Si la nourrice ne contait guère des histoires de gabelous et de faux-sauniers, qui passionnaient tout le marais, c'est qu'elle était du côté de la terre et se montrait fort méprisante pour ces gens qui vivent les pieds dans l'eau et sont d'ailleurs tous protestants.
Du côté de la terre le château de Monteloup ouvrait une façade plus récente, percée de nombreuses fenêtres. À peine si un vieux pont-levis aux chaînes rouillées garnies de poules et de dindons séparait l'entrée principale des prairies où paissaient les mulets. Sur la droite il y avait le pigeonnier seigneurial avec son toit de tuiles rondes et une métairie. Les autres métairies se trouvaient au delà du fossé. Plus loin on apercevait le clocher du village de Monteloup.
Et puis la Forêt commençait dans un moutonnement serré de chênes et de châtaigniers. Cette forêt pouvait vous mener sans un trou de clairière jusqu'au nord de la Gâtine et du Bocage vendéen ; presque jusqu'à la Loire et l'Anjou, pour peu que vous eussiez le goût de la traverser de part en part sans peur des loups ou des bandits.
Celle de Nieul, la plus proche, appartenait au seigneur du Plessis. Les gens de Monteloup y envoyaient paître leurs troupeaux de porcs et c'étaient des procès sans fin avec le régisseur du marquis, le sieur Molines, aux mains rapaces. Il s'y trouvait aussi quelques sabotiers et charbonniers, et une sorcière, la vieille Mélusine. Celle-ci, l'hiver, en sortait parfois et venait boire une écuelle de lait au seuil des portes en échange de quelques plantes médicinales.
À son exemple, Angélique cueillait des fleurs et des racines, les faisait sécher, bouillir, les écrasait, les enfermait en sachets dans le secret d'une retraite que seul connaissait le vieux Guillaume. Pulchérie pouvait l'appeler des heures sans qu'elle reparût.
Pulchérie pleurait parfois lorsqu'elle songeait à Angélique. Elle voyait en elle l'échec non seulement de ce qu'elle pensait être une éducation traditionnelle mais aussi de sa race et de sa noblesse perdant toute dignité pour cause de pauvreté et de misère. Dès l'aube, la petite s'enfuyait, cheveux au vent, à peine plus vêtue qu'une paysanne d'une chemise, d'un corselet et d'une jupe déteinte, et ses petits pieds aussi fins que ceux d'une princesse étaient durs comme de la corne, car elle expédiait sans façon ses chaussures dans le premier buisson venu, afin de trotter plus légèrement. Si on la rappelait, elle tournait à peine son visage rond et doré par le soleil où brillaient deux yeux. d'un bleu-vert, de la couleur de cette plante qui pousse dans les marais et qui porte son nom.
– Il faudrait la mettre au couvent, gémissait Pulchérie.
Mais le baron de Sancé, taciturne et rongé de soucis, haussait les épaules. Comment aurait-il pu mettre sa seconde fille au couvent alors que déjà il ne pouvait y envoyer l'aînée, qu'il avait à peine quatre mille livres de revenus annuels et qu'il lui fallait donner cinq cents livres pour l'éducation de ses deux fils aînés chez les augustins de Poitiers ?
*****
Du côté des marais, Angélique avait pour ami Valentin, le fils du meunier. Du côté des forêts, c'était Nicolas, l'un des sept enfants d'un laboureur et qui déjà était berger chez M. de Sancé.
Avec Valentin elle allait en barque, en « niole », au long des chemins d'eau bordés de myosotis, de menthe et d'angélique. Valentin cueillait à pleins rameaux cette plante haute et drue à l'odeur exquise. Il allait ensuite la vendre aux moines de l'abbaye de Nieul qui en faisaient, avec la racine et les fleurs, une liqueur de médecine, et avec les tiges de la confiserie. Il recevait en échange des scapulaires et des chapelets dont il se servait pour les lancer à la tête des enfants des villages protestants qui s'enfuyaient alors en hurlant comme si le diable lui-même leur eût craché au visage. Son père le meunier déplorait ces étranges manières. Bien. qu'il fût catholique, il affichait la tolérance. Et qu'avait donc besoin son fils d'entretenir un commerce de bottées d'angélique alors qu'il recevait en héritage la charge de meunier, et qu'il n'aurait qu'à s'installer dans le confortable moulin, bâti sur pilotis au bord de l'eau ? Mais Valentin était un garçon difficile à comprendre : Haut en couleur et déjà taillé en Hercule pour ses douze ans, plus muet qu'une carpe, il avait un regard vague et les gens qui étaient jaloux du meunier le disaient presque idiot. Nicolas, le berger bavard et hâbleur, entraînait Angélique à la cueillette des champignons, des mûres et des myrtilles. Avec lui elle allait ramasser les châtaignes. Il lui creusait dans le bois de noisetier des pipeaux.
Ces deux garçons étaient jaloux à s'entretuer des faveurs d'Angélique. Elle était si jolie déjà que les paysans la regardaient comme la vivante incarnation des fées qui habitaient le gros dolmen du Champ sorcier.
Elle avait des idées de grandeur.
