Elle eut une petite moue, parut réfléchir et dit :
– Bon, je promets.
Puis elle s'éloigna. Dans la cuisine, Mme Molines, écartant les servantes, enfournait elle-même sa tarte nappée de crème et de cerises.
– Madame Molines, mangerons-nous bientôt ? demanda Angélique.
– Pas encore, ma mignonne. Si vous avez trop faim, je vais vous faire une tartine.
– Ce n'est pas cela, mais je voudrais savoir si j'ai le temps de courir jusqu'au Plessis.
– Certainement. On enverra un gamin vous chercher lorsque la table sera mise.
Angélique partit en courant et, dès le tournant de la première allée, elle enleva ses chaussures et les dissimula sous une pierre où elle les reprendrait au passage. Puis elle s'élança de nouveau, plus légère qu'une biche. Le sous-bois sentait le champignon et la mousse, une pluie récente avait laissé des petites flaques çà et là ; elle les franchissait d'un bond. Elle était heureuse. M. Molines lui avait promis un mari. Elle n'était pas très sûre qu'il s'agissait là d'un présent remarquable. Qu'en ferait-elle ?... Après tout, s'il était aussi agréable que Nicolas, ce serait un compagnon toujours présent pour aller pêcher les écrevisses.
Elle vit apparaître au bout de l'allée la silhouette du château, détachée en blanc pur sur l'émail bleu du ciel. Certainement le château du Plessis-Bellière était une maison de conte de fées, car aucune ne lui ressemblait dans le pays. Toutes les gentilhommières des environs étaient comme Monteloup, grises, moussues, aveugles. Ici, au siècle dernier, un artiste italien avait multiplié fenêtres, lucarnes, portiques. Un pont-levis en miniature franchissait des douves remplies de nénuphars. Aux angles, les tourelles n'étaient là que pour orner. Cependant les lignes de l'édifice étaient simples. Aucune surcharge dans ces arcs liants, ces voûtes flexibles, mais une grâce naturelle de plantes ou de guirlandes.
Seul au-dessus du porche principal, un écusson frappé d'une chimère tirant sa langue de flamme rappelait la décoration plus tourmentée du Moyen Age. Angélique, avec une agilité surprenante, grimpa jusqu'à la terrasse, puis, s'agrippant aux décors des fenêtres et des balcons, parvint jusqu'au premier étage où une gouttière lui offrait un support Confortable. Alors elle colla son visage au carreau. Elle était souvent venue jusque-là et elle ne se lassait pas de se pencher sur le mystère de cette chambre close où, dans la pénombre, on voyait luire l'argent et l'ivoire des bibelots sur des meubles de marqueterie, les fraîches couleurs rousses et bleues des tapisseries neuves, l'éclat des tableaux le long des murs. Au fond, il y avait une alcôve à courtepointe damassée. Les rideaux de la courtine brillaient, lourds de cette même soie d'or entremêlée à leur trame. Au-dessus de la cheminée, le regard était attiré par un grand tableau qui confondait Angélique d'admiration. Un monde dont elle avait à peine la prescience était venu s'enclore en ce cadre, monde léger des habitants de l'Olympe, avec leur grâce païenne et libre ; et l'on voyait un dieu et une déesse s'étreindre sous l'œil d'un faune barbu, leurs corps magnifiques symbolisant, comme ce château lui-même, la grâce élyséenne aux abords de la forêt sauvage.
L'émotion envahissait Angélique jusqu'à l'oppresser légèrement.
« Toutes ces choses, pensait-elle, je voudrais les toucher, les caresser dans mes mains. Je voudrais qu'elles soient à moi un jour... »
Chapitre 5
En mai, dans ce pays, les garçons, un épi vert à leur chapeau, et les filles, parées de fleurs de lin, s'en vont danser autour des dolmens, ces grandes tables de pierre que la préhistoire a dressées dans les champs.
Au retour, on s'égaille un peu, par couples, dans les prés et les sous-bois qui sentent le muguet.
En juin, le père Saulier maria sa fille et ce fut une grande fête. C'était l'unique fermier du baron de Sancé qui, en dehors de lui, n'employait que des métayers. L'homme, qui faisait au surplus l'office de cabaretier du village, était aisé. La petite église romane fut garnie de fleurs et de cierges gros comme le poing. M. le baron lui-même conduisit l'épousée à l'autel.
Le repas, qui dura plusieurs heures, déborda de boudin blanc et noir, d'andouillettes, de saucisses et de fromages. Il y eut du vin.
Après le repas, toutes les dames du village vinrent selon la coutume faire leurs présents à la jeune mariée.
Celle-ci était chez elle, dans sa nouvelle demeure, assise sur un banc devant une grande table où s'empilaient déjà vaisselle, draps, chaudrons de cuivre et d'étain. Son visage rond, un peu bovin, brillait de plaisir sous une énorme couronne de marguerites.
