Elle ajouta après un moment de silence :

– Vous le connaissiez ce sorcier ?

– Non, fit Angélique avec effort, non ! Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'est la première fois que je voyais cela.

– Oui, ça impressionne. Nous, les marchands de la place de Grève, nous voyons tellement de choses que nous n'en sommes plus émus. Même que quelque chose nous manque quand il n'y a pas de pendu au gibet.

Angélique aurait voulu remercier ces braves gens. Mais elle n'avait sur elle que de la menue monnaie. Elle dit qu'elle reviendrait et rembourserait la consultation du médecin.

*****

Dans le crépuscule bleu, le beffroi de l'Hôtel de Ville sonnait la fin du travail. Le froid, avec la tombée de la nuit, devenait vif.

Au bout de la place, le vent avivait une énorme fleur rouge de charbons ardents : c'étaient les derniers restes du bûcher.

Comme Angélique rodait aux alentours, une humble silhouette se détacha de l'ombre de l'échafaud. C'était l'aumônier. Il s'approcha. Elle recula avec horreur, car il portait dans les plis de sa soutane une odeur insupportable de bois brûlé et de chair grillée.

– Je savais que vous viendriez, ma sœur, dit-il. Je vous attendais. Je voulais vous avertir que votre mari est mort en chrétien. Il était prêt et sans révolte. Il regrettait la vie, mais ne craignait pas la mort. À plusieurs reprises, il m'a dit qu'il se réjouissait de se présenter en face du Maître de toutes choses. Je crois qu'il puisait une grande consolation dans la certitude qu'il avait d'apprendre enfin...

La voix de l'abbé marqua une hésitation et un certain étonnement.

– D'apprendre enfin si la terre tourne ou ne tourne pas.

– Oh ! s'exclama Angélique que la colère ranima subitement. Comme c'est bien lui !

Les hommes sont tous les mêmes. Cela lui était bien égal de me laisser sur cette même terre qui tourne, ou ne tourne pas, dans la misère et le désespoir !

– Non, ma sœur ! À plusieurs reprises il m'a répété :

« Vous lui direz que je l'aime. Elle a comblé ma vie. Hélas ! je n'aurai été qu'une étape de la sienne, mais j'ai confiance qu'elle saura tracer son chemin. »

« Il a dit également qu'il voulait qu'on donnât le nom de Cantor à l'enfant qui va naître, si c'est un garçon, et de Clémence si c'est une fille.

*****

Cantor de Marmont, troubadour du Languedoc, Clémence Isaure, muse des Jeux floraux de Toulouse...

Que tout cela était loin ! Que tout cela était irréel en face des heures sordides que vivait Angélique. Maintenant elle essayait de regagner le Temple, mais marchait avec peine. Pendant quelques instants, elle raviva sa rancœur envers Joffrey. Cette rancœur la soutenait. Naturellement cela lui avait été bien égal, à Joffrey, qu'elle se consumât dans la douleur et les larmes. Est-ce que les pensées d'une femme ont quelque valeur ?... Mais lui, de l'autre côté de la vie, il allait enfin trouver la réponse aux questions qui avaient hanté son esprit de savant !...

Brusquement, un flot de larmes inonda le visage d'Angélique, et elle dut s'appuyer contre un mur pour ne pas tomber.

– Oh ! Joffrey, mon amour, murmura-t-elle. Tu le sais enfin si la terre tourne ou ne tourne pas !... Sois heureux dans l'éternité !

La souffrance de son corps devenait lancinante et insupportable. Elle sentit, dans son être, une sorte de rupture. Alors elle comprit qu'elle allait accoucher. Elle était loin du Temple. Dans sa marche incertaine, elle s'était égarée. Elle se vit aux abords du pont Notre-Dame. Une charrette s'y engageait. Angélique héla le conducteur :

– Je suis malade. Pouvez-vous me conduire jusqu'à l'Hôtel-Dieu ?

– J'y vais moi-même, répondit l'homme. J'y vais chercher un chargement pour le cimetière. Je suis celui qui mène les morts. Montez donc, ma jolie.

Chapitre 17

– Quel nom lui donnerez-vous, ma fille ?

– Cantor.

– Cantor ! Ce n'est pas un nom chrétien.

– Je m'en moque, dit Angélique. Donnez-moi mon enfant.

Elle reprit des bras de la sage-femme le petit être rouge, encore humide, et que la virago qui venait de l'accueillir sur cette triste terre avait entortillé dans un lambeau de drap sale.

La journée n'était pas encore achevée : minuit n'avait pas sonné à l'horloge fleurdelisée du Palais de justice, et l'enfant du supplicié venait de naître. Le cœur d'Angélique s'était brisé. Son corps avait été meurtri, ses entrailles arrachées. Son sang avait coulé de toutes parts, de son cœur comme de ses entrailles. Angélique était morte en même temps que Joffrey. Avec le petit Cantor, une autre Angélique venait elle aussi de naître, une femme nouvelle où ne survivraient qu'à grand-peine quelques-unes des étranges douceurs et naïvetés de l'ancienne Angélique.

La sauvagerie et la dureté qui palpitaient chez la fillette indisciplinée de Monteloup retrouvaient forme en elle, s'élançaient comme un fleuve noir par la brèche ouverte de sa tendresse et de son épouvante.

