Dans le fond de son gouffre tout noir


Satan consultait son miroir


Et trouvait qu'il n'était point si laid


Que les hommes feignaient de le croire.

Le poème continuait à dépeindre, en termes parfois drôles et souvent orduriers, la perplexité de Satan se demandant si, tout compte fait, son visage tant décrié par les imagiers des cathédrales ne pourrait soutenir honorablement la comparaison avec ceux des humains. L'enfer lui proposait d'organiser un concours de beauté avec les prochains arrivants de la terre.

Précisément on jetait au feu


Trois complices, sorciers mages noirs,


Ils arrivent


En enfer,


L'un avait le visage tout bleu,


L'autre avait le visage tout noir,


Le troisième se nommait Peyrac.


Et je n'étonnerai personne


En confessant que ces gorgones


Qui étaient mâles et non femelles


Firent envoler à grand bruit d'ailes


L'enfer lui-même effrayé


Et que le prix de beauté


Ce fut Satan qui le gagna.

Les yeux d'Angélique coururent à la signature : « Claude Le Petit, poète crotté ! »

La bouche amère, elle froissa la feuille.

« Celui-là aussi, je le tuerai !  » pensa-t-elle.

Chapitre 15

La femme doit suivre son mari, se dit Angélique lorsque l'aube se leva et qu'un ciel d'une pureté irisée se déploya au-dessus des clochers de la ville. Elle irait donc. Elle le suivrait jusqu'à la dernière étape. Il lui faudrait prendre garde de ne pas se trahir, car elle risquait encore de se faire arrêter. Mais peut-être l'apercevrait-il, la reconnaîtrait-il...

Elle descendit avec Florimond endormi dans ses bras et alla frapper à la porte de Mme Cordeau, qui déjà allumait son feu.

– Puis-je vous le laisser pour quelques heures, mère Cordeau ? La vieille tourna vers elle son visage de sorcière triste.

– Mettez-le dans mon lit, je vous le garderai. Ce n'est que justice, pauvre agneau !

Le bourreau s'occupe du père. La bourrelle s'occupera du fils. Allez, ma fille, et priez Notre-Dame des Sept Douleurs qu'elle vous soutienne dans votre peine. Du seuil, elle la rappela :

– Et pour votre marché, ne vous en faites pas. Vous mangerez la soupe chez moi, au retour.

Angélique répondit avec effort que ce n'était pas la peine et qu'elle n'avait pas faim. La vieille hocha sa tête échevelée et rentra en marmonnant.

*****

Comme une somnambule, la jeune femme franchit la porte du Temple et s'achemina vers la place de Grève.

Le brouillard de la Seine commençait à peine à se dissiper, découvrant les beaux bâtiments de l'Hôtel de Ville en bordure du vaste emplacement. Il faisait très froid, mais déjà le ciel bleu promettait une journée de soleil.

Dans la première partie de la place, il y avait une haute croix dressée sur un socle de pierre, près du gibet auquel se balançait le corps d'un pendu. Une foule importante commençait à arriver et à s'agglutiner autour de la potence.

– C'est le Maure, disait-on.

– Mais non, c'est l'autre. On l'a exécuté quand il faisait encore nuit. Le sorcier le verra quand il arrivera avec sa charrette.

– Mais il a le visage tout noir.

– C'est parce qu'il est pendu. Déjà il avait le visage tout bleu. Tu connais la chanson ?...

Quelqu'un se mit à fredonner :

L'un avait le visage tout bleu,


L'autre avait le visage tout noir,


Le troisième se nommait Peyrac...


Ce fut Satan qui le gagna.

Angélique porta la main à sa bouche pour étouffer un cri. Dans le cadavre difforme qui se balançait là, le visage tuméfié, la langue gonflée, elle venait de reconnaître le Saxon Fritz Hauër.

Un gamin loqueteux la regarda et dit. en riant :

– Via déjà une frangine qui tourne de l'œil ! Qu'est-ce qu'elle va dire quand le sorcier va griller.

– Paraît que les femmes collaient à lui comme des mouches au miel.

– Tu parles, plus riche que le roi qu'il était !

– C'est par diablerie qu'il fabriquait tout cet or.

Frissonnante, la jeune femme serrait sa mante autour d'elle. Un gros charcutier, qui se tenait sur le seuil de sa boutique, lui dit avec bonhomie :

– Vous devriez vous en aller d'ici, ma fille. Ce qui s'y passe n'est pas un spectacle pour une femme sur le point d'être mère.

Angélique secoua la tête avec entêtement.

Après avoir examiné son pâle visage et ses grands yeux hagards, le charcutier haussa les épaules. En habitué de la place, il connaissait les pauvres silhouettes qui viennent rôder autour des potences et des échafauds.

– Est-ce bien ici, l'exécution ? demanda Angélique d'une voix sans timbre.

