– Un pilote qui vous permettrait d'accoster en échange de la vie sauve pour moi et mon équipage ? répéta-t-il d'un air songeur. Pas mal trouvé. Une seule chose ne permet pas de réaliser ce plan mirifique. La côte que nous longeons est inabordable. L'admirable courant de Floride la protège, entraînant à jamais au loin les audacieux qui rêvent d'accoster... des rochers submergés, à fleur d'eau, une barre continuelle et mortelle... j'en passe. Deux mille huit cents miles de méandres rocheux sur deux cent quatre-vingts miles en ligne droite.

– Mais toute côte, si mauvaise soit-elle, doit posséder quelque havre où l'accostage est possible, dit Abigaël en cherchant à raffermir sa voix tremblante.

– En effet. Encore faut-il les connaître.

– Et vous les ignorez. Vous qui sembliez si sûr de votre route ? Vous qui parliez de toucher terre dans quelques jours d'après les propos rapportés par votre équipage.

Les joues d'Abigaël étaient plaquées de rouge dans son émotion, mais elle insistait avec une hardiesse qu'Angélique ne lui avait jamais vue.

– Vous n'en connaissez point, monseigneur ? Vous n'en connaissez point ?

Un sourire qui avait une certaine douceur effleura les lèvres du Rescator.

– Il est difficile de vous mentir en face, damoiselle. Eh bien ! admettons que je connaisse assez la côte pour essayer – je dis bien essayer – d'y aborder sans casse, me croyez-vous assez stupide...

Le ton changea et redevint dur...

– ... pour vous sauver, vous et les vôtres, après ce que vous m'avez fait ? Rendez-vous, rendez les armes, rendez-moi mon navire. Ensuite, s'il n'est pas trop tard, je m'occuperai de le sauver.

– Notre communauté n'a pas envisagé la reddition, dit Mme Carrère, mais seulement que nous échappions au sort commun qui nous guette tous : périr de soif d'ici peu et nous briser contre une terre inconnue, ou périr dans les glaces où ce courant fou nous entraîne. Vous avez percé les tonneaux d'eau douce, vous vous condamniez aussi... Il n'y a pas d'autre issue que d'aborder n'importe où pour nous y ravitailler... ou mourir.

Le Rescator salua.

– J'estime votre logique, dame Carrère.

Il sourit encore et ses yeux allèrent de l'un à l'autre de ces trois visages de femmes, différents, et tendus vers lui avec la même expression anxieuse.

– Eh bien ! mourons donc ensemble, conclut-il.

Il se tourna vers la fenêtre par où leur parvenait, plus perceptible que sur le pont, le bruit pressé des vagues, clapotant follement contre la coque du navire, drossé par le courant. Angélique vit trembler les petites mains de ménagère de Mme Carrère.

– Monseigneur, vous ne pouvez accepter de sang-froid...

– Mes hommes sont d'accord.

Il parla sans les regarder, peut-être parce qu'il n'en avait pas le courage.

– Vous avez peur de la mort, vous autres Chrétiens et Chrétiennes, qui relevez d'un Dieu que vous prétendez aimer. Et c'est pour moi et pour ceux qui ont fréquenté l'Islam, une source d'étonnement que cette terreur qui vous habite. Ma vision est autre. Certes, s'il ne s'agissait que de vivre cette vie on pourrait se sentir parfois lassé des jours qui s'écoulent et des êtres qu'on y rencontre. Heureusement il s'agit aussi de mourir et l'au-delà nous attend, prolongement exaltant de toutes les vérités que nous avons perçues au cours de notre existence terrestre.

Elles l'écoutaient, le cœur à l'envers, comme elles auraient écouté les propos d'un fou. La femme de l'avocat tendit vers lui ses mains jointes.

– Pitié ! Pitié ! pour mes onze enfants.

Il se retourna saisi d'une brusque fureur.

– Il fallait y songer plus tôt. Vous n'avez pas hésité à les entraîner dans les aléas de votre action. Vous acceptiez donc à l'avance qu'ils payent votre défaite. Il est trop tard. Chacun ses préférences. Vous voulez vivre. Mais moi je préfère mourir cent fois plutôt que de céder à vos menaces. C'est mon dernier mot. Portez-le à vos époux, à vos pasteurs, à vos pères et à vos enfants.

Transies par cet éclat, Mme Carrère et Abigaël sortirent la tête basse, guidées par Nicolas Perrot, car elles auraient été incapables de savoir où elles mettaient les pieds. Elles ne voyaient plus clair. Les larmes les aveuglaient.

Angélique ne les suivit pas.

– Il n'y a que deux solutions. Que je me rende ou qu'ils se rendent. Pour la première, n'y comptez pas. Me voyez-vous allant m'asseoir, tout tremblant à la barre, sous la menace des mousquets de vos amis, pour me retrouver ensuite sur une plage déserte avec mes quelques fidèles ? Vous faites bien fi de mon honneur, madame, et vous me connaissez bien mal.

Elle le considérait ardemment. Ses prunelles avaient la profondeur et la mouvance de la mer, seule lumière dans la demi-obscurité de la cabine.

– Oh ! si, je vous connais, dit-elle à mi-voix.

Elle avait tendu les mains et le tenait aux épaules sans avoir conscience de son geste.

