– Ah ! je suis lâche, soupira-t-elle.

– Bravo ! Une once de lâcheté sied à merveille à votre impérieuse beauté. Soyez lâche, soyez faible, ma chérie, cela vous va si bien.

– Je devrais vous haïr.

– Ne vous en privez pas, mon amour, à condition que vous continuiez à m'aimer. Dites-moi, ma mie, ne croyez-vous pas qu'il serait temps de rejoindre nos jouvenceaux et de les rassurer sur la bonne entente de leur père et de leur mère enfin retrouvés et unis ?... Ils ont de multiples récits à vous faire.

Angélique marcha comme une convalescente. La vision incroyable ne s'était pas évanouie, Florimond et Cantor, appuyés l'un à l'autre, dans le geste charmant de leur enfance, les regardaient venir.

Elle ferma les yeux et loua Dieu.

C'était le plus beau jour de sa vie.

Florimond trouvait ses aventures toutes simples. Il était parti avec Nathanaël, le jeune voisin ami, échappant sans le savoir au massacre qui, quelques heures plus tard, devait anéantir leurs familles. Après pas mal d'errances, ils s'étaient embarqués comme mousses dans un port breton. L'idée fixe de Florimond de se rendre en Amérique pour y retrouver son père avait trouvé sa justification lorsque, après avoir débarqué à Charlestown et n'avoir cessé de demander, au cours de diverses pérégrinations, si personne ne connaissait un gentilhomme français nommé Peyrac, il avait fini par rencontrer des commerçants en relation avec le comte qui venait de faire construire un bateau à Boston selon ses plans, pour les mers nordiques. Il commençait d'explorer le Maine. Un ami lui avait conduit Florimond. Cantor trouvait également ses aventures très simples. Il était parti à la recherche de son père, sur la mer, et dès les premiers jours de navigation celui-ci s'était présenté sur un magnifique chébec pour tendre les bras à son fils.

Florimond et Cantor, ayant supplié leur père de partir chercher Angélique, ne s'étonnaient donc nullement de le voir revenir avec elle. La vie pour eux était une succession d'événements bénéfiques et qui devaient tourner naturellement à leur avantage. On les aurait fort étonnés en leur expliquant qu'il existait au monde des gens qui avaient de la malchance et dont les rêves les plus extravagants ne se réalisaient pas dès qu'ils se donnaient un peu de mal pour les obtenir. Apparemment, leur confiance en la vie et en eux-mêmes n'était pas près d'être ébranlée et ils envisageaient comme de merveilleuses vacances le départ pour une expédition vers l'arrière-pays.

Chapitre 11

– Où est l'abbé ? avait demandé pourtant Florimond.

– Quel abbé ?

– L'abbé de Lesdiguières.

Angélique se troubla. Comment expliquer à cet enfant enthousiaste que le précepteur qu'il n'avait pas oublié était mort, pendu ? Elle hésita. Mais Florimond semblait avoir compris. L'animation de son visage s'éteignit et il regarda au loin.

– C'est dommage, dit-il. J'aurais aimé le revoir.

Il s'assit sur la roche, près de Cantor qui silencieux pinçait de temps à autre sa guitare. Angélique les rejoignit et s'assit près d'eux. L'après-midi s'achevait. Florimond et Cantor, familiers des lieux, lui avaient fait découvrir les calanques, les criques enchantées de cette étrange contrée et l'éternelle complication du rivage, cernant la mer bleue avec des circonvolutions de pieuvre, des méandres miroitants emprisonnant de roses parcelles de rochers, de vertes presqu'îles amenuisées, réduites à l'état de reptiles, d'anguilles flottantes. Autant de refuges, de baies secrètes, où chaque habitant, chaque famille nouvelle, pourrait trouver son fief, son silence, sa provende de poissons ou de gibier à plume. Entre les îles à l'échine pointue, hérissées d'arbres, l'ombre des bas-fonds dessinait de mouvantes moirures sous la transparence de la mer. Les plages étaient diverses. Rouges et roses, mais parfois blanches, comme celle qui se trouvait située un peu au-dessous du fortin personnel du comte de Peyrac. Plage de neige caressée par l'eau qui prenait, en abordant le sable, la couleur du miel, s'étalant soudain languide, avec une douceur insolite, étonnante dans ces rudes parages.

Honorine courait autour d'eux faisant cueillette de coquillages qu'elle venait déposer sur les genoux d'Angélique.

– Mon père m'a dit que Charles-Henri était mort, reprit Florimond. Ce sont les dragons du Roi qui l'ont tué, n'est-ce pas ?

Angélique inclina la tête en silence.

– L'abbé aussi ?

Comme elle ne répondait pas le jeune homme se dressa et tira son épée.

– Mère, dit-il avec ardeur, voulez-vous que je fasse le serment de les venger tous les deux, que je vous jure de ne prendre de repos qu'après avoir pourfendu tous les soldats du roi de France qui me tomberont sous la main ? Ah, j'aurais tant aimé servir le Roi, mais cette fois c'en est trop ! Je ne pardonnerai jamais le meurtre du petit Charles-Henri. Je les tuerai tous.

– Non, Florimond, dit-elle. Ne prononce jamais un tel serment, ni de telles paroles. Répondre à l'injustice par la haine ? Au crime par la vengeance ? Où cela te mènerait-il ? À l'injustice, au crime aussi et tout recommencera.