– Ça dépend pour laquelle vous venez. Je sais qu'on doit pendre un gazetier ce matin au Châtelet. Mais, si c'est pour le sorcier, c'est bien ici, à la Grève. Tenez, voilà le bûcher, là-bas.

Le bûcher était dressé beaucoup plus loin, presque au bord du fleuve. C'était une énorme estrade de fagots amoncelés, au sommet de laquelle on voyait un poteau. Il fallait une petit échelle pour y monter.

À quelques mètres, l'échafaud qui servait aux « décollations » était garni de tabourets où les premiers bénéficiaires des places louées commençaient déjà à s'installer. Un vent sec se levait parfois et rabattait sur les visages rougis une fine poussière de neige. Une petite vieille vint se mettre à l'abri sous l'auvent du charcutier.

– Fait frisquet ce matin, dit-elle. Je serais bien restée tranquillement à vendre mes poissons aux halles près de mon bon brasero. Mais j'ai promis à ma sœur de lui rapporter un bout d'os de sorcier pour ses rhumatismes.

– Paraît que ça fait de l'effet.

– Oui. Le barbier de la rue de la Savonnerie m'a dit qu'y me le pilerait avec de l'huile d'œillette, et qu'il n'y a pas meilleur pour les douleurs.

– Ça ne sera pas facile d'en attraper. Me Aubin, le bourreau, a réclamé qu'on double les archers.

– Naturellement, il veut se réserver les bons morceaux, ce carnassier, ce patibulaire du diable ! Mais, bourreau ou pas bourreau, chacun aura sa part, dit la vieille en découvrant d'un air méchant ses dents gâtées.

– À Notre-Dame, vous auriez peut-être un peu plus de chance d'attraper un morceau de sa chemise.

Angélique sentit une sueur froide lui mouiller l'échiné. Elle avait oublié la première phase de l'horrible programme : l'amende honorable à Notre-Dame. Précipitamment elle commença à courir vers la rue de la Coutellerie, mais le flot de gens qui se déversait sur la place, avec un grouillement de fourmilière, lui barra le passage et la reflua en arrière. Jamais, jamais elle ne pourrait parvenir à temps à Notre-Dame !

Le gros charcutier, quitta sa porte et la rejoignit.

– C'est à Notre-Dame que vous voulez aller ? demanda-t-il tout bas d'un air compatissant.

– Oui, balbutia-t-elle, je ne me souvenais plus... je...

– Écoutez, voilà ce que vous devez faire. Traversez la place et descendez jusqu'au port au vin. Là, vous allez demander à un marinier de vous passer jusqu'à Saint-Landry. Et, par-derrière, vous rejoindrez Notre-Dame en cinq minutes. Elle remercia et courut de nouveau. Le charcutier l'avait bien renseignée. Pour quelques sols, un batelier la prit dans sa barque et la déposa en trois coups de rames au port Saint-Landry. Regardant les hautes maisons de bois plongeant dans les pourritures des déchets de fruits, elle évoqua vaguement le matin clair où Barbe lui avait dit : « Là-bas, devant l'Hôtel de Ville, c'est la place de Grève. J'y ai vu brûler un sorcier... »

Angélique courait. La rue qu'elle suivait longeait les maisons canoniales de l'abside Notre-Dame et était presque déserte. Mais le bruit grondant de la foule lui parvint, coupé par les notes graves et sinistres du glas des suppliciés. Angélique courait. Elle ne sut jamais quelle force surhumaine lui fit traverser les rangs pressés des badauds, et par quel miracle elle put se retrouver au premier rang des spectateurs, sur le parvis même de la cathédrale.

À cet instant, une longue clameur annonça l'arrivée du condamné. La foule était si dense que le cortège avait peine à avancer. Les valets du bourreau, à grands coups de fouet, essayaient d'écarter les gens.

Enfin, un petit tombereau de bois apparut. C'était une de ces grossières voitures dans lesquelles on ramassait les immondices de la ville. Des traces de boue et de paille s'y trouvaient encore accrochées.

Dominant l'ignominie de cet équipage, Me Aubin, debout, les poings sur les hanches, en chausses et maillot écartâtes, la poitrine écussonnée aux armes de la ville, laissait tomber sur la populace houleuse son regard lourd. Le prêtre était assis sur le rebord du tombereau. Des cris réclamaient le sorcier, qu'on ne voyait pas.

– Il doit être étendu au fond, dit une femme près d'Angélique. On dit qu'il est à moitié mort.

– J'espère bien que non, s'exclama spontanément sa voisine, une jolie fille aux joues fraîches.

Cependant, le tombereau avait fait halte près de la statue colossale du Grand Jeûneur.

Des archers à cheval, leurs hallebardes disposées horizontalement dans la direction de la populace, maintenaient celle-ci à distance. Quelques exempts de police, entourés d'une foule de moines de différentes confréries, s'avancèrent sur le parvis. Un remous rejeta Angélique en arrière. Elle cria et, comme une furie, joua des ongles pour reprendre sa place.