– Et moi qui me figurais que couverts d'encre, vous étudiiez en tirant la langue à l'université d'Harvard, fit Angélique un peu taquine.

Florimond soupira.

– Ça aussi.

Car une partie de l'année ils étaient sur les bancs du célèbre collège. Il y a plus de professeurs par élève américain qu'à Paris même. L'instruction était la grande chance de l'Amérique et le Maine était en tête du nouveau continent. Alors lui, Florimond, ne pouvait qu'être premier en mathématiques et sciences physiques. Mais sa vie demeurait ici, dans la forêt, et cette fois enfin, leur père consentait à les emmener en expédition. N'irait-on pas jusqu'aux verts monts Appalaches où l'on chasse l'ours noir et peut-être plus loin encore au Pays des Grands Lacs où le Père des Fleuves prenait sa source.

– Et ici, au Maine, il y a pourtant, dit-on, aussi beaucoup de lacs ? Peuh ! des étangs, disons-nous ici. Il faut être d'Europe rabougrie pour raconter qu'il y a cinq mille lacs au Maine au delà d'Ontario. Il y en a cinquante mille et le seul Hudson est plus grand que votre fameuse Méditerranée.

– Je crois comprendre que tu es en passe de devenir comme Crowley ou comme Perrot... un coureur de bois...

– Je voudrais l'espérer mais, comme trappeurs, ils sont loin devant moi et mon père nous répète que notre temps exige encore plus d'études que jadis pour mieux pénétrer les secrets de la nature.

– Et Cantor partage-t-il tes goûts ? demanda Angélique.

– Bien sûr, fit Florimond péremptoire, sans laisser la parole à son cadet qui haussait les épaules. Bien sûr, répéta-t-il sur un ton aigu revenant à la tonalité de son enfance. Car il est beaucoup plus fort que moi « au jeu de la vague » ; il faut dire qu'il a commencé plus tôt que moi. Et puis il est meilleur marin, car il a navigué avant moi. Moi, pendant la traversée je n'ai appris qu'à m'écorcher les doigts sur les nœuds et aussi il est vrai à mesurer la distance parcourue avec le sextant, le polaire et le soleil...

Il s'étranglait, tellement les pensées se bousculaient en lui. Cantor accusa son sourire, mais ne dit rien.

La spontanéité de Florimond avait aboli sans peine les années de séparation. Il n'hésitait pas à tutoyer sa mère lorsqu'il était enfant. Dès le premier instant elle avait retrouvé, vivace et tendre, l'amitié de son petit compagnon des jours sombres. Plus délicat était de renouer avec Cantor. Elle avait quitté un très jeune enfant, déjà secret ; elle retrouvait un adolescent robuste, très personnel, qui n'avait plus subi depuis des années d'influences féminines.

– Et toi, Cantor ? Te souviens-tu un peu de ton enfance ?

Il baissa les paupières pudiquement et de sa main gracieuse égrena un arpège sur sa guitare.

– Je me souviens de Barbe, dit-il. Pourquoi n'est-elle pas venue avec vous ?

Angélique mit toute sa volonté à ne pas se trahir. Cette fois, elle n'aurait pas le courage de leur dire encore la vérité.

– Barbe m'a quittée. Il n'y avait plus de petits garçons à soigner chez moi. Elle est retournée dans son village... Elle... elle s'est mariée.

– Tant mieux, dit Florimond. D'ailleurs, elle nous aurait traités comme des bébés et nous n'en sommes plus depuis longtemps. Et l'on ne peut guère s'encombrer de femmes dans une expédition comme la nôtre.

Cantor ouvrit tout grand ses prunelles vertes. Il parut rassembler son courage à deux mains.

– Mère, demanda-t-il, êtes-vous décidée à obéir à mon père en tout et pour tout ?

Elle ne marqua pas d'étonnement à cette question posée d'un ton péremptoire.

– Certes, fit-elle, votre père est mon époux et je lui dois soumission en toutes ses volontés.

– C'est que, dit Cantor, ce matin vous n'aviez pas l'air de lui être tellement soumise. Mon père est un homme dont la volonté est grande et il n'aime pas la rébellion. Alors nous craignons, Florimond et moi, que cela finisse mal et que vous nous quittiez de nouveau.

Angélique, sous le reproche, rougit presque. Elle préféra, plutôt que de s'excuser devant ses fils, leur faire partager ses raisons.

– Mais votre père s'imaginait que je ne vous aimais pas, que je ne vous avais jamais aimés ! Comment n'aurais-je pas été hors de moi ? Loin de rassurer mon cœur maternel, il m'avait caché que vous étiez en vie. La joie et la surprise m'ont rendue un peu folle, je le reconnais. Je lui en ai voulu de m'avoir fait souffrir alors que d'un mot, il aurait pu depuis longtemps me rassurer. Mais ne craignez rien. Votre père et moi nous savons maintenant ce qui nous rapproche à jamais et ce n'est pas de ces choses que peut détruire une querelle passagère. Rien ne nous séparera plus.

– Vous l'aimez donc ?

– Si je l'aime ! O mes fils, c'est le seul homme qui ait jamais compté dans ma vie et captivé mon cœur. Pendant des années, je l'ai cru mort. J'ai dû lutter seule pour vivre et vous faire vivre, mes enfants. Mais je n'ai jamais cessé de le regretter et de le pleurer. Me croyez-vous ?

