– Dame Angélique, souffla-t-il.

– Je suis là.

« Heureusement, songea-t-elle, les autres sont occupés ailleurs. Ils n'ont rien vu. »

Sauf, peut-être Abigaël, agenouillée elle aussi, un peu en retrait, et qui priait. Gabriel Berne eut un mouvement vers Angélique. Aussitôt il gémit et ses paupières se fermèrent à nouveau.

– Il a bougé, murmura Abigaël.

– Il a même ouvert les yeux.

– Oui, j'ai vu.

Les lèvres du marchand remuèrent péniblement.

– Dame Angélique... Où... sommes-nous ?

– En mer... Vous avez été blessé...

Quand il fermait les yeux, il ne l'intimidait plus. Elle se sentait seulement responsable de lui comme lorsqu'elle lui portait le soir, à La Rochelle, quand il s'attardait devant ses registres, une tasse de bouillon ou de vin chaud en lui prédisant qu'il allait se miner la santé par manque de sommeil.

Elle caressa le front large. Elle avait eu souvent envie de faire ce geste, à La Rochelle, quand elle le voyait soucieux et accablé d'inquiétudes, qu'il dissimulait sous son air serein. Geste maternel, geste d'amie. Aujourd'hui, elle pouvait se le permettre.

– Je suis là, mon cher ami... Ne bougez pas.

Sous ses doigts, elle sentait la chevelure agglutinée et elle retira sa main poissée de sang. Ah ! il avait donc été aussi blessé à la tête ! Cette blessure et, surtout, le coup pouvaient expliquer l'évanouissement prolongé. Maintenant il fallait le soigner énergiquement, le réchauffer, le panser et il s'en tirerait à coup sûr. Elle avait vu tant de blessés, qu'elle pouvait faire son diagnostic.

Elle se redressa et s'aperçut alors du silence étrange qui régnait dans la cale. Les discussions autour du baquet de soupe avaient cessé et, même les enfants se taisaient. Elle leva les yeux et distingua, avec un choc au cœur, le Rescator debout, aux pieds du blessé. Depuis combien d'instants était-il là ? Partout où le Rescator paraissait, il commençait par inspirer le silence. Silence hostile ou simplement méfiant que provoquait la vue du masque noir hermétique. Une fois de plus, Angélique pensa, en effet, qu'il était vraiment un être à part. Elle