autant que le comte de Peyrac. Ne nous affolons pas, ma mie. Il se peut qu'il ait fui à temps.

– Mais enfin..., s'exclama Angélique.

Il eut un geste impérieux.

– Mais enfin, reprit-elle plus bas, pourquoi le roi voudrait-il l'arrêter ? Sa Majesté lui a parlé hier soir encore avec beaucoup de grâce, et j'ai moi-même surpris des paroles où le roi ne cachait pas la sympathie que Joffrey lui inspirait.

– Hélas ! Sympathie !... Raison d'État... Influences, ce n'est pas à nous, pauvres courtisans, de doser les sentiments du roi. Souvenez-vous qu'il a été l'élève de Mazarin, et que celui-ci parlait de lui de cette façon : « Il se mettra tard en chemin, mais il ira plus loin que les autres. »

– Ne pensez-vous pas qu'il y ait là-dessous quelque intrigue de l'archevêque de Toulouse, Mgr de Fontenac ?

– Je ne sais rien... je ne sais rien, répéta Péguilin.

Il la raccompagna jusqu'à son hôtel, lui dit qu'il allait encore s'informer et qu'il viendrait la voir au matin. En rentrant, Angélique espérait follement que son mari l'attendrait là, mais elle ne trouva que Margot veillant sur Florimond endormi, et la vieille tante, bien oubliée au milieu de ces fêtes et qui trottinait dans les escaliers. Les autres domestiques étaient partis danser en ville.

Angélique finit par se jeter tout habillée sur son lit, après avoir seulement retiré ses bas et ses souliers. Elle avait les pieds gonflés de la folle course qu'elle avait menée avec le duc de Lauzun à travers la ville. Son cerveau tournait à vide.

« Je réfléchirai demain », se dit-elle. Et elle s'endormit lourdement. Elle fut réveillée par un appel venu de la rue.

– Médême ! Médême !...

La lune voyageait au-dessus des toits plats de la petite ville. Des clameurs et des chants venaient encore du port et de la grand-place, mais le quartier était calme et presque tout le monde y dormait, rompu de fatigue.

Angélique se précipita au balcon et aperçut le Noir Kouassi-Ba, debout dans le clair de lune.

– Médême ! Médême !...

– Attends, je viens t'ouvrir.

Sans prendre le temps de se rechausser, elle descendit, alluma une chandelle dans le vestibule et tira la porte.

Le Noir se glissa à l'intérieur d'un bond souple de bête. Ses yeux brillaient d'un éclat étrange ; elle vit qu'il tremblait comme s'il avait été en état de transe.

– D'où viens-tu ?

– De là-bas, fit-il avec un geste vague. Il me faut un cheval. Tout de suite, un cheval !

Ses dents se découvrirent dans une grimace extraordinairement sauvage.

– On a attaqué mon maître, chuchota-t-il, et je n'avais pas mon grand sabre. Oh ! Pourquoi n'avais-je pas mon grand sabre aujourd'hui ?

– Comment cela : « attaqué », Kouassi-Ba ?Qui ?

– Je ne sais pas, maîtresse. Comment saurais-je, moi, pauvre esclave ? Un page lui a porté un petit papier. Le maître y est allé. Je suivais. Il n'y avait pas beaucoup de monde dans la cour de cette maison ; seulement un carrosse avec des rideaux noirs. Des hommes sont sortis et l'ont entouré. Le maître a tiré son épée. D'autres hommes sont venus. Ils l'ont frappé. Ils l'ont mis dans le carrosse. Je me suis accroché au carrosse. Deux valets étaient montés derrière, sur l'essieu. Ils m'ont frappé jusqu'à ce que je sois tombé, mais j'en ai fait tomber un aussi et je l'ai étranglé.

– Tu l'as étranglé ?

– Avec mes mains, comme cela, dit le Noir en ouvrant et refermant ses paumes rosés ainsi que des tenailles. J'ai couru sur la route. Il y avait trop de soleil et ma langue est plus grosse que ma tête tant j'ai soif.

– Viens boire, tu parleras après.

Elle le suivit dans l'écurie, où il prit un seau et but longuement.

– Maintenant, fit-il en essuyant ses lèvres épaisses, je vais prendre un cheval et je vais les poursuivre. Je les tuerai tous avec mon grand sabre.

Il remua la paille et sortit son petit bagage. Tandis qu'il était ses vêtements de satin déchirés et souillés de poussière pour revêtir une livrée plus simple de domestique, Angélique, les dents serrées, entra dans le box et détacha le cheval du Nègre. Les brins de paille piquaient ses pieds nus, mais elle n'en avait cure. Il lui semblait vivre un cauchemar où tout allait lentement, trop lentement...

Elle courait vers son époux, elle tendait les bras vers lui. Mais jamais plus elle ne pourrait le rejoindre, jamais...

Elle regarda le noir cavalier s'élancer. Les sabots du cheval firent jaillir des étincelles de la rue pavée de cailloux ronds. Le bruit du galop décrut alors qu'un autre bruit naissait dans le matin limpide : celui des cloches sonnant les offices de matines pour une action de grâces.

La nuit des noces royales s'achevait. L'infante Marie-Thérèse était reine de France.