Mais il y avait déjà longtemps que l'image de Monteloup l'avait quittée. Monteloup était passé à Denis et des enfants y naissaient. C'était leur tour de guetter dans les couloirs le fantôme de la vieille femme aux mains tendues, et de se forger dans leur noble misère une enfance émerveillée.
Depuis longtemps Angélique n'appartenait plus à Monteloup, ni au Poitou. Et tandis qu'elle pénétrait dans l'entrepont, ce qui la poursuivait, c'était le souvenir de maître Gabriel écrasant les derniers tisons dans l'âtre de sa maison, avant de prendre Laurier par la main pour s'en aller.
Ce soir, derrière les paupières des exilés, défilerait le souvenir des belles demeures protestantes de La Rochelle, désertées de leur âme, malgré la claire lumière du ciel d'Aunis qui ruisselle sur leurs façades. Vitres closes, yeux morts, elles attendent et, seul, le froissement du palmier dans les cours et du lilas d'Espagne contre les murs rappelle la vie. La cale était sombre et froide. On avait éteint deux lanternes afin que les enfants terrassés de fatigue puissent dormir. Des voix chuchotaient, marmonnaient. Un époux réconfortait sa femme, la raisonnait :
– Tu verras !... Tu verras !... quand nous serons aux Iles, tout s'arrangera.
Maîtresse Carrère secouait son mari :
– Vous n'en ferez pas moins aux Iles qu'à La Rochelle. Alors qu'avions-nous à perdre ?...
Angélique s'approcha du cercle de lumière dans lequel veillaient Manigault et le pasteur, près du blessé. Celui-ci semblait reposé et détendu. Il s'était endormi. Les deux hommes informèrent brièvement Angélique que le médecin arabe était revenu avec un acolyte. Ils avaient pansé maître Berne et lui avaient fait avaler on ne sait quelle mixture qui l'avait grandement soulagé.
Elle n'insista pas pour prendre son tour de garde. Elle sentait la nécessité de se reposer, non qu'elle fût si lasse, mais il lui semblait que sa tête était en plein chaos. Elle n'arrivait pas à reprendre pied dans la situation exacte et, d'ailleurs, l'obscurité et le mouvement du roulis y étaient peut-être aussi pour quelque chose.
« Demain il fera jour. Demain je comprendrai ! »
Ce fut presque machinalement qu'elle chercha Honorine. Une main l'agrippa au passage. Séverine lui montra ses deux frères endormis.
– Je les ai couchés, dit-elle fièrement.
Elle les avait recouverts de leurs manteaux et leur avait mis autour des pieds de la paille, dénichée on ne sait où. Séverine était une vraie femme. Vulnérable dans la vie quotidienne, elle tenait solidement la barre aux heures graves. Angélique l'embrassa comme une amie.
– Chérie, dit-elle, nous n'avons même pas pu nous revoir tranquillement depuis que j'ai été te chercher à Saint-Martin-de-Ré.
– Ah ! toutes les grandes personnes ont la tête à l'envers, soupira la fillette, et pourtant c'est maintenant que nous devrions être tranquilles, dame Angélique. J'y pense à chaque instant et Martial aussi. Nous avons échappé au couvent et aux Jésuites.
Elle ajouta vivement, comme si elle se reprochait son étourderie :
– C'est vrai que père a été blessé, mais, voyez-vous, cela me semble moins grave que si on l'avait mis en prison et si nous avions été séparés de lui pour toujours... Et puis, le médecin à la longue robe a dit que, dès demain, il serait guéri... Dame Angélique, j'ai essayé de coucher Honorine, mais elle dit qu'elle ne veut pas dormir parce qu'elle n'a pas sa boîte à trésors.
L'esprit des mères est doué d'une optique particulière. De toutes les catastrophes accumulées depuis quelques heures, celle d'avoir oublié la boîte à trésors d'Honorine parut à Angélique la plus lourde de conséquences et la plus irréparable. Elle en fut accablée. Sa fille se tenait cachée derrière un canon, debout, éveillée comme un petit chat-huant.
– Ze veux ma boîte à trésors.
Angélique hésitait entre la méthode du raisonnement et celle de l'énergie sans appel, lorsqu'elle reconnut la forme prostrée près de laquelle, en fait, Honorine s'était réfugiée.
– Abigaël ?... Est-ce vous ?... Mais pourquoi ?...
L'abattement d'Abigaël, toujours si digne et mesurée, la gênait presque.
– ... Que vous arrive-t-il ? Êtes-vous souffrante ?
– Oh ! J'ai tellement honte, répondit la jeune fille d'une voix étouffée.
– Mais pourquoi ?
Abigaël n'était ni sotte ni bégueule. Elle n'allait tout de même pas se mettre martel en tête parce que le Rescator lui avait effleuré la joue.
Angélique la força à se redresser et à la regarder en face.
– Qu'y a-t-il ?... Je ne comprends pas.
– Mais ces paroles qu'il a dites, c'est épouvantable !
– Quelles paroles ?
Angélique essayait de se rappeler la scène. Si la façon de se comporter du Rescator envers Abigaël lui avait paru hardie et déplacée – mais c'étaient ses façons habituelles – les mots échangés ne l'avaient pas frappée.
– Vous n'avez pas compris ? balbutia la jeune fille... Vraiment ?