– Je suis marquise, déclarait-elle à qui voulait l'entendre.
– Ah ! oui ? Et pourquoi donc ?
– Parce que j'ai épousé un marquis, répondait-elle.
Le « marquis », c'était tour à tour Valentin ou Nicolas, ou l'un des quelques garnements, pas plus méchants que des oiseaux, qu'elle traînait derrière elle à travers prés et bois.
Elle disait encore si drôlement :
– Je suis Angélique, je mène en guerre mes petits anges.
D'où lui vint son surnom : la petite marquise des anges.
*****
Au début de l'été 1648, alors qu'Angélique atteignait onze ans, la nourrice Fantine commença d'attendre les brigands et les armées. Le pays pourtant paraissait paisible, mais la nourrice, qui devinait tant de choses, « sentait » les brigands dans la chaleur de ce lourd été. On la voyait le visage tourné vers le nord, du côté de la route, comme si le vent poussiéreux eût apporté leur odeur. Il lui suffisait de très peu d'indices pour savoir ce qui se passait au loin, non seulement dans le pays, mais encore dans la province et jusqu'à Paris.
Après avoir acheté, au colporteur auvergnat, un peu de cire et quelques rubans, elle était capable d'informer M. le baron des nouvelles les plus importantes concernant la marche du royaume de France.
Un nouvel impôt allait être levé, une bataille était en cours dans les Flandres, la reine mère ne savait plus quoi inventer pour trouver de l'argent et contenter les princes avides. Elle-même, la souveraine, n'était pas à l'aise, et le roi aux boucles blondes portait des chausses trop courtes, ainsi que son jeune frère qu'on appelait le Petit Monsieur, puisque son oncle, Monsieur, frère du roi Louis XIII, vivait encore. Cependant, M. le cardinal Mazarin entasse bibelots et tableaux d'Italie. La reine l'aime. Le Parlement de Paris n'est pas content. Il écoute le cri du pauvre peuple des campagnes ruiné par les guerres et les impôts. À pleines carrossées et en beaux costumes fourrés d'hermine, ces messieurs du Parlement se transportent au palais du Louvre où vit le petit roi accroché d'une main à la robe noire de sa mère, l'Espagnole, et de l'autre à la robe rouge du cardinal Mazarin, l'Italien. À ces grands qui ne rêvent que puissance et richesses, ils démontrent que le peuple ne peut plus payer, que les bourgeois ne peuvent plus commercer, qu'on est las d'être taxé pour le moindre bien. Bientôt ne devra-t-on pas payer pour l'écuelle dans laquelle on mange ? La reine mère n'est pas contente. M. Mazarin non plus. Alors les grands seigneurs transportent le petit roi sur son lit de justice. D'une voix bien timbrée quoiqu'un peu hésitante sur la leçon apprise, il répond à tous ces graves personnages qu'il faut de l'argent pour les armées, pour la paix que l'on va signer bientôt. Le roi a parlé. Le Parlement s'incline. Un nouvel impôt va naître. Les intendants des provinces vont lancer leurs sergents. Les sergents vont menacer. Les bonnes gens vont supplier, pleurer, saisir leurs faux pour tuer les commis et les collecteurs, s'en aller sur les routes se joindre aux soldats débandés, les bandits vont venir...
À entendre la nourrice, on ne pouvait croire que ce seul abruti de colporteur eût pu lui conter tant de choses. On la taxait d'imagination alors que c'était divination. Un mot, une ombre, le passage d'un mendiant trop hardi, d'un marchand inquiet, la mettaient sur le chemin de la vérité. Elle flairait les bandits dans la chaleur orageuse de ce bel été 1648 et, comme elle, Angélique les attendait...
Chapitre 2
Ce soir-là, Angélique avait décidé d'aller pêcher l'écrevisse avec le berger Nicolas..
Sans prévenir, elle avait galopé vers la chaumière des Merlot, les parents de Nicolas. Le. hameau de trois ou quatre masures qu'ils habitaient était situé en lisière de la grande forêt de Nieul. Les terres qu'ils cultivaient appartenaient cependant au baron de Sancé.
En reconnaissant la fille du maître, la paysanne souleva le couvercle du chaudron sur le feu et jeta dans la soupe un morceau de lard pour en corser le goût. Angélique posa sur la table une volaille qu'elle avait étranglée tout à l'heure dans la basse-cour du château. Ce n'était pas la première fois qu'elle s'invitait ainsi chez les paysans et elle ne manquait jamais d'apporter un petit présent, les châtelains étant presque les seuls à posséder dans le pays pigeonnier et poulailler, par droit seigneurial.
L'homme assis près de l'âtre mangeait du pain noir. Francine, l'aînée des enfants, vint embrasser Angélique. Elle avait deux ans de plus qu'elle mais, depuis longtemps chargée de petits frères et de travaux des champs, elle ne courait plus l'écrevisse et le champignon comme son vagabond de frère Nicolas. Elle était douce, polie, avec de belles joues rosés et fraîches, et Mme de Sancé souhaitait la prendre pour chambrière en remplacement de Nanette qui la déconcertait par son insolence. Lorsqu'on eut mangé, Nicolas entraîna Angélique.
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