– Je reconnais que votre point de vue est défendable, bien qu'il faille une cervelle profondément... religieuse pour l'avoir conçu. Mais il me répugne. Peut-être parce que, autrefois, j'ai, moi aussi, porté des chaînes.
Il releva ses manchettes de dentelle et tendit ses poignets bruns sur lesquels survivaient les traces blanchâtres de profondes cicatrices.
Était-ce une erreur de sa part ? Les Protestants qui l'écoutaient déconcertés, sursautèrent et leurs traits retrouvèrent une dure expression de mépris.
– Oui, insista le Rescator, comme s'il jouissait de leur découverte horrifiée, moi-même et mon équipage sur ce navire, nous avons presque tous porté des chaînes. C'est pourquoi nous n'aimons pas les marchands d'esclaves, comme vous.
– Forçat ! jeta Manigault. Et vous voudriez encore que nous vous fassions confiance à vous et vos compagnons de galère.
– Voguer aux bancs du Roi est-il un titre d'infamie en notre siècle, monsieur ? J'ai eu à mes côtés au bagne de Marseille des hommes dont le seul crime était d'appartenir à la religion calviniste, à la R. P. R. comme on dit dans le royaume de France que vous avez fui.
– C'était différent. Ils souffraient pour leur foi.
– Vous appartient-il de juger sans savoir pour quelle autre passion j'ai souffert, moi aussi, les injustes sentences ?
Mercelot s'esclaffa, sarcastique.
– Bientôt, vous nous ferez croire, monseigneur, que le bagne de Marseille et les bancs du Roi sont peuplés d'innocents, et non d'assassins, de bandits et de voleurs de grands chemins, comme il se doit.
– Qui sait ? Ce serait assez dans les normes du vieux monde décadent. Hélas, « il est un mal que j'ai vu sous le soleil comme une erreur provenant de celui qui gouverne : la folie occupe des postes très élevés et les riches sont assis dans l'abaissement. J'ai vu des esclaves sur des chevaux et des princes marchant à terre comme des esclaves. » Je cite les Écritures, messieurs.
Il levait le doigt dans une attitude péremptoire et quasi prophétique et, à ce moment, Angélique comprit.
Il jouait la comédie. Pas un instant, pendant ce dialogue ahurissant, il n'avait cherché à s'expliquer avec ses adversaires, à les « convertir » à son point de vue dans le fallacieux espoir de les amener à reconnaître leurs torts. Angélique elle-même savait que c'était inutile et c'est pourquoi elle suivait avec une telle anxiété ces paroles échangées et qui lui semblaient presque incongrues en un semblable moment. Brusquement elle découvrait son jeu. Sachant les Protestants fort portés aux discussions scolastiques, il les avait lancés dans un débat de conscience, employant des arguments spécieux et posant des questions bizarres, afin de capter leur attention.
« Il cherche à gagner du temps, se dit-elle. Mais que peut-il espérer ? attendre ? Les membres fidèles de l'équipage sont enfermés dans l'intérieur du navire et tous ceux qui cherchent à sortir sont abattus sans pitié. »
Un coup de mousquet claquant du fond de la « grand'rue » vint confirmer sa pensée et elle sursauta douloureusement.
Berne, que le vif sentiment qui le torturait vis-à-vis d'Angélique rendait plus intuitif, eut-il en la regardant le pressentiment de ce qu'elle pensait ?
– Amis, s'écria-t-il, méfiez-vous ! Cet homme démoniaque cherche à endormir notre méfiance. Il espère que ses compagnons vont venir le secourir et tente, par ses paroles, de faire traîner notre verdict.
Ils se rapprochèrent du Rescator et l'encadrèrent étroitement. Mais aucun n'osa porter la main sur lui pour l'arrêter et lui lier les poignets.
– N'essayez pas de nous tromper encore, menaça Manigault. Vous n'avez rien à espérer. Ceux des nôtres que vous aviez engagés dans votre équipage, nous ont fourni un plan détaillé du navire, et maître Berne lui-même – souvenez-vous – que vous aviez mis aux fers, a pu repérer que son cachot prenait l'air par le puits où se déroule la chaîne de l'ancre. Par ce puits, dont nous nous sommes assuré l'orifice, nous avons accès à la soute aux poudres et à la Sainte Barbe. Nous nous battrons s'il le faut, dans les cales, mais c'est nous qui, déjà, avons la réserve de munitions.
– Félicitations !
Il demeurait très grand seigneur et son ironie, à peine voilée, les exaspérait et les inquiétait.
– Je reconnais que, pour l'instant, vous êtes les plus forts. Je souligne « pour l'instant » car j'ai tout de même cinquante hommes à moi sous mes pieds.
II frappa de sa botte le plancher.
– Croyez-vous que le premier moment de surprise passé, ils vont attendre bien sagement, pendant des jours et des jours, que vous leur ouvriez la cage ?
– S'ils savent qu'ils n'ont plus de capitaine à servir ou à redouter, dit Gabriel Berne d'un ton lourd, il se peut que la plupart se joignent à nous. Les autres, ceux qui resteront éternellement fidèles... tant pis pour eux !