– Ce sont des paroles de femme, jeta Florimond tout vibrant d'une peine et d'une révolte contenues.

Il avait toujours cru que dans la vie tout s'arrangeait : si l'on était pauvre, il n'y avait qu'à intriguer pour devenir riche et si l'on était trop envié au point d'être menacé de poison, il suffisait de garder un peu de sang-froid et de guetter une petite chance pour échapper à la mort. On n'avait qu'à avoir le courage de tout sacrifier et partir à la recherche d'un frère ou d'un père disparus, pour voir aussitôt se produire le petit miracle de les retrouver vivants tous deux. Et voici que, pour la première fois de sa vie, il se trouvait devant un événement irrémédiable, irréparable : la mort de Charles-Henri.

– Est-il mort vraiment ? dit-il avec passion, s'accrochant au miracle.

– Je l'ai couché de mes mains dans sa tombe dit Angélique sourdement.

– Alors ce frère, je ne le retrouverai pas, jamais ? (Sa voix s'étrangla.) J'aurais tant voulu... Je l'attendais... J'étais sûr qu'il viendrait... Je lui aurais montré notre granit rouge de Keewatin, et puis la malachite du lac des Ours. Et puis toutes ces belles espèces minérales que l'on trouve sous la terre : il suffit de chercher et puis non, à quoi bon ? Je lui avais pourtant déjà appris beaucoup de choses...

Son cou mince tressaillit sous les sanglots qu'il essayait de retenir.

– Ah ! s'écria-t-il avec emportement, pourquoi m'as-tu empêché de l'emmener lorsqu'il était temps encore ? Pourquoi ne puis-je retourner en arrière pour massacrer ces maudits ? Il gesticulait avec son épée.

– Dieu ne devrait pas permettre ces choses-là. Je ne le prierai plus.

– Ne blasphème pas, Florimond, dit-elle avec sévérité. Ta révolte est stérile. Suis la sagesse de ton père qui nous demande de ne pas transplanter sur cette terre nos vieilles haines. Maudire ce qui fut, s'appesantir sur les erreurs du passé, nous fait plus de mal que de bien. C'est devant soi qu'il faut regarder : « Laissez les morts enterrer les morts », ont dit les Écritures. As-tu songé, Florimond, que c'est miracle que nous nous retrouvions aujourd'hui. Moi aussi je ne devrais pas être ici : cent fois je devais être morte...

Il tressaillit la fixant de ses yeux noirs magnifiques où flambait toute l'ardeur de la jeunesse.

– Voyons, c'est impossible : tu ne peux pas mourir.

Il tomba à genoux près d'elle, lui jeta les bras autour de la taille et appuya le front contre son épaule.

– Mère chérie : toi, tu es éternelle, cela va de soi.

Elle sourit avec indulgence pour le jeune géant dépassant sa mère de plusieurs pouces, mais demeurant si enfant, ayant besoin d'être avec elle, d'être grondé, guidé et consolé. Elle caressa son front lisse, son opulente chevelure d'ébène.

– Sais-tu que le petit garçon qui est né l'autre nuit se nomme Charles-Henri ? Qui sait si avec lui la petite âme de ton frère n'est pas revenue parmi nous ? À celui-là tu pourras apprendre tout ce que tu sais...

– Oui.

Florimond rêva, les sourcils froncés.

– Mais je sais tant de choses déjà, soupira-t-il comme ne pouvant départager par quel bout il commencerait son enseignement. Il est vrai que toute cette marmaille que vous avez amenée ici n'est bonne qu'à ânonner la Bible et a bien besoin qu'on la dresse. Je parie qu'ils ne savent pas distinguer le quartz d'un feldspath et même la chasse, donc. N'est-ce pas, Cantor ? Sans attendre les commentaires de son frère rêvant sur sa guitare, il parla de leurs existences de jeunes Européens s'initiant aux ruses nécessaires de la vie sauvage. Avec les enfants indiens, ces « papooses », Cantor et lui savaient marcher, « à ne pas faire se sauver un vison » si farouche, sur un tapis de feuilles crissantes, à se couler comme une ombre d'arbre en arbre, à se camoufler avec des dépouilles d'animaux pour tromper le gibier vivant, l'attirer, l'appeler parfois pour s'en emparer ; c'était là une vie exaltante et l'adresse de chacun était récompensée, mais même les Indiens partageaient avec tout le clan et étaient généreux de naissance. Cantor et lui savaient arrêter d'une flèche en plein vol une autre flèche tirée par un camarade. Mais la chasse la plus passionnante c'était encore en plein hiver. Alors les grandes bêtes engourdies par le froid s'enfoncent péniblement à chaque pas dans la neige, tandis que leurs poursuivants, légers et silencieux sur les raquettes indiennes, les approchent sans trop de peine et enfoncent leurs flèches à coup sûr.

Ils étaient aussi adroits à la pêche au harpon qu'au tir à l'arc. Cela, leur père lui-même l'avait reconnu. Le poisson transpercé, on se jette dans l'eau glacée pour ramener la proie au rivage. On se sent vivre, quoi ! Bons nageurs, ils ne craignaient pas de laisser leurs légers canoës d'écorce de bouleau dériver dans les torrents les plus furieux. Il fallait bien être à la hauteur des saumons qui remontent une chute d'eau.