Là-dessus la grande Fantine se mit à rire, puis se versa de la piquette de pommes pour rafraîchir sa langue desséchée d'avoir tant parlé.

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Ainsi la vie d'Angélique de Sancé de Monteloup commença sous le signe de l'Ogre, des fantômes et des brigands.

La nourrice avait dans les veines un peu de ce sang maure que les Arabes ont porté, vers le XIe siècle, jusqu'au seuil du Poitou. Angélique avait sucé ce lait de passion et de rêves où se concentrait l'esprit ancien de sa province, terre de marais et de forêts ouverte comme un golfe aux vents tièdes de l'océan.

Elle avait assimilé pêle-mêle un monde de drames et de féerie. Elle en avait pris le goût et une sorte d'immunité contre la peur. Avec pitié, elle regardait la petite Madelon qui tremblait ou son aînée Hortense, fort pincée et qui, cependant, brûlait d'envie de demander à la nourrice ce que les brigands lui avaient fait dans la paille des granges.

Angélique, à huit ans, devinait fort bien ce qui s'était passé dans la grange. Combien de fois n'avait-elle pas conduit la vache au taureau ou la chèvre au bouc ? Et son ami le jeune berger Nicolas lui avait expliqué que pour avoir des petits, les hommes et les femmes font de même. Ainsi la nourrice avait eu Jean la Cuirasse. Mais ce qui troublait Angélique c'était que pour parler de ces choses la nourrice prît tour à tour un ton de langueur et d'extase ou de la plus sincère horreur. Cependant il ne fallait pas chercher à comprendre la nourrice, ses silences, ses colères. Il suffisait qu'elle fût là, vaste et mouvante avec ses bras puissants, la corbeille de ses genoux ouverte sous sa robe de futaine, et qu'elle vous accueillît comme un oiselet pour vous chanter une berceuse ou vous parler de Gilles de Retz.

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Plus simple était le vieux Guillaume Lützen qui parlait d'une voix lente à l'accent rocailleux. On le disait Suisse ou Allemand. Voici bientôt quinze ans qu'on l'avait vu venir boitant et marchant pieds nus sur la voie romaine qui va d'Angers vers Saint-Jean-d'Angély. Il était entré au château de Monteloup et avait demandé une écuelle de lait. Il était resté depuis, domestique à tout faire, réparant, bricolant, et le baron de Sancé lui faisait porter des lettres aux amis voisins, le faisait recevoir le sergent des aides quand celui-ci venait réclamer les impôts. Le vieux Guillaume écoutait longuement le sergent, puis lui répondait dans son patois de montagnard suisse ou tyrolien, et l'autre s'en allait découragé.

Était-il venu des champs de bataille du Nord ou de l'Est ? Et par quel hasard ce mercenaire étranger semblait-il descendre de Bretagne lorsqu'on l'avait rencontré ? Tout ce qu'on connaissait de lui c'est qu'il avait été à Lützen sous les ordres du condottiere Wallenstein et qu'il avait eu l'honneur de percer la panse du gros et magnifique roi de Suède Gustave-Adolphe lorsque celui-ci, égaré dans le brouillard, au cours de la bataille, était tombé sur les piquiers autrichiens. Dans le grenier où il habitait, on voyait luire au soleil, entre les toiles d'araignées, sa vieille armure et son casque, dans lequel il buvait encore son vin chaud et mangeait parfois sa soupe. Sa pique immense, trois fois haute comme lui, servait à gauler les noix à la saison.

Mais par-dessus tout, Angélique lui enviait sa petite râpe à tabac, d'écaille et de marqueterie, qu'il appelait sa grivoise selon la coutume des militaires allemands au service de la France qu'on appelait eux-mêmes « grivois ».

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Dans la vaste cuisine du château, tout au long de la soirée, des portes s'ouvraient et se fermaient. Portes sur la nuit d'où venaient, dans une Forte odeur de fumier, des valets, des servantes, et le charretier. Jean de la Cuirasse, aussi noir que sa mère. Les chiens aussi se faufilaient, les deux longs lévriers Mars et Marjolaine, les bassets crottés jusqu'aux yeux.

De l'intérieur du château les portes livraient passage à l'accorte Nanette qui s'exerçait au métier de chambrière en espérant qu'elle apprendrait assez de bonnes manières pour quitter ses maîtres pauvres et aller servir chez M. le marquis du Plessis de Bellière, à quelques kilomètres de Monteloup. Allaient et venaient également les deux chambrillons, la tignasse dans les yeux, portant le bois pour la grande salle et l'eau pour les chambres. Puis Mme la baronne apparaissait. Elle avait un doux visage flétri par l'air des champs et par ses nombreuses maternités. Elle portait une robe de serge grise et un capulet de laine noire, car l'atmosphère de la grande salle où elle se tenait entre le grand-père et les vieilles tantes était plus humide que celle de la cuisine.

Elle demandait si la tisane de M. le baron était bientôt prête et si le bébé avait tété sans se faire prier. Elle caressait au passage la joue d'Angélique à demi endormie et dont les longs cheveux d'or bruni s'étalaient sur la table et brillaient à la lueur du feu.

