– À part ça, qu'est-ce qu'il y a pour votre service ?

Tremblante, incapable de prononcer un mot, elle lui tendit la bourse. Il la prit, la soupesa, puis, de ses yeux inexpressifs, dévisagea de nouveau Angélique.

– Vous voulez qu'on l'étrangle... ?

Elle fit oui de la tête.

L'homme ouvrit la bourse, laissa glisser quelques écus dans sa large paume et dit :

– C'est bon, on le fera.

Apercevant le regard effaré du jeune prêtre qui avait suivi le colloque, il fronça les sourcils.

– Vous ne parlerez pas, curé ? Hein ? Moi, vous comprenez, je risque gros. Si je me faisais remarquer, ça pourrait m'attirer des ennuis. Faut que je m'y prenne au tout dernier moment, quand déjà la fumée cache un peu le poteau au public. C'est pour rendre service, vous comprenez ?

– Oui... Je ne parlerai pas, fit l'abbé avec effort. Je... Vous pouvez compter sur moi.

– J'vous fais peur, hein ? dit le bourreau. C'est la première fois que vous assistez un condamné ?

– Dans les campagnes en guerre, lorsque j'allais porter les secours recueillis par Monsieur Vincent, bien souvent j'ai accompagné jusqu'au pied de l'arbre les malheureux qu'on pendait. Mais c'était la guerre, l'horreur et la fièvre de la guerre... Tandis qu'ici...

Son geste navré désignait les petites filles blondes assises devant leurs écuelles.

– Ici, c'est la justice, dit le bourreau non sans grandeur.

Il s'appuya contre la table, familièrement, en homme qui a envie de causer.

– Vous m'êtes sympathique, curé. Vous me rappelez un aumônier des prisons avec lequel j'ai travaillé longtemps. Je peux lui rendre cette vérité que tous les condamnés que nous avons menés ensemble, sont morts en baisant le crucifix. Quant c'était fini, il pleurait comme s'il avait perdu son propre enfant et il était si pâle que bien souvent j'ai dû le forcer à prendre un gobelet de vin pour se remettre. J'emporte toujours une cruche de bon vin. On ne sait jamais ce qui peut se passer, surtout avec les apprentis. Mon père était valet quand on a écarté Ravaillac le régicide, en place de Grève. Il m'a raconté... Bon, après tout, c'est pas des histoires pour vous plaire. Je vous les raconterai plus tard, quand vous serez habitué. Bref, quelquefois je disais à l'aumônier :

« – Curé, crois-tu que je serai damné ?

« – Si tu l'es, bourreau, qu'il me répondait, je demanderai à Dieu de l'être avec toi... »

Tenez, l'abbé, je vais vous montrer quelque chose qui va quand même vous rassurer un peu.

*****

Après avoir fouillé encore dans ses nombreuses poches, Me Aubin exhiba un petit flacon.

– C'est une recette que je tiens de mon père, qui lui-même la tenait de son oncle, bourreau sous Henri IV. Je la fais faire en grand secret par un apothicaire de mes amis à qui je fournis en échange des crânes humains pour fabriquer sa poudre de « magistère ». Il dit que là poudre de magistère, c'est souverain pour la gravelle et l'apoplexie, mais qu'il faut que le crâne soit celui d'un jeune homme mort de mort violente. Après tout... c'est son affaire. Je lui fournis un crâne ou deux, et il me fabrique ma potion sans en souffler mot. Avec cela, si j'en donne quelques gouttes à un supplicié, il devient tout gaillard et moins sensible. Je n'en use que pour ceux qui ont des familles qui paient. Mais enfin, c'est quand même rendre service, n'est-ce pas, monsieur l'abbé ?

Angélique écoutait bouché bée. Le bourreau se tourna vers elle.

– Vous voulez-t-y que je lui en donne un peu, demain matin ?

Elle réussit à articuler, les lèvres blanches :

– Je... je n'ai plus d'argent.

– Ça sera compris dans le tout, dit Me Aubin en faisant sauter la bourse dans sa main.

Il attira de nouveau le petit coffret d'argent pour y enfermer la bourse. Murmurant une vague formule de salutation, Angélique marcha vers la porte et sortit.

Elle avait envie de vomir. Ses reins lui semblaient douloureux et tout son corps pétri de courbatures étranges. Pourtant l'animation de la place, où les rires et les appels continuaient à se croiser, lui parut moins pénible à supporter que l'atmosphère sinistre de la maison du bourreau.

Malgré le froid, les portes des boutiques restaient ouvertes. C'était l'heure où l'on s'interpelle entre voisins. Des archers emmenaient vers la prison du Châtelet le voleur qu'on avait descendu du pilori ; une nuée de gamins les poursuivaient à coups de boules de neige.

Angélique entendit un pas qui se précipitait derrière elle. Le petit abbé apparut, essoufflé.

– Ma sœur... ma pauvre sœur, balbutia-t-il. Je ne pouvais pas vous laisser vous éloigner ainsi !

Elle recula brusquement. Dans la pénombre qu'éclairait à peine la pauvre lanterne d'une boutique, l'ecclésiastique effrayé découvrait un visage d'une blancheur translucide, où deux prunelles vertes brillaient d'un éclat presque phosphorescent.

– Laissez-moi, dit Angélique d'une voix métallique. Vous ne pouvez rien pour moi.

