Elle se glissa jusqu'à lui et le toucha de son éventail. Il abaissa vers elle un regard distrait.

– Ah ! vous voici.

– Vous me manquez terriblement, Joffrey. Mais vous semblez peu satisfait de me revoir. Sacrifiez-vous aussi au préjugé qui tourne en ridicule des époux qui s'aiment ? Vous avez honte de moi, je crois ?

Il retrouva son franc sourire et lui prit la taille.

– Non, mon amour. Mais je vous voyais en si princière et agréable compagnie...

– Oh ! agréable, fit Angélique en passant un doigt sur sa main écorchée. Je risque d'en sortir fort éclopée. Qu'avez-vous fait depuis hier ?

– J'ai rencontré des amis, causé de-ci, de-là. Avez-vous vu le roi d'Espagne ?

– Non, pas encore.

– Allons dans cette salle. On prépare le couvert.

Selon l'étiquette espagnole, le roi d'Espagne doit manger seul, en suivant un cérémonial très compliqué. La salle était tendue de tapisseries de haute lice qui racontaient en tonalités sourdes, mordorées, touchées de rouge et de gris-bleu, l'histoire du royaume d'Espagne. Il y avait un monde fou. On s'écrasait.

Les deux cours rivalisaient de luxe et de magnificence. Les Espagnols l'emportaient en or et pierreries sur les Français, mais ceux-ci triomphaient par la forme et l'élégance de leurs habits. Les jeunes gens de la suite de Louis XIV arboraient ce jour-là des manteaux de moire gris couverts de dentelles d'or rattachées par des points couleur de feu ; la doublure était de toile d'or. Le pourpoint de brocart d'or. Les chapeaux, garnis de plumes blanches, étaient relevés sur le côté par une pointe de diamants.

On se montrait en riant les longues moustaches démodées des grands d'Espagne et leurs vêtements chargés de broderies massives et vieillottes.

– Avez-vous vu ces chapeaux plats avec leurs petites plumes maigres ? chuchota Péguilin en pouffant.

– Et les dames ? Une série de vieux échalas dont les os pointent sous les mantilles.

– Dans ce pays, les belles épouses restent au logis derrière des grilles.

– Il paraît que l'infante porte encore le vertugadin et des cerceaux de fer si larges qu'elle doit se mettre de côté pour franchir les portes.

– Son corset la serre au point qu'elle semble n'avoir pas de poitrine, alors qu'on dit qu'elle l'a fort belle, renchérit Mme de Motteville en faisant bouffer quelques dentelles autour de son maigre torse.

Joffrey de Peyrac fit tomber sur elle son regard le plus caustique.

– Il faut vraiment, dit-il, que les tailleurs de Madrid soient bien peu expérimentés pour nuire à ce qui est beau, alors que ceux de Paris sont si habiles à faire valoir ce qui ne l'est pas.

Angélique le pinça sous sa manche de velours. Il rit, lui baisa la main d'un air complice. Elle se fit la réflexion qu'il cachait un souci, puis, distraite, n'y pensa plus. Le silence tombait soudain. Le roi d'Espagne venait d'entrer. Angélique, qui n'était pas très grande, réussit à grimper sur un escabeau.

– On dirait une momie, souffla encore Péguilin.

Le teint de Philippe IV était en effet couleur de parchemin. Un sang épuisé, trop fluide, mettait un fard rosé à ses joues. Il vint d'un pas d'automate à sa table. Ses grands yeux mornes ne cillaient point. Son menton accusé de prognathe supportait une lèvre rouge qui, avec sa chevelure rare d'un blond cuivré, accentuait son aspect maladif.

Cependant, pénétré de sa grandeur presque divine de souverain, il ne faisait aucun geste qui ne répondît à l'obligation exacte de l'étiquette. Paralysé par les liens de sa puissance, solitaire à sa petite table, il mangeait comme on officie. Un remous de la foule qui ne cessait de grossir entraîna soudain les premiers rangs en avant. La table du roi fut presque renversée.

L'atmosphère devint irrespirable. Philippe IV en fut incommodé. On le vit un instant porter la main à sa gorge, chercher de l'air en écartant sa fraise de dentelle. Mais, presque aussitôt, il reprit sa pose hiératique en acteur consciencieux jusqu'au martyre.

– Qui dirait que ce spectre engendre avec la facilité d'un coq ? reprit l'incorrigible Péguilin de Lauzun lorsque le repas fut terminé et qu'on se retrouva dehors. Ses enfants naturels vagissent dans les couloirs de son palais, et sa seconde femme ne cesse de mettre au monde des petits enfants gringalets qui passent rapidement de leur berceau au pourrissoir de l'Escortai.

– Le dernier est mort pendant l'ambassade de mon père à Madrid, lorsqu'il est allé demander la main de l'infante, dit Louvigny, le second fils du duc de Gramont. Un autre est né depuis et n'a qu'un souffle de vie.

Le marquis d'Humières s'écria, enthousiaste :

– Il mourra, et qui donc alors sera l'héritière du trône de Charles Quint ? L'infante notre reine.

– Vous voyez trop grand et trop loin, marquis, protesta le duc de Bouillon, pessimiste.