Ils hochèrent la tête gravement. Ils lui pardonnaient d'autant plus volontiers qu'ils avaient été la cause de sa violence du matin. Les parents ne sont pas toujours raisonnables. Mais le principal, c'est qu'ils s'aiment et ne soient pas séparés.

– Alors, insista Cantor, cette fois vous ne recommencerez plus à nous quitter ?

Angélique feignit l'indignation.

– Mais il me semble que vous inversez les rôles, mes chers garçons. N'est-ce pas vous qui m'avez quittée de votre propre chef, sans retourner la tête et sans vous soucier des larmes que je pourrais verser de vous avoir perdus.

Ils la regardaient avec un étonnement candide.

– Oui, mes larmes, insista-t-elle. Quelle n'a pas été ma douleur, Cantor, lorsqu'on est venu m'avertir que tu avais été noyé en Méditerranée avec toute la « maison  » de M. de Vivonne.

– Vous avez pleuré ? interrogea-t-il, ravi, beaucoup ?

– À m'en rendre malade... Pendant de longs jours, je te cherchais, mon chérubin. Il me semblait que j'entendais partout l'écho de ta guitare.

Cantor se dégela. L'émotion le rajeunit et tout à coup, il ressembla au petit garçon de l'hôtel du Beautreillis.

– Si j'avais su, fit-il avec regret, je vous aurais écrit une lettre pour vous dire que j'étais avec mon père. Mais je n'y ai pas pensé, constata-t-il. Il est vrai que, dans ce temps-là, je ne savais pas écrire.

– C'est le passé, Cantor, mon chéri. Maintenant, nous sommes tous réunis. Tout est bien. Tout est si beau.

– Et vous resterez avec nous ? Vous vous occuperez de nous ? Vous ne vous occuperez pas des autres comme avant ?

– Que veux-tu dire ?

– Nous nous sommes disputés avec ce garçon... Comment s'appelle-t-il, Florimond ?... Ah ! oui, Martial Berne. Il prétendait qu'il vous connaissait mieux que nous, qu'il y avait très longtemps que vous viviez avec eux comme si vous étiez leur mère... Mais ce n'est pas vrai. Ce n'est qu'un étranger. Vous n'avez pas le droit de l'aimer autant que nous. Nous, nous sommes vos fils.

Elle s'amusa de leurs expressions revendicatrices.

– Décidément, sera-ce toujours mon destin que de vivre entourée d'hommes jaloux qui ne peuvent souffrir de ma part aucun manque ? demanda-t-elle en pinçant le menton de Cantor. Que vais-je devenir si farouchement gardée ? Je ne suis pas sans inquiétude. Mais tant pis, il faut bien que j'accepte mon sort.

Les deux garçons rirent de bon cœur.

À leur adolescence que commençait de troubler le mystère de l'amour, elle apparaissait comme la plus belle des femmes, la plus séduisante, la plus fascinante. Et leur cœur se gonflait d'une exaltante fierté lorsqu'ils songeaient que cette femme était leur mère. À eux. À eux tout seuls.

– Tu nous appartiens, dit Florimond en la serrant contre lui. Elle les enveloppa dans le même regard de tendresse.

– Oui, je vous appartiens, mes bien-aimés, murmura-t-elle.

– Et moi, alors ? demanda Honorine plantée devant eux et qui les fixait.

– Toi ? Il y a longtemps que je t'appartiens, coquine. Tu m'as réduite en esclavage !

Le mot et l'idée amusèrent la petite fille. Elle se mit à rire et fit des pirouettes. Son exubérance naturelle se faisait jour depuis qu'elle avait échappé à son inquiétude. Elle s'étendit tout à coup à plat ventre sur le sable, le menton dans les mains.

– Qu'est-ce qu'il y aura comme surprise demain ? interrogea-t-elle.

– Une surprise ? Mais crois-tu donc que nous en aurons tous les jours ? Tu as maintenant un père, des frères... Que te faut-il encore ?

– Je ne sais pas...

Comme saisie d'une inspiration aussi subite qu'heureuse, elle proposa :

– On pourrait avoir un peu de guerre ?

La façon dont elle la réclamait comme s'il s'agissait d'une part de gâteau les fit rire.

– Elle est drôle, cette fille ! s'exclama Florimond. Je suis content de l'avoir pour sœur.

– Mère, voulez-vous que je vous chante quelque chose ? dit Cantor.

Angélique regardait l'un après l'autre les visages de ses enfants levés vers elle. Ils étaient beaux et sains. Ils aimaient la vie qu'elle leur avait donnée et ne la redoutait point. L'allégresse s'éleva de son cœur comme une action de grâce.

– Oui, chante, dit-elle, chante, mon fils. C'est l'instant. Je crois qu'il n'y a plus rien d'autre à faire que de chanter.

Chapitre 12

L'expédition partit dans la dernière semaine d'octobre. Aux serviteurs indiens, aux soldats espagnols chargés de défendre la colonne, se joignaient quelques hommes de l'équipage et des coureurs de bois. Trois chariots suivaient avec vivres, instruments, fourrures et armes. Joffrey de Peyrac et Nicolas Perrot prirent la tête, et le convoi s'ébranla, quittant les abords du fort de Gouldsboro. Il y eut un arrêt au camp Champlain. Puis les chevaux continuèrent en direction de la forêt. En une nuit, l'automne était venu. Sur un fond d'or moiré, les hêtres et les érables inclinaient leurs feuillages rutilants.