– Déjà levé ?

– Il n'est que temps. Un Indien au grand galop vient d'annoncer l'approche de la caravane de Boston. Si j'ai pu m'arracher aux délices de cette couche, ce n'est certes pas parce que vous m'y avez encouragé, je dirais même que jusque dans votre sommeil vous sembliez mettre tout en œuvre pour me détourner des tâches qui m'attendent dès l'aube. Vos talents sont par trop habiles.

– Ne vous étiez-vous pas plaint la première fois d'un manque... précisément, de compétences, qui vous avait paru blessant ?

– Hum ! hum ! fit-il, je reste perplexe. Je ne suis pas si sûr que vos élans de cette nuit n'aient pas piqué ma jalousie rétrospective. Je n'avais pas souvenir de vous avoir menée moi-même à une telle perfection. Enfin, admettons que vous devez tout à votre premier initiateur ; il aurait mauvaise grâce à ne pas se sentir comblé...

Il mit un genou sur le bord du lit pour se pencher et la contempler dans le désordre de sa chevelure lumineuse.

– Et ça se déguise en pauvre servante pieuse ! Et ça joue les fières Huguenotes, prudes et froides !... Et l'on s'y laisse prendre ! Quand donc vous moquez-vous du monde, déesse ?

– Moins souvent que vous. Je n'ai jamais su bien ruser, sauf dans un mortel danger. Joffrey, je ne vous ai jamais joué de comédie, ni avant ni maintenant, je me suis battue contre vous à armes franches.

Alors vous êtes la plus surprenante des créatures, la plus imprévisible, la plus changeante, à mille facettes... Mais vous venez de prononcer un mot inquiétant : vous vous êtes battue contre moi... Vous le considériez donc comme un ennemi, ce mari revenant ?...

– Vous doutiez de mon amour.

– Étiez-vous sans reproche ?

– Je vous ai toujours aimé plus que tout.

– Vous commencez à m'en persuader. Mais notre combat, pour avoir pris un tour plus doux, est-il terminé ?

– Je l'espère, fit-elle inquiète.

Il secoua la tête d'un air songeur.

– Il y a encore bien des aspects de votre comportement passé qui me demeurent mystérieux.

– Lesquels ? Je vous expliquerai tout.

– Non. Je me méfie des explications. Je veux vous voir sans feinte. Et répondant par un sourire à son regard anxieux.

– Levez-vous, chérie. Il faut que nous allions au-devant de la caravane.

Chapitre 10

Ils étaient arrivés aux abords d'un lieu désert enrobé de brumes, où l'on entendait pourtant comme l'écho de milliers de voix. Angélique tournait la tête de droite à gauche.

– Je ne vois personne. Quel est ce phénomène ?

Sans répondre, Joffrey de Peyrac mit pied à terre. Depuis quelques instants, il semblait distrait. Après l'avoir cru préoccupé, elle s'étonnait qu'il ne lui communiquât pas son souci. Il vint à elle et lui tendit les bras pour l'aider à descendre de cheval. Il lui sourit avec une infinie tendresse mais ses traits demeuraient tendus.

– Qu'avez-vous ? lui demanda-t-elle à plusieurs reprises.

– Rien, mon cœur, répondit-il, en la serrant contre lui tandis qu'il l'entraînait entre les arbres, ne vous ai-je pas dit que ce jour est le plus beau de notre vie ?

Elle vit qu'il n'était pas préoccupé, mais ému. Elle en fut encore plus inquiète. Son bonheur était encore si fragile qu'elle tremblait de voir un événement fortuit le lui enlever à nouveau. Était-ce l'atmosphère ouatée qui lui mettait au cœur, non pas une angoisse, mais une impression d'attente ?

– Quand il fait clair ici, la vie semble très simple, dit-elle à haute voix comme si elle voulait rompre un charme qui s'imposait, mais quand le brouillard nous enveloppe tout est remis en question. Ce doit être pour cela qu'on s'attache à ce pays. On attend sans cesse un événement, une surprise, on sent que quelque chose va se passer, quelque chose d'heureux.

– C'est en effet pour vous réserver une surprise heureuse que je vous ai amenée ici.

– Mais que peut-il m'arriver encore d'heureux puisque je vous ai retrouvé ?

Il la fixa avec une attention ombrageuse, de ce regard qu'elle avait si souvent senti peser sur elle, à bord du Gouldsboro. Lorsqu'il l'examinait ainsi, elle savait qu'il doutait d'elle, qu'il lui réclamait des comptes et que l'amertume qu'elle lui avait infligée par son passé n'était pas effacée.

Mais il ne répondit pas à l'interrogation qu'il pouvait lire dans ses yeux. À mesure qu'ils avançaient un bruit grondant leur parvenait, mêlé à des bruits de voix humaines. Ils arrivèrent devant un amoncellement de rochers rouges où la mer s'engouffrait avec fracas. Les voix se multipliaient, portées par un écho qui les amplifiait. Nulle silhouette humaine ne s'apercevant, le phénomène avait quelque chose d'inquiétant. Angélique finit par distinguer sur la mer, de l'autre côté des roches, des petits points noirs qui flottaient, les têtes d'audacieux nageurs.

– Ce sont les enfants indigènes qui se livrent à leur jeu favori, dit Joffrey de Peyrac.