– Qui vous dit que cet avenir n'a pas été prévu par S. E. le cardinal, et même par Sa Majesté ?

– Sans doute, sans doute, mais de trop grandes ambitions ne valent rien pour la paix.

Son long nez pointé vers le vent du large comme s'il y flairait quelques relents suspects, le duc de Bouillon grommela :

– La paix ! La paix ! Il ne lui faudra pas dix ans pour chanceler !

Il ne lui fallut pas deux heures. Soudain, tout fut perdu et l'on murmura que le mariage ne se ferait pas.

Don Luis de Haro et le cardinal Mazarin avaient trop attendu pour régler les derniers détails de la paix et préciser les points névralgiques de villages, de routes, de frontières que l'un et l'autre espéraient faire passer dans l'enthousiasme des fêtes. Personne ne voulait reculer. La guerre continuait. Il y eut une demi-journée de battement angoissé. On fit intervenir le dieu d'amour entre les deux fiancés qui ne s'étaient jamais vus, et Ondedeï put transmettre un message à l'infante où il lui mandait l'impatience du roi de la connaître. Une fille est toute-puissante sur le cœur de son père. Si docile qu'elle fût, l'infante n'avait aucune envie de retourner à Madrid, après avoir été si proche du Soleil... Elle fit comprendre à Philippe IV qu'elle voulait son mari, et l'ordre des cérémonies, un instant troublé, reprit son cours.

Le mariage par procuration eut lieu sur la rive espagnole, à San Sébastien. La Grande Mademoiselle y entraîna Angélique. La fille de Gaston d'Orléans, en deuil de son père, ne devait pas y assister. Mais elle décida de paraître « incognito » c'est-à-dire qu'elle se noua un foulard de satin autour des cheveux et ne mit pas de poudre. La procession à travers les rues de la ville parut aux Français une étrange bacchanale. Cent danseurs habillés de blanc avec des sonnettes aux jambes s'avançaient en jonglant avec des épées, puis cinquante garçons masqués qui faisaient résonner leurs tambours de basque. Suivaient trois géants d'osier habillés en rois maures atteignant le premier étage des maisons, un saint Christophe géant, un dragon effrayant plus gros que six baleines et enfin, sous un dais, le Saint-Sacrement dans un ostensoir d'or gigantesque et devant lequel la foule s'agenouillait.

Ces pantomimes baroques, ces extravagances mystiques laissaient les étrangers pantois.

Dans l'église, derrière le tabernacle, un escalier s'élevait jusqu'à la voûte, chargé d'un million de cierges.

Angélique regarda, éblouie, ce buisson ardent. L'odeur épaisse de l'encens ajoutait à l'atmosphère insolite, mauresque, de la cathédrale. Dans la nuit des voûtes et des bas-côtés, on voyait luire les torsades dorées de trois balconnades superposées où s'entassaient d'un côté les hommes, de l'autre les dames.

L'attente fut longue. Les prêtres inoccupés causaient avec les Françaises, et Mme de Motteville s'horrifia une fois de plus des propos qu'on lui tint, grâce à une ombre propice.

«  Perdone. Dejeme pasar »1 dit soudain une rauque voix espagnole près d'Angélique.

Elle regarda autour d'elle et baissant les yeux aperçut une bizarre créature. C'était une naine aussi large que haute, avec un visage d'une laideur puissante. Sa main potelée s'appuyait à l'encolure d'un grand lévrier noir. Un nain la suivait, lui aussi en habit chamarré et large fraise, mais son expression était futée et en le regardant on avait envie de rire.

La foule s'écarta pour laisser passer les petites créatures et l'animal.

– C'est la naine de l'infante et son fou Tomasini, dit quelqu'un. Il paraît qu'elle les emmène en France.

– Qu'a-t-elle besoin de ces nabots ? En France, elle aura bien d'autres sujets de rire.

– Elle dit que la naine seule peut lui préparer son chocolat à la cannelle. Au-dessus d'elle, Angélique vit s'élever une silhouette pâle et imposante. Mgr de Fontenac, en satin mauve et camail d'hermine, gagnait l'un des balcons de bois doré. Il se pencha par-dessus la rampe. Ses yeux brillaient d'un feu destructeur. Il parlait à quelqu'un qu'Angélique ne voyait pas.

Soudain alarmée, elle se fraya un passage dans sa direction. Joffrey de Peyrac, au pied de l'escalier, levait son visage ironique vers l'archevêque.

– Souvenez-vous de l'« or de Toulouse », disait ce dernier à mi-voix. Lorsque Servilius Cépion eut dépouillé les temples de Toulouse, il fut vaincu en punition de son impiété. Voilà pourquoi l'expression proverbiale « l'or de Toulouse » fait allusion aux malheurs qu'apportent les richesses mal acquises.

Le comte de Peyrac continuait de sourire.

– Je vous aime, murmura-t-il, je vous admire. Vous avez la candeur et la cruauté des purs. Je vois briller dans vos yeux les flammes de l'Inquisition. Ainsi, vous ne m'épargnerez pas ?

– Adieu, monsieur, dit l'archevêque les lèvres pincées.

– Adieu, Foulques de Neuilly.