Son émoi la rajeunissait et, avec ses joues enflammées et ses paupières meurtries, on s'apercevait, en effet, qu'elle était belle. Mais il avait fallu ce damné Rescator pour s'en aviser au premier coup d'œil. Angélique pensa que tout à l'heure il l'avait serrée contre lui, sans qu'elle eût même l'idée de s'en effaroucher. Il traitait ainsi tous et chacun autour de lui et surtout les femmes comme s'il avait des droits de prince sur eux. Elle eut un réflexe de révolte.
– Abigaël, n'attachez aucune importance au comportement du maître de ce navire. Vous n'avez pas l'habitude de ce genre d'homme et même parmi tous les aventuriers que j'ai connus, il est bien le plus... le plus...
Mais elle ne trouvait pas de mot.
– Il est impossible, conclut-elle. Mais, dans le danger imminent que nous courions, je n'ai pu trouver que ce hors-la-loi pour nous arracher à un sort affreux. Maintenant nous sommes entre ses mains. Il faut l'accepter lui et son équipage et veiller à ne pas s'attirer leur animosité. Lorsque je voyageais en Méditerranée – pourquoi le nier puisqu'il s'est chargé si peu galamment de vous l'apprendre – je ne l'ai rencontré qu'une fois mais sa réputation était grande. C'est un pirate sans foi ni loi mais je ne le crois pas sans honneur.
– Oh ! Il ne me fait pas peur, murmura Abigaël en secouant la tête.
Son expression s'apaisait et elle leva sur Angélique son ancien regard, plein de sagesse.
– Que de mystères chez les êtres que nous côtoyons chaque jour ! fit-elle rêveusement ; Angélique, pour avoir soulevé le voile que vous baissiez si jalousement sur votre passé, il me semble que vous êtes à la fois plus proche et plus lointaine de moi. Pouvons-nous encore nous comprendre ?
– Je le crois, chère, chère Abigaël. Si vous le voulez, nous serons toujours des amies.
– Je le veux de toute mon âme. Là où nous allons, Angélique, si la haine et la mesquinerie sont plus fortes en nous que l'affection, nous serons brisées comme verre, nous ne pourrons survivre.
Voici qu'elle exprimait soudain la même pensée que le Rescator, tout à l'heure. « Nous ne sommes plus que des hommes et des femmes embarqués sur le même navire... avec leurs passions et leurs regrets... et leur espérance. »
– C'est une chose si étrange, Angélique, continuait tout bas Abigaël, que de découvrir tout à coup d'autres dimensions à la vie. Comme si on tirait brusquement un rideau de théâtre sur un décor nouveau et qui élargirait à l'infini ce que l'on croyait acquis, immuable... C'est ce qui m'est arrivé subitement aujourd'hui... je me souviendrai jusqu'à ma mort de ce jour. Non pas telle ment à cause des dangers que nous avons courus, mais surtout des révélations qui m'ont été faites... Peut-être me fallait-il les recevoir pour me préparer à l'existence qui nous attend au delà des mers... Il nous faudra tous dépouiller la vieille écorce... Je crois profondément que c'est pour nous une bénédiction d'avoir été obligés d'embarquer sur ce navire... précisément celui-ci...
Ses yeux brillaient et Angélique ne reconnaissait plus, sous cette apparence passionnée, la jeune femme effacée de La Rochelle, presque résignée aurait-on dit, parfois.
– Parce que cet homme que vous appelez un hors-la-loi, Angélique, je suis certaine qu'il sait lire dans le regard les secrets les plus enfouis au fond des cœurs. Il y a en lui un pouvoir.
– En Méditerranée, on l'appelait le Magicien, chuchota Angélique.
L'adhésion d'Abigaël lui causait un absurde plaisir qu'elle n'analysait pas. L'instant lui paraissait exaltant et riche de promesses. Elle écoutait le bruit des lames cognant contre la coque. Le mouvement du navire la grisait et elle serait bien restée toute la nuit près d'Abigaël à lui faire des confidences sur son passé et à s'entretenir avec elle du Rescator, si le souci maternel causé par Honorine ne l'en eût détournée.
– Et cette Honorine qui ne veut pas dormir parce qu'elle n'a pas sa boîte à trésors ! soupira-telle en désignant la petite personne dressée, toujours boudeuse, auprès d'elles comme un justicier.
– Oh ! je suis impardonnable, fit Abigaël en se levant.
Elle s'était, maintenant, tout à fait ressaisie. Elle les quitta pour aller chercher quelque chose dans ses bagages et revint portant le petit coffret de bois sculpté par Martial pour Honorine.
– Mon Dieu ! Abigaël, s'écria Angélique en joignant les mains, vous aviez pensé à cela ! Vous êtes un ange ! Vous êtes merveilleuse !... Honorine, tes coquillages !...
*****
Ensuite, tout fut simple. La paix, revenue au cœur d'Honorine, se communiqua à celui de sa mère. Angélique déplia les quelques vêtements qu'elle avait emportés : sa jupe et son caraco feraient pour la si petite fille de très amples couvertures. L'ayant couchée sur le bat-flanc près d'elle, Angélique put se dire que la petite ne manquait de rien. Elle-même avait dormi parfois en prison, dans des conditions plus inconfortables. Cependant elle n'avait pas chaud et le sommeil la fuyait. Elle s'appuya contre la paroi et essaya de mettre de l'ordre dans ses pensées.
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