– Je commence à vous connaître et c'est pour quoi vous m'effrayez. Vous paraissez parfois un peu fou, mais vous êtes plus lucide que tous les autres. Vous seul savez toujours ce que vous faites... Vous savez ce que vous faites quand vous citez les Écritures... Vous attendez le moment où vos complices vont agir d'après vos consignes. Vous avez tout prévu à l'avance, même qu'on vous trahirait. Et quand vous parlez de l'au-delà à ces femmes, quel moment guettez-vous ? Sans cesse, vous menez une partie, vous poursuivez un but. Quand donc êtes-vous sincère ?

– Quand je vous tiens dans mes bras, ma très belle. C'est seulement alors que je ne sais plus ce que je fais. Et c'est une erreur que j'ai payée bien cher. C'est parce que j'avais la faiblesse de vouloir demeurer près de vous, ma petite épouse trop séduisante, qu'il y a quinze ans, je n'ai pas fui à temps les argousins du Roi chargés de m'arrêter et que, l'autre nuit, ma vigilance s'est relâchée, laissant à vos Huguenots le temps de préparer leur traquenard et de m'y faire tomber...

Tout en parlant il retirait son masque. Elle vit avec surprise que son expression était détendue. Il souriait même en la couvant d'un regard plein de chaleur.

– Si je considère à quel point vous me portez malchance, je devrais vous en vouloir. Mais je ne puis.

Il penchait vers elle sa haute taille. Angélique était saisie de vertige.

– Joffrey, je vous en supplie, ne mésestimez pas la gravité de ce qui se passe. Vous n'allez pas accepter que nous périssions tous ?

– Que de préoccupations mesquines vous hantent, ma toute belle ! Pour ma part, à votre vue, je les oublie.

– Vous avez accepté de parlementer.

– Prétexte pour vous faire venir jusqu'à moi et vous reprendre en ma possession.

Avec une douceur bouleversante, il l'enveloppait de ses bras, l'attirait, posait ses lèvres sur ses joues.

– Joffrey, Joffrey, je vous en prie... Vous jouez encore je ne sais quel jeu redoutable.

– Est-ce vraiment comédie ? demanda-t-il en la serrant plus étroitement contre lui. Vous me feriez croire, madame, que vous avez bien peu d'expérience du trouble dans lequel votre beauté peut jeter un homme qui vous désire.

Sa passion n'était pas feinte. Elle en perdait la tête, entraînée par la frémissante chaleur de ses lèvres, le parfum de son haleine proche qui lui redevenait familière et pourtant, la surprenait comme ces découvertes que l'on fait une à une, près d'un amant inconnu. Le doute qui l'avait torturée s'évanouissait : « Il m'aime donc. C'est vrai... Il m'aime encore, moi ? MOI ?... »

– Je t'aime, toi, tu sais, murmura-t-il très bas, je rêve à toi depuis l'autre nuit... Cela fut si rapide et tu étais si inquiète... Il me tardait de te revoir... pour m'assurer... que ce n'avait pas été un songe... que tu m'appartiens tout entière à nouveau... que tu n'avais plus peur de moi.

Sa bouche ponctuait ses paroles de baisers, près des cheveux d'Angélique, sur ses tempes.

– Pourquoi te défends-tu encore ? Embrasse-moi... Embrasse-moi, vraiment.

– Je ne peux pas, avec cette angoisse au cœur... Oh ! Joffrey, quel homme êtes-vous donc ? Ce n'est pas l'heure de parler d'amour.

– S'il me fallait attendre que l'heure soit exempte de danger pour parler d'amour, je n'en aurais guère connu la jouissance au cours de ces dernières années. Aimer entre deux tempêtes, deux batailles, deux trahisons, c'est mon lot, et, ma foi, j'ai su m'accommoder de ce piment supplémentaire du plaisir.

*****

Le rappel des aventures qu'avait pu avoir son mari loin d'elle, en Méditerranée ou ailleurs, irrita Angélique. Soudain elle fut la proie d'une jalousie féroce qui balaya toute impression de douceur.

– Vous êtes un goujat, monsieur de Peyrac, et vous avez tort de me confondre avec les odalisques stupides qui vous reposaient de vos combats. Lâchez-moi.

Il riait. Il avait encore cherché à la mettre en colère et y avait réussi. La fureur d'Angélique monta, attisée par le sentiment qu'il se jouait de leur terreur à eux tous.

– Lâchez-moi ! Je ne veux plus vous voir. Je crois que vous êtes un monstre.

Elle mettait tant d'énergie à le repousser, qu'il la lâcha.

– Décidément, vous êtes aussi bornée et intransigeante que vos Huguenots.

– « Mes » Huguenots ne sont pas des enfants de chœur et si vous aviez pris soin de ne pas les provoquer, nous n'en serions pas là. Est-ce vrai que vous n'avez jamais eu l'intention de les conduire aux Iles d'Amérique ?

– C'est vrai.

Angélique pâlit. Sa colère tomba et il vit ses lèvres trembler comme celles d'une enfant déçue.

– Je me portais garante de vos intentions, et vous m'avez trompée. C'est mal.

– Avions-nous passé un contrat précis sur l'endroit où je devais les mener ? Quand vous êtes venue à La Rochelle me supplier de leur sauver la vie, croyiez-vous que j'allais accepter de prendre à mon bord ces parpaillots, démunis de tout et qui ne me rendraient jamais le moindre sou pour ma peine, pour le seul plaisir de les entendre chanter les psaumes ?... Ou pour vos beaux yeux ? Je ne suis pas Monsieur de Paul, apôtre de la charité.