– Il y a également, continua l'armateur, que ces gens de cale ont découvert quelques armes et munitions. Pas suffisamment, certes, pour nous attaquer en combat découvert, mais assez pour nous tenir en échec si nous essayions de les réduire en descendant dans le fond vers eux. D'ailleurs, la manœuvre serait difficile. Par le puits de la chaîne d'ancre, nous avons fait des essais de vrille pour percer les cloisons et nous sommes malencontreusement tombés sur un blindage de bronze.
– Sans doute posé là en prévision d'une révolte, glissa Angélique.
– Naturellement nous pourrions essayer de percer cette armure avec une couleuvrine ou de la mitraille, mais le navire a déjà trop souffert de la dernière tempête pour que nous risquions d'aggraver son état et de couler avec. N'oublions pas aussi que ce navire est à nous, et n'oublions pas de même que monseigneur le Rescator...
Il foudroya Angélique du regard :
– ... n'est pas mieux loti et que c'est parce qu'il manque aussi d'eau, de vivres et de munitions qu'il demeure comme un ours terré dans sa tanière. Lui et ses hommes mourront de soif avant nous. Voilà ce qui est clair.
Autour de lui les femmes hochèrent la tête avec doute. Elles n'arrivaient pas encore à comprendre. La mer était calme et le navire filait de façon heureuse à travers la brume légère qui ne voilait que l'horizon. Qu'on allât vers le Sud ou vers le Nord, ne leur était guère perceptible. Elles n'étaient pas témoins des efforts du barreur pour échapper à l'emprise du courant et redresser la direction.
Et les enfants ne réclamaient pas encore à boire.
– Qu'ils meurent avant nous sera peut-être une consolation, dit enfin tante Anna, mais je préférerais que nous nous sauvions tous. Monseigneur le Rescator est, m'a-t-il semblé, habitué à ces parages pour nous inconnus et il doit posséder parmi son équipage des pilotes pour nous guider et nous permettre d'aborder. Je propose que vous parlementiez avec lui pour obtenir l'aide nécessaire.
– Vous avez bien parlé, tante, s'écria maître Berne dont le visage s'éclaira, et nous n'en attendions pas moins de votre sagesse. Car c'est également la solution à laquelle nous voulons nous rallier. Qu'on nous entende bien ! Il ne s'agit pas de capituler. Nous voulons proposer à notre adversaire un accord. Qu'il nous guide vers une terre hospitalière, et en échange nous lui rendrons la liberté à lui et aux hommes qui voudront lui rester fidèles.
– Lui rendrez-vous son bateau ? demanda Angélique.
– Certes non. Ce bateau, nous l'avons gagné par les armes, et nous en avons besoin pour parvenir à Saint-Domingue. Mais c'est déjà beaucoup, puisqu'il est en notre pouvoir, que nous lui laissions la vie et la liberté.
– Et vous vous imaginez qu'il acceptera ?
– Il acceptera ! Parce que son sort est lié au nôtre. Je rends cette justice au Rescator qu'il est un navigateur remarquable. Il ne peut donc pas ignorer que le navire, en ce moment, court à sa perte. On a beau le pousser à l'Ouest, il revient toujours au Nord. Et si nous continuons ainsi vers le Nord, nous allons nous retrouver dans les terres froides et les glaces. Ce qui nous menace : échouage ou naufrage sur un rivage dangereux dont nous ne connaîtrons pas les pièges, manque de vivres et de moyens de secours, froid... Le Rescator sait tout cela, et il comprendra où se trouvent son intérêt et celui de ses hommes.
La discussion porta ensuite sur celui ou ceux qui se chargeraient de la négociation et oseraient affronter la colère du pirate. L'exécution sommaire du pauvre boulanger était un avertissement. Les Protestants, n'arrivant pas à se mettre d'accord, passèrent au moyen d'entrer en contact avec ceux des cales.
On proposa de redescendre dans le puits de la chaîne par lequel les Protestants avaient eu accès à la soute aux poudres et à la Sainte Barbe et où ils avaient laissé des sentinelles. On frapperait à travers la cloison un message selon le code des marins pour proposer une délégation. Le Gall, qui connaissait ce code descendit en compagnie de matelots armés. Lorsqu'il remonta près d'une heure plus tard, il était sombre.
– Il demande des femmes, dit-il.
– Hein ? fit Manigault.
Le Gall essuya la sueur qui coulait sur son visage. On manquait d'air en bas.
– Oh ! ne vous méprenez pas. Il ne s'agit pas de ce que vous croyez. J'ai eu du mal à établir le contact et on ne peut s'expliquer avec des nuances à l'aide d'un bout de bois contre une cloison. Ce que j'ai compris, c'est que le Rescator accepte de recevoir une délégation à condition qu'elle soit composée de femmes.
– Pourquoi ?
– Il dit que si l'un d'entre nous ou des Espagnols se présentaient il ne pourrait empêcher ses hommes de les mettre en charpie. Il demande aussi que, parmi les parlementaires, se trouve dame Angélique.
Chapitre 4
Mme Manigault aurait voulu être de la partie mais sa forte carrure l'en empêcha.