– Voici l'heure d'aller au lit, fillettes. Pulchérie va vous conduire. Et Pulchérie, l'une des vieilles tantes, se présentait, toujours docile. Elle avait voulu assumer le rôle de gouvernante près de ses nièces, n'ayant trouvé ni mari ni couvent pour la recevoir, faute de dot, et parce qu'elle se rendait utile, au lieu de geindre et de piquer de la tapisserie à longueur de journée, on la traitait avec un peu de mépris et moins d'attentions que l'autre tante, la grosse Jeanne.

Pulchérie rassemblait ses nièces. Les nourrices coucheraient les plus jeunes, et Gontran, le garçon sans précepteur, irait quand il le voudrait rejoindre sa paillasse sous les combles.

À la suite de la maigre demoiselle, Hortense, Angélique et Madelon gagnaient la salle du château où le feu et trois chandelles dissipaient à peine des amas d'ombre, accumulés par les siècles sous les hautes voûtes moyenâgeuses. Étendues sur les murs, quelques tapisseries essayaient de les protéger de l'humidité, mais elles étaient si vieilles et si mangées des vers qu'on ne distinguait rien des scènes qu'elles représentaient, à part les yeux hagards de livides personnages qui vous surveillaient avec reproche.

Les petites filles faisaient leur révérence à M. leur grand-père. Il était assis devant le feu, dans sa houppelande noire garnie de fourrure pelée. Mais ses mains si blanches, posées sur le pommeau de sa canne, étaient royales. Il portait un vaste feutre noir, et sa barbe coupée carrée, comme celle de feu notre roi Henri IV, reposait sur une petite collerette godronnée, qu'Hortense jugeait, en cachette, absolument démodée. Une seconde révérence à la tante Jeanne, dont la lèvre boudeuse ne daignait pas sourire, et c'était le grand escalier de pierre humide comme une grotte. Les chambres étaient glaciales l'hiver, mais fraîches l'été. On n'y pénétrait que pour se mettre au lit. Celui où dormaient les trois fillettes régnait comme un monument dans le coin d'une pièce dévastée, dont tous les meubles avaient été vendus au cours des dernières générations. Le dallage, couvert de paille l'hiver, était cassé en maints endroits. On montait jusqu'au lit par un escabeau de trois marches. Ayant revêtu leurs camisoles et leurs bonnets de nuit, et après avoir à genoux remercié Dieu de ses bienfaits, les trois demoiselles de Sancé de Monteloup grimpaient jusqu'à leur couche de bonne plume et se glissaient sous leurs couvertures percées. Angélique cherchait aussitôt le trou du drap correspondant à celui de la couverture par lequel elle passerait son pied rosé et remuerait les orteils pour faire rire Madelon. La petite était plus tremblante qu'un lapin à cause des histoires que racontait Nounou. Hortense aussi, mais elle n'en disait rien, car c'était l'aînée. Seule Angélique goûtait cette crainte avec une joie exaltée. La vie était faite de mystères et de découvertes. On entendait les souris grignoter dans les boiseries, les chouettes et les roussettes voleter dans les combles des deux tours en poussant des cris pointus. On entendait les lévriers se plaindre dans les cours, un mulet de la prairie venir frotter sa teigne au pied des murailles.

Et parfois, les nuits de neige, on entendait les hurlements des loups descendant de la sauvage forêt de Monteloup vers les lieux habités. Ou encore, à partir des premiers soirs du printemps, parvenaient jusqu'au château les chants des paysans du village qui donnaient quelque rigodon au clair de lune...

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L'une des murailles du château de Monteloup regardait du côté des marais. C'était la partie la plus ancienne, construite par un lointain seigneur de Ridoué de Sancé, compagnon de du Guesclin au XIIe siècle. Elle était flanquée de deux grosses tours, aux chemins de ronde en tuiles de bois, et quand Angélique en faisait l'escalade avec Gontran ou Denis, ils s'amusaient à cracher dans les mâchicoulis par lesquels les soldats du Moyen Age avaient jeté des seaux d'huile bouillante sur leurs assaillants. Les murailles prenaient racine dans un petit promontoire de calcaire au delà duquel commençaient les marais. Jadis, au temps des premiers hommes, la mer s'était avancée jusque-là. En se retirant elle avait laissé un réseau de rivières, de chenaux, d'étangs, maintenant encombrés de verdure et de saules, royaume de l'anguille et de la grenouille où les paysans ne circulaient qu'en barques. Les hameaux et les huttes étaient construits sur les îles de l'ancien golfe. Pour avoir parcouru cette province des eaux, M. le duc de la Trémoille, qui fut l'hôte un été du marquis du Plessis et qui se piquait d'exotisme, l'appela : Venise verte.

La vaste prairie liquide, le marais doux, s'étendait de Niort et Fontenay-le-Comte jusqu'à l'océan. Elle rejoignait un peu avant Marans, Chaillé et même Luçon, les marais amers, c'est-à-dire les terres encore salées. Enfin c'était le rivage avec sa barrière blanche de sel précieux, disputé âprement par les douaniers et les contrebandiers.