Angélique le haït pour cette unique phrase. Gabriel Berne voulait la mort de Joffrey de Peyrac.
Celui-ci ne paraissait pas impressionné.
– Car, messieurs, n'oubliez pas que, pour vous rendre d'ici aux Iles d'Amérique, il ne vous faut pas moins de deux semaines de difficile navigation.
– Nous ne sommes pas assez imprudents pour essayer de nous y rendre sans escale, dit Manigault que le ton doctoral de son adversaire exaspérait et qui ne pouvait se retenir de lui fournir des explications. Nous nous dirigeons vers la côte et nous serons dans deux jours à Saco ou à Boston...
– Si le courant de Floride vous le permet.
– Le courant de Floride ?
À cet instant les yeux d'Angélique revinrent vers le gaillard d'avant et elle cessa de suivre la conversation, attirée par un phénomène inquiétant. Le brouillard lui avait semblé s'épaissir de ce côté du navire, maintenant, il n'y avait plus de doute. Ce n'était pas du brouillard, c'était de la fumée. On ne pouvait distinguer d'où partaient les épaisses volutes qui, en s'étalant, voilaient le désordre du pont démantelé. Soudain, elle poussa un cri. Le bras tendu, elle désignait la porte de l'entrepont derrière laquelle gîtaient les femmes et les enfants et dont les interstices laissaient filtrer lentement la fumée blanche. Des lattes du plancher fermant le pont, les mêmes fumerolles menaçantes s'élevaient, se tordaient. C'était là-dessous, à l'intérieur qu'avait dû éclater le foyer d'incendie.
– Le feu ! Le feu !
Ils finirent par l'entendre et regardèrent dans la direction indiquée.
– Le feu est à l'entrepont... Avez-vous fait évacuer vos femmes ? Non, dit Manigault, nous leur avons recommandé de se tenir calmes pendant notre action. Mais... s'il y a le feu... pourquoi ne sortent-elles pas ?
Il hurla de toutes ses forces.
– Sortez ! Sortez !... Il y a le feu.
– Elles sont peut-être déjà étouffées, dit Berne.
Et il s'élança, suivi de Mercelot.
*****
L'attention s'était détournée du prisonnier. Celui-ci bondit alors avec la souplesse silencieuse d'un tigre. On entendit un râle sourd. Le matelot espagnol posté en sentinelle devant les appartements du Rescator s'effondra, égorgé par la pointe du poignard que celui-ci venait de tirer promptement du revers de sa botte.
En se retournant ils ne virent que ce corps étendu. Le Rescator s'était retranché dans sa cabine, hors de leur portée. Il devait déjà avoir saisi ses armes, et le déloger ne serait pas facile.
Manigault serra les poings, comprenant qu'il avait été joué.
– Le maudit ! Mais il ne perd rien pour attendre. Que deux d'entre vous restent là, recommanda-t-il à des matelots armés accourus. Nous devons courir sus au feu et nous nous occuperons de lui après. Il ne pourra nous échapper. Surveillez la porte et ne le laissez pas sortir vivant.
Angélique n'entendit pas ces dernières paroles. La pensée d'Honorine au sein du brasier l'avait jetée vers la partie du navire menacée.
On n'y voyait plus à deux pas. Devant la porte, Berne et Mercelot, toussant et suffoquant, essayaient de l'enfoncer.
– La barre est mise à l'intérieur.
Ils se saisirent d'une hache et réussirent à faire sauter le vantail de bois. Des silhouettes titubantes apparurent, les bras sur les yeux. Des accès de toux, des éternuements, des cris et des pleurs s'élevaient du nuage opaque. Angélique plongea en aveugle, se heurtant à des êtres invisibles qui se débattaient dans ce cauchemar. Des mains s'agrippaient à elle. Elle releva quelques enfants effondrés et les tira au-dehors. Machinalement, elle enregistrait qu'elle ne sentait pourtant aucune odeur de fumée. Les yeux la piquaient, mais à part cette sensation et une irritation de la gorge, son malaise n'était pas grand. Sans craindre désormais de défaillir elle revint dans la cale embrumée, à la recherche d'Honorine. Des voix étouffées commençaient à s'interpeller autour d'elle.
– Sarah ! Jenny ! Où êtes-vous ?
– Est-ce toi ?
– Êtes-vous malades ?
– Non, mais nous ne pouvions pas ouvrir la porte ni les sabords.
– J'ai mal à la gorge.
– Berne, Carrère, Darry, venez avec moi. Il faut trouver le foyer d'incendie.
– Mais... il n'y a pas d'incendie !
*****
Soudain Angélique se revit dans la nuit, devant Candie en feu. Le chébec du Rescator dérivait enveloppé d'un cocon de fumée jaunâtre, et Savary s'écriait :
– Ce nuage à fleur d'eau, qu'est-ce que c'est ?... Qu'est-ce que c'est ?
Se traînant au sol, Angélique, tâtonna, cherchant Honorine. Son appréhension s'apaisait. Il n'y avait pas de feu, pas de flammes. C'était encore, elle aurait dû s'en douter, un des tours du Rescator, son mari, ce comte savant dont les expériences scientifiques avaient partout éveillé autour de lui soupçons et frayeur.
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