De la main elle repoussa sa voisine, créature frêle et brûlante qui délirait doucement. La troisième femme, rejetée contre le bord du lit, protesta. Celle-ci avait une hémorragie lente qui durait depuis le matin. L'odeur fade de son sang, qui imprégnait la paillasse, soulevait le cœur.

Angélique attira à elle une seconde couverture. La troisième occupante du lit protesta encore, faiblement.

« De toute façon, ces deux-là sont pour mourir, pensa la jeune mère. Alors autant que mon enfant et moi nous essayions d'avoir chaud, et de nous en tirer vivants. »

Les yeux ouverts, un peu hagarde, dans l'ombre putride, elle voyait luire, à travers les courtines déchirées du grabat, la clarté jaune des lampes à suif.

« Quelle chose bizarre ! » se disait-elle. Car Joffrey était mort, mais c'était Angélique qui était en enfer.

Dans cet antre nauséabond, où l'odeur des déjections et du sang avait l'épaisseur d'un brouillard, elle entendait des pleurs, des gémissements, des plaintes, comme au sein d'un cauchemar. Les vagissements aigres des bébés ne cessaient point. C'était comme une psalmodie sans fin, qui s'intensifiait parfois, puis s'étouffait et s'élevait de nouveau à l'autre bout de la salle.

Le froid était glacial malgré les braseros roulants placés aux carrefours des couloirs, car leur chaleur se dispersait dans les courants d'air.

Angélique apprenait de quelle expérience lointaine est née la terreur des pauvres pour l'hôpital.

N'est-ce pas l'antichambre de la mort ?

Comment survivre dans cet amoncellement de maladies et d'ordures, où les convalescents étaient mêlés aux contagieux, où les chirurgiens opéraient sur des tables souillées, avec des rasoirs qui, quelques heures plus tôt, avaient servi, dans leurs boutiques, à faire la barbe aux clients de leur quartier ? L'aube approchait. On entendait sonner les cloches annonçant la messe. Angélique se souvint des morts de l'Hôtel-Dieu, qu'à cette heure même les religieuses alignaient devant le porche et qu'un tombereau devait conduire aux Saints-Innocents. Un tiède soleil d'hiver passerait peut-être sur la façade gothique de l'antique hôpital, mais les membres des pauvres morts cousus dans leur linceul ne se ranimeraient pas.

Perché au-dessus de la Seine, ce grand chemin d'eau qui ravitaille Paris et lui sert d'égout, l'Hôtel-Dieu, baigné par les brouillards du fleuve, abordait le jour comme un navire chargé d'une cargaison maudite.

Une main tira les courtines du lit. Deux infirmiers en souquenilles tachées jetèrent un regard sur les trois femmes qui occupaient le grabat, puis se saisirent de la dernière, la femme à l'hémorragie, et la posèrent sur un brancard. Angélique vit que la malheureuse était morte. Sur le brancard, il y avait aussi le cadavre d'un enfant.

Angélique reporta son regard sur le bébé qu'elle tenait contre elle. Pourquoi ne criait-il pas ? Était-il mort lui aussi ? Non, il dormait, les poings fermés, avec une expression paisible, amusante chez un nouveau né. Il n'avait pas l'air de se douter le moins du monde qu'il était l'enfant de la douleur et de la déchéance. Son visage ressemblait à un bouton de rosé, et son crâne était couvert d'un léger duvet blond. Mais Angélique sans cesse le secouait, craignant qu'il ne fût mort ou en train de mourir. Alors, il soulevait les paupières sur ses prunelles troubles et bleutées, puis il se rendormait.

Dans la salle, les religieuses se penchaient sur les lits des autres accouchées. Elles étaient certes dévouées et témoignaient d'un courage qui ne pouvait s'alimenter qu'en Dieu. Mais la mauvaise hygiène de l'organisation les mettait en face de problèmes insolubles.

Cramponnée au désir ardent de vivre, Angélique se contraignit à boire le contenu d'un bol qu'on lui tendait.

Puis, essayant d'oublier sa voisine fiévreuse et la paillasse sanglante, elle chercha la force dans le sommeil. Des visions mal définies passaient sous ses paupières closes. Elle pensait à Gontran. Il marchait quelque part sur une route de France ; il s'arrêtait auprès d'un pont pour payer le péage, et, afin de ménager sa bourse, il faisait le portrait du douanier...

Pourquoi pensait-elle à Gontran, devenu pauvre compagnon du tour de France, mais qui, au moins, marchait sous le ciel pur ? Gontran était comme ces chirurgiens qui, dans une des autres salles, se penchaient sur un corps douloureux avec la volonté passionnée d'y surprendre le secret de la vie et de la mort. Dans ce demi-rêve détaché des contingences terrestres où elle flottait, Angélique découvrait que Gontran était parmi les hommes les plus précieux du monde... de même que ces chirurgiens... Tout cela se brouillait un peu dans sa tête. Pourquoi les chirurgiens étaient-ils de pauvres barbiers, des gens de boutique qu'on n'estimait guère, alors que leur rôle était si grand ?... Pourquoi Gontran, qui portait un monde en lui et le pouvoir de susciter l'enthousiasme des rois eux-mêmes, n'était-il qu'un pauvre artisan besogneux, déclassé ?... Pourquoi penser à tant de choses inutiles, alors qu'il fallait réunir toutes ses forces physiques pour s'évader de l'enfer ?...