Les indications données en code par le Rescator recommandaient à ces dames d'emprunter pour le joindre la trappe et l'échelle de corde de ses appartements privés.
– Encore une des facéties malséantes de cet individu, grommelèrent les Protestants. Ils doutaient de l'heureuse issue de la négociation car ils n'accordaient qu'une faible confiance aux talents diplomatiques de leurs femmes.
Mme Carrère, à laquelle ses nombreuses maternités avaient conservé la souplesse nécessaire, accepta le rôle ingrat de porte-parole de la communauté. La petite femme, pleine de vie, habituée à mener tambour battant sa maison et ses servantes, ne risquait pas de se laisser intimider et irait jusqu'au bout de sa mission.
– Soyez intraitable sur les conditions, lui recommanda Manigault. La vie et la liberté, nous n'accorderons pas plus.
Angélique, à l'écart, haussait les épaules. Jamais Joffrey n'accepterait ces conditions. À lors, qui céderait ? La lutte était engagée entre deux blocs de granit. Sur le plan de la ruse Joffrey de Peyrac était sans doute plus armé que ses adversaires improvisés, mais sur celui de l'entêtement lui et ses hommes ne l'emporteraient pas sur cette poignée de Rochelais. Abigaël s'était présentée. Manigault la récusa. L'attitude réprobatrice du pasteur à l'égard de la mutinerie des passagers rendait suspecte sa fille. Puis il se ravisa. Le Rescator avait marqué de la considération à la jeune fille. Peut-être l'écouterait-il avec sympathie. Quant au rôle d'Angélique, on ne voulait pas l'approfondir. Personne n'arrivait à démêler pourquoi elle était la seule en qui on espérât. Personne n'osait se l'avouer, mais beaucoup de femmes auraient aimé lui saisir la main en cachette et l'adjurer « Sauvez-nous ! » car elles commençaient à comprendre l'impasse dans laquelle se trouvait le Gouldsboro aux mains des navigateurs inexpérimentés.
*****
Parvenues en bas, les trois femmes durent attendre que la trappe au-dessus d'elles se fût refermée. Elles étaient dans une obscurité totale. Enfin un lumignon apparut au fond d'un boyau, devant elles, et elles rejoignirent le quartier-maître Erikson qui les guida dans une assez vaste « couverte » où semblaient s'être réunis presque tous les hommes de l'équipage assiégé. Les sabords étaient ouverts laissant entrer le jour gris. Les matelots jouaient aux cartes ou aux dés ou se balançaient dans leurs hamacs. Ils paraissaient calmes et jetèrent sur les arrivantes des regards impénétrables et presque indifférents. Il y avait très peu d'armes, ce qu'Angélique remarqua avec un serrement de cœur, ne sachant si elle aurait souhaité voir les hommes de Manigault et ceux de son mari s'affronter à égalité. Dans une bataille corps à corps, les troupes de Joffrey, malgré le nombre, succomberaient. D'une porte ouverte sur une cambuse, la voix du comte de Peyrac lui parvint. Son cœur sauta. Il y avait des siècles qu'elle ne l'avait entendue. Qu'y avait-il dans cette voix qui la tenaillait ainsi ?
Qu'elle était prenante, cette voix qui ne pouvait plus chanter. C'était celle d'un amour nouveau. Ce timbre étouffé et rude lui faisait oublier l'autre, celui du passé, aux résonances magnifiques, mais dont l'écho allait s'estompant dans le lointain comme l'image de son premier amour.
La personnalité de l'autre, aventurier au visage tanné, au cœur durci, et aux tempes grises, envahissait toute la scène. La voix brisée c'était celle qui l'avait soutenue au cours de ces instants inimaginables de douceur et de crainte d'une brève nuit d'amour, au bord de la tempête et qu'elle croyait aujourd'hui avoir rêvée.
Ces mains sèches et patriciennes, mais qui maniaient si vivement le poignard, c'était celles qui l'avaient caressée.
L'homme, encore étranger, c'était lui son amant, son amour, son époux.
*****
Le Rescator, derrière son masque, lui parut implacable et s'il salua courtoisement les trois dames, il ne les fit pas asseoir. Lui-même se tenait debout près du sabord, les bras croisés, peu rassurant.
Nicolas Perrot, debout aussi, fumait sa pipe dans un coin de la petite pièce.
– Eh bien ! mesdames, vos époux jouent aux guerriers assez brillamment, mais commencent à douter de leurs capacités de navigateurs.
– Ma foi, monseigneur, répondit la brave dame Carrère, mon avocat de mari n'est pas plus réussi en l'un qu'en l'autre. C'est mon opinion, si ce n'est pas la sienne. N'empêche qu'ils sont bien armes et décidés à garder leurs avantages pour se rendre aux Iles d'Amérique et non ailleurs. Alors ce serait peut-être raisonnable de chercher à s'entendre pour que chacun y trouve son compte.
Et, tort courageusement, elle transmit les propositions de Manigault. Le silence du Rescator put leur faire espérer qu'il réfléchissait et envisageait avec intérêt les termes de l'accord.
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