– Ma sœur, priez Dieu...

– C'est au nom de Dieu qu'on brûle demain mon mari innocent.

– Ma sœur, n'aggravez pas vos douleurs par la rébellion contre le Ciel. Souvenez-vous que c'est au nom de Dieu qu'on a crucifié Nôtre-Seigneur.

– Vos sornettes me rendent folle ! cria Angélique d'une voix aiguë et qui lui semblait venir de très loin. Je n'aurai de cesse que je n'aie frappé à mon tour l'un de vos pareils, que je ne l'aie fait périr dans les mêmes tortures...

Elle s'appuya contre le mur, porta les mains à son visage et un sanglot atroce la secoua.

– Puisque vous allez le voir... dites-lui que je l'aime, que je l'aime... Dites-lui... Ah ! Qu'il m'a rendue heureuse. Et puis... demandez-lui le nom que je dois donner à l'enfant qui va naître.

– Je le ferai, ma sœur.

Il voulut lui prendre la main, mais elle se déroba et continua son chemin. Le prêtre renonça à la suivre. Courbé sous le poids des tristesses humaines, il s'en alla par les ruelles où rôdait encore l'ombre de Monsieur Vincent.

*****

Angélique se hâtait vers le Temple. Il lui semblait que ses oreilles bourdonnaient, car tout à coup elle entendit crier autour d'elle :

– Peyrac ! Peyrac !

Elle finit par s'arrêter. Cette fois elle ne rêvait pas.

– ...Le troisième se nommait Peyrac. Ce fut Satan qui gagna. Juché sur une de ces bornes qui servaient aux cavaliers à se remettre en selle, un maigre gamin beuglait d'une voix enrouée les dernières strophes d'une chanson dont il tenait une liasse d'exemplaires sous le bras.

La jeune femme revint sur ses pas et demanda un feuillet. Le papier grossier sentait l'encre d'imprimerie encore fraîche. Angélique ne pouvait lire la chanson dans une ruelle, obscure. Elle la plia et reprit sa course. À mesure qu'elle approchait du Temple, la pensée de Florimond la reprenait. Elle était toujours inquiète de le laisser seul maintenant qu'il devenait si remuant. Il fallait presque le ficeler dans son berceau, et ce procédé déplaisait fort à l'enfant. En général, il pleurait durant toute l'absence de sa mère, et celle-ci le retrouvait toussant et fiévreux. Elle n'osait demander à Mme Scarron de le surveiller, car, depuis la condamnation de son mari, la veuve du cul-de-jatte la fuyait et se signait presque en la croisant. Dans l'escalier, Angélique entendit les sanglots du bébé et se hâta.

– Me voici, mon trésor, mon petit prince. Pourquoi n'es-tu pas un grand garçon ? Vivement, elle jeta un fagot dans l'âtre et disposa sur les chenets la casserole de bouillie. Florimond hurlait de plus belle, les bras tendus. Elle l'arracha enfin à sa prison, et il se tut comme par magie, daignant même sourire fort gracieusement.

– Tu es un petit bandit, fit Angélique en essuyant la frimousse marbrée de larmes. Tout à coup, son cœur fondit. Elle éleva Florimond dans ses bras, le contempla à la lueur des flammes qui jetaient une étincelle rouge dans les yeux noirs de l'enfant.

– Petit roi ! Petit dieu admirable ! Toi, tu me restes. Que tu es beau !

Florimond semblait comprendre ce qu'elle disait. Il cambrait sa petite taille et souriait avec une sorte de fierté innocente et sûre d'elle-même. Il proclamait très haut par son attitude qu'il se savait le centre du monde. Elle le caressa et joua avec lui. Il bavardait comme un oisillon. Mme Cordeau disait volontiers que c'était un bambin très en avance pour ce qui était de parler. La syntaxe n'était pas parfaite, mais il savait fort bien se faire comprendre. Lorsque sa mère l'eut baigné et couché, il exigea qu'elle lui chantât une berceuse, celle du Moulin vert. La voix d'Angélique avait de la peine à ne pas se briser. Le chant est fait pour exprimer la joie. On peut parler lorsqu'on porte au cœur une grande douleur, mais chanter demande un effort surhumain.

– Encore ! Encore ! réclamait Florimond.

Puis il reprenait son pouce d'un air béat. Elle ne lui en voulait pas de se montrer ainsi tyrannique et inconscient. Elle redoutait l'instant où il lui faudrait se retrouver seule, à attendre la fin de la nuit. Lorsque Florimond fut endormi, elle le regarda longuement, puis se leva en étirant son corps meurtri. Étaient-ce toutes les tortures dont on avait brisé Joffrey qui se répercutaient ainsi en elle ? Les mots du bourreau revenaient, lancinants : On a tout essayé aujourd'hui ; les brodequins, l'eau, le chevalet. Elle ne savait pas exactement quelles horreurs cachaient ces mots, mais elle savait qu'on avait fait souffrir l'homme qu'elle aimait. Ah ! que cela finisse vite !

Elle dit tout haut :

– Demain, vous serez tranquille, mon amour. Vous serez enfin délivré des hommes ignares...

Sur la table, la feuille de la chanson qu'elle avait achetée tout à l'heure s'était dépliée. Elle en approcha la chandelle et lut :