– Oui ! oui !... nous l'avons vu ! Mais nous croyions que c'était un songe.

– Quel poison pouvait bien contenir cette flasque ?...

– Je le sais moi, intervint tante Anna. C'était de l'esprit d'ammoniaque, sel inoffensif, en effet, mais irritant et dont l'évanescence, lorsqu'il s'échappe de son contenant, sème la panique par sa ressemblance étrange avec l'épaisse fumée d'un incendie.

Elle toussa discrètement et s'essuya les yeux encore enflammés par le « sel inoffensif ».

– L'entendez-vous ? L'entendez-vous ? fit Angélique avec véhémence.

Mais les mutinés ne voulaient pas écouter la voix frêle et docte de la vieille demoiselle. Loin de les apaiser, son explication naturelle augmentait leur fureur. Alors qu'ils se croyaient les maîtres de la situation, le Rescator les avait encore manœuvres avec une habileté qu'on ne pouvait qualifier que de diabolique. Il les avait retenus par des discours et par des discussions dans le quelles ils avaient eu l'imprudence de se laisser entraîner. Et cependant, le temps faisait son œuvre. Il laissait ainsi à des complices la possibilité de préparer le simulacre d'incendie. Profitant de l'émotion inévitable, que créait l'apparition d'un sinistre à bord, le Rescator leur avait maintenant échappé.

– Que ne l'avons-nous tué tout de suite ! exhala Berne, fou de rage.

– Si vous touchez un seul des cheveux de sa tête... fit Angélique les dents serrées, si vous osez le toucher...

– Et que ferez-vous ? intervint Manigault l'affrontant. Nous sommes en force, dame Angélique, et si vous prenez trop nettement parti pour nos ennemis, nous vous mettrons aussi hors d'état de nuire.

– Essayez de porter la main sur moi, lui jeta-t-elle farouche. Essayez seulement et vous verrez !

C'était la chose qu'ils n'oseraient pas. Ils tenteraient de l'intimider par des menaces. Ils souhaiteraient ardemment de la voir effondrée, muette si possible, car chacune des paroles qu'elle leur décochait était une nouvelle flèche, mais ils n'oseraient pas la molester. Cela leur aurait paru sacrilège. Aucun d'eux n'aurait su expliquer pourquoi. Angélique se raccrocha au fragile avantage de l'ascendant qu'elle conservait, malgré tout, sur eux. Derechef elle les toisa d'un regard dur et décida.

– Retournons là-haut. Il faut à tout prix parlementer avec lui.

Ils la suivirent presque docilement. En longeant la coursive, ils jetèrent un regard sur la mer. Le brouillard s'était écarté, formait un cercle fermé, couleur de soufre à quelques encablures du navire solitaire. Cependant la mer continuait à être molle et douce et la marche du Gouldsboro meurtri se poursuivait sans heurts. On aurait dit que les éléments avaient décidé de laisser aux humains le temps de vider leurs querelles.

« Mais qu'un coup de tabac survienne, pensa soudain Manigault, et que ferai-je avec ces bonshommes bloqués dans les cales ? Il faut qu'ils se joignent à nous sans tarder... Et pour cela, nous assurer la personne du Rescator... Leur faire croire qu'il est mort. C'est la seule chose qui pourra les démonter. Tant qu'ils le supposeront vivant ils attendront de lui le miracle... Tant qu'il sera vivant !... »

Chapitre 2

Le spectacle qui s'offrit à leur vue, quand ils parvinrent sur le balcon à balustrade dorée, les arrêta, et Angélique manqua défaillir d'angoisse. Contrevenant aux ordres de Manigault, les mutins espagnols qu'il avait placés en sentinelle devant l'appartement du Rescator avaient défoncé portes et vitres. S'emparer d'un maître qu'ils redoutaient et contre lequel ils avaient eu l'audace de se rebeller était leur premier but. Piller ensuite. L'un d'eux, Juan Fernandez, que le Rescator avait jadis fait attacher au mât de beaupré, pour désobéissance, se montrait le plus enragé. Lui aussi sentait obscurément que, tant que le maître serait vivant, la victoire pourrait encore changer de camp. Alors malheur aux mutins !

Les vergues ploieraient sous le poids des pendus...

La porte défoncée, ils avaient attendu la riposte de celui qui était retranché là. Puis ils étaient entrés mousquets et coutelas au poing. Rien.

Maintenant ils se tenaient au milieu du grand salon. Vide !

Si étonnés, qu'ils ne songeaient plus à s'approprier les richesses offertes à leur convoitise. Ils avaient retourné et renversé les meubles. En vain. Où se cachait l'homme inquiétant ? Serait-il entré, comme un filet de sa fumée, dans cette gargoulette en cuivre inca ? Manigault éclata en imprécations et commença à leur distribuer des coups de bottes. À grand renfort d'exclamations gutturales, ils parvinrent à s'expliquer. Ils étaient entrés, disaient-ils. Personne. Peut-être se serait-il transformé en rat. D'un tel homme on pouvait s'attendre à tout...

Les recherches recommencèrent. Mercelot alla ouvrir les grandes fenêtres de l'arrière, celles par lesquelles Angélique avait vu sombrer le soleil couchant, en ce soir merveilleux du départ de La Rochelle. Penchés, ils scrutèrent les flots bouillonnants au-dessous du surplomb de l'arrière. Il n'avait pu s'enfuir par là et d'ailleurs l'on fit remarquer judicieusement qu'il n'aurait pu refermer les fenêtres.

Ils trouvèrent la clé de l'énigme dans la petite pièce attenante. Là, le tapis rejeté découvrait le panneau d'une trappe. Ils s'entre-regardèrent en silence. Manigault se retenait pour ne pas jurer.

– Nous ne connaissons pas encore tous les pièges de ce bateau, fit le Gall qui les avait rejoints. Il est à l'image de celui qui l'a fait construire.

Il y avait de l'amertume et de l'inquiétude dans sa voix. Angélique renchérit.

– Vous voyez bien ! Vous vous mentez à vous-mêmes lorsque vous accusez le Rescator d'être un pirate. Vous êtes convaincus, au fond, que ce bateau lui appartient, et qu'en fait vous auriez fort bien pu vous entendre avec lui. Je me porte garante qu'il ne vous veut pas de mal. Rendez-vous, avant que la situation ne soit devenue irréparable !

Angélique aurait dû se souvenir. La dernière adjuration était malheureuse. Les Rochelais étaient susceptibles sur le point de l'honneur.

– Nous rendre ?... crièrent-ils en chœur, soudain unis.

Et ils lui tournèrent le dos ostensiblement.

– Vous êtes plus stupides que des huîtres accrochées à un rocher, fit-elle exaspérée.

Joffrey était, pour l'instant, hors d'atteinte. C'était un point de gagné... pour elle. Mais pour eux ?... Avec des pensées diverses ils regardaient la découpure de la trappe dans le plancher de bois précieux. Mercelot eut l'idée de tirer l'anneau qui aidait à la soulever et à leur étonnement le panneau vint sans effort. Une échelle de corde descendait dans le puits enténébré.

– Il a oublié de verrouiller l'orifice, après l'avoir refermé, constata Manigault avec satisfaction. Voici un passage qui pourra nous être utile à nous aussi ! Il faut que nous condamnions toutes les issues.

– Je vais voir où mène celle-ci dit l'un d'eux.

On battit le briquet et, après avoir allumé une lanterne à sa ceinture, celui qui avait parlé s'empara de l'échelle de corde et commença à descendre. C'était le jeune boulanger, maître Romain, qui était parti si courageusement au matin de La Rochelle avec son panier de brioches et de pains chauds pour tout bagage.

Il était à mi-chemin de la descente lorsqu'une détonation éclata dans les profondeurs. Ils entendirent Romain pousser un cri de bête blessée et puis l'horrible bruit de son corps s'écrasant plus bas, et l'éclatement de la lanterne brisée dont la lueur s'éteignit.

– Romain ! hurlèrent-ils.

Rien ne répondit. Pas même l'écho d'un gémissement. Berne voulut descendre à son tour, par l'échelle de corde.

Manigault le retint.

– Refermez la trappe, ordonna-t-il.

Et, comme ils restaient sidérés, il la rabattit lui-même d'un coup de pied, et mit la targette extérieure.

Maintenant ils commençaient à comprendre. La guerre était déclarée entre le pont et les cales du navire.

*****

« J'aurais dû retenir Romain, se dit Angélique. J'aurais dû me souvenir que Joffrey n'oublie jamais rien, que ses gestes et ses actions ne sont jamais le fruit du hasard ou de négligence, mais sont dictés par un calcul très précis. Il a laissé la trappe ouverte exactement pour que cette chose affreuse arrive. Fous qu'ils sont tous d'avoir voulu se mesurer avec lui. Et ils refusent de m'écouter. »

Elle s'élançait au-dehors, jetait un regard éperdu sur le désordre du Gouldsboro, ballotté, comme inconscient, au sein de la mer tranquille.

Un être courait, pourchassé par des cris, menacé par les lames brillantes des poignards qui avaient surgi des ceintures des mutins espagnols. Une frêle silhouette, empêtrée dans sa djellaba blanche, s'agrippant aux échelles essayait d'échapper à la meute.

– C'est lui ! C'est lui ! criait-on. Le complice ! Le Turc ! Le Sarrasin ! Il a voulu étouffer nos enfants !

Le vieux médecin arabe se retourna. Il fit face aux infidèles. Parmi eux, ces chrétiens vêtus de noir de la secte qu'on appelle réformée, et des Espagnols, ennemis de toujours de l'Islam. Une belle mort pour un fils de Mahomet. Il tomba sous les coups. Les Protestants s'étaient arrêtés. Mais les Espagnols s'acharnaient, emportés par le goût du sang et la haine séculaire du Maure.

Angélique se jeta au sein de la mêlée.

– Arrêtez ! Arrêtez ! Lâches que vous êtes !... C'est un vieillard.

Un des Espagnols lui porta un coup de couteau qui, heureusement, ne fit que déchirer la manche de sa robe et égratigner son bras. Ce que voyant, Gabriel Berne bondit. Il assomma l'Espagnol d'un coup de crosse de pistolet, et dut menacer les autres de son arme pour les contraindre à s'écarter.