Le jeu consistait à se placer sur le trajet d'une lame particulièrement haute et, porté sur la crête écumante, de se précipiter avec elle dans l'antre noir d'une caverne où elle se fracassait. L'art du nageur était de se rattraper à la paroi rocheuse avant d'être broyé contre elle par la violence du choc. Il apparaissait alors au sommet de l'éboulis de rochers et courait plonger à nouveau pour recommencer.

Angélique les considérait sans faire un mouvement. Ce qui la retenait, c'était moins leur dangereux exploit qu'une certitude de reconnaître le décor. Elle cherchait à se rappeler où elle avait pu avoir sous les yeux un tel spectacle. Elle se tourna vers son mari pour lui faire part de ses réflexions. Une voix jeune, criant à travers la grotte un appel, fut le choc qui dissipa l'obscurité de sa mémoire. Ce n'était pas elle qui avait vu cela en rêve, c'était Florimond. Elle crut entendre les paroles qu'il lui disait un soir, au château du Plessis, alors que pesaient sur eux des menaces de mort, « J'ai vu mon père et mon frère en songe... Cantor était au sommet d'une grande vague blanche et il me criait : Viens, Florimond... Viens faire cela avec moi, c'est tellement amusant... Ils sont dans un pays plein d'arcs-en-ciel... ». Les yeux d'Angélique s'ouvrirent. La vision de Florimond se recomposait devant elle. Les arcs-en-ciel tremblaient à travers les feuillages, la vague blanche était là...

– Qu'avez-vous ? demanda Joffrey de Peyrac avec inquiétude.

– Je ne sais pas ce qui m'arrive, dit Angélique qui était toute pâle, j'ai déjà vu ce paysage... en songe. Ou plutôt, ce n'était pas moi... Mais comment a-t-il pu réellement voir cela, murmura-t-elle se parlant à elle-même... Les enfants ont de ces presciences...

Elle n'osait pas prononcer le nom de Florimond. Leurs fils disparus demeuraient entre eux. C'était à leur sujet qu'il lui avait fait les plus durs reproches et elle ne voulait pas aujourd'hui, après les heures merveilleuses qu'ils avaient connues dans les bras l'un de l'autre, évoquer une cause de peine et de mésentente.

Mais c'était comme si elle le voyait là, devant elle, avec une acuité étonnante, le petit Florimond.

Depuis des années elle ne l'avait évoqué avec une telle précision. Il se tenait là avec son sourire étincelant, ses yeux charmeurs : « Mère, il faut partir »... Il lui avait dit cela, sentant que la mort rôdait, mais elle ne l'avait pas écouté, et il s'était enfui, poussé par l'instinct de vivre qui, Dieu merci, guide les actions impulsives de la jeunesse. Il ne pouvait sauver de force sa mère, ni son frère, le pauvre petit, il avait au moins sauvé sa propre vie. Avait-il trouvé ce pays plein d'arcs-en-ciel où il s'imaginait que l'attendaient son père et Cantor. Cantor mort depuis sept années en Méditerranée ?

– Mais qu'avez-vous ? répéta le comte en fronçant les sourcils.

Elle s'efforça de sourire.

– Ce n'est rien. J'ai eu comme une vision, vous dis-je. Je vous expliquerai plus tard pourquoi. La caravane s'annonce-t-elle ?

– Montons sur ce tertre, nous les apercevrons. J'entends le bruit des chevaux, mais ils n'avancent qu'au pas car la sente est étroite.

De la légère éminence où ils se trouvaient, le regard, plongeant à travers les arbres, commençait à distinguer le mouvement causé par l'arrivée d'une troupe nombreuse. Les roues des chariots grinçaient sur les cailloux du chemin. Des plumes chatoyantes s'apercevaient entre les ramures. Coiffures des Indiens porteurs ? Non, ces plumages garnissaient les feutres des deux cavaliers de tête. En même temps qu'ils surgissaient en vue, à l'orée du bois, parvenait un écho musical. Le bras de Joffrey de Peyrac se tendit subitement.

– Les voyez-vous ? dit-il.

– Oui.

Elle mit sa main en auvent sur ses yeux afin de mieux distinguer les arrivants.

– Ce sont de très jeunes gens, me semble-t-il. L'un d'eux tient une guitare.

Le mot mourut sur ses lèvres. Son bras retomba. Pendant un instant elle éprouva comme un phénomène de désincarnation. Son corps était là, mais vidé de sa substance, elle était devenue une statue où seul demeurait vivant le pouvoir de la vue. Elle n'existait plus, elle était morte, mais elle voyait.

Elle les voyait... ces deux cavaliers qui s'avançaient. Et surtout l'un, le premier... et puis l'autre. Mais le premier était bien réel, tandis que l'autre, le page à la guitare, c'était une ombre, ou bien alors, elle était morte aussi.

Ils s'approchaient. Le mirage allait se dissiper. Mais plus ils s'approchaient, plus leurs traits se précisaient. C'était Florimond, son sourire étincelant, ses yeux rieurs et vifs.

– Florimond.

Il sauta à bas de son cheval et jeta un cri.

– Mère !

Alors il se mit à courir vers la colline les bras tendus. Angélique voulut s'élancer aussi, mais ses jambes se dérobèrent et elle tomba à genoux. Ce fut ainsi qu'elle le reçut contre son cœur, à genoux lui aussi, ses bras autour de son cou, sa tignasse brune contre son épaule.