Mme de Sancé était presque gênée de n'apporter qu'un cadeau modeste : quelques assiettes de belle faïence qu'elle réservait pour ces occasions. Angélique pensa tout à coup qu'à Sancé on mangeait dans des écuelles de paysans. Elle fut à la fois outrée et blessée de cet illogisme ; les gens étaient bizarres ! Ne pouvait-on parier déjà que la villageoise, elle non plus, ne se servirait pas de ces assiettes, les rangerait précieusement dans un coffre, et continuerait à manger dans son écuelle ? Et, au Plessis, il y avait tant d'objets merveilleux que l'on abandonnait ainsi comme dans une tombe !...
Le visage d'Angélique se ferma et elle embrassa la jeune femme du bout des lèvres. Cependant, autour du grand lit conjugal, les jeunes gens s'assemblaient et plaisantaient.
– Ah ! ma belle, cria l'un d'eux, tels qu'on vous voit toi et ton époux, on se doute que le chaudaut sera le bienvenu quand on vous le portera à la première aube.
– Maman, demanda Angélique en sortant, qu'est-ce que ce chaudaut dont on parle toujours aux mariages ?
– C'est une coutume de manants comme de porter des présents ou de danser, répondit-elle évasive.
L'explication ne contenta pas sa fille qui se promit d'assister au « chaudaut ». Cependant, sur la place du village, on ne dansait pas encore sous le grand ormeau. Les hommes restaient autour des tables, posées en plein air sur des tréteaux. Angélique entendit les sanglots de sa sœur aînée qui demandait à rentrer au château, car elle était honteuse de sa robe trop simple et reprisée.
– Bah ! s'écria Angélique, tu te compliques bien la vie, ma pauvre fille. Est-ce que je me plains de ma robe moi, et pourtant elle me serre et elle, est trop courte. Il n'y a que mes souliers qui me font vraiment mal. Mais j'ai apporté mes sabots dans un balluchon et je les mettrai pour mieux danser. Je suis bien décidée à m'amuser !
Hortense insista, se plaignant qu'elle avait chaud et qu'elle n'était pas bien, qu'elle voulait rentrer à la maison. Mme de Sancé rejoignit son mari qui était assis parmi les notables et le prévint qu'elle se retirait, mais laissait Angélique avec lui. La fillette resta un instant près de son père. Elle avait beaucoup mangé et se sentait somnolente.
Il y avait, autour d'eux, le curé, le syndic, le maître d'école qui était aussi à l'occasion chantre, chirurgien, barbier et sonneur de cloches, et plusieurs cultivateurs appelés « laboureurs » parce qu'ils étaient possesseurs de charrue à bœufs et employaient plusieurs « manœuvriers », formant ainsi une petite aristocratie de village. Faisait aussi partie de ce groupe Arthème Callot, l'arpenteur du bourg voisin, délégué provisoirement afin d'aider à l'assèchement du marais proche et faisant, lui, un peu figure de savant et d'étranger, encore qu'il ne fût que du Limousin. Enfin s'étalait le père du marié, Paul Saulier lui-même, éleveur de bêtes à cornes, de chevaux et d'ânes.
En fait ce corpulent paysan du Poitou était le plus important des petits fermiers paysans et, encore que le baron Armand de Sancé fût le « maître », son fermier était certainement plus riche que lui.
Angélique, regardant son père dont le front ne se déridait pas, devinait sans peine ce qu'il pensait.
« C'est là encore un signe de l'abaissement des nobles », devait-il songer avec mélancolie.
*****
Cependant un remue-ménage se faisait sur la place autour du grand ormeau, et l'on vit deux nommes, portant chacun sous le bras des sortes de sacs blancs déjà très gonflés, se hisser sur des tonneaux. C'étaient les joueurs de musette. Un joueur de chalumeau se joignit à eux.
– On va danser, s'écria Angélique, et elle s'élança vers la maison du syndic où elle avait caché ses sabots à l'arrivée.
Son père la vit revenir sautant d'un pied sur l'autre et battant des mains selon le rythme des ballades et des rondes qui se danseraient tout à l'heure. Ses cheveux d'or bruni sautaient sur ses épaules. Peut-être à cause de sa robe trop courte et trop étroite, il réalisa tout à coup combien elle s'était subitement développée depuis quelques mois. Elle qui avait toujours été assez frêle paraissait maintenant avoir douze ans ; ses épaules s'étaient élargies, sa poitrine gonflait légèrement la serge usée de sa robe. Un sang riche sous le hâle doré de ses joues lui donnait un éclat vermeil et ses lèvres entrouvertes, humides, riaient sur des petites dents parfaites. Comme la plupart des jeunes filles du pays, elle avait glissé à l'échancrure de son corsage un gros bouquet de primevères jaunes et mauves.
Les hommes qui étaient là furent eux aussi frappés de son apparition pleine de fougue et de fraîcheur.
– Votre demoiselle devient fort belle fille, dit le père Saulier avec un sourire obséquieux et un regard entendu à ses voisins.
La fierté du baron se teinta d'inquiétude.
Elle est trop grande maintenant pour se mêler à ces rustres, pensa-t-il tout à coup. C'est elle, plus qu'Hortense, qu'on devrait mettre au couvent... Angélique, insouciante des regards et des réflexions qu'elle suscitait, se mêlait gaiement aux jeunes gens et jeunes filles qui accouraient de toutes parts en bande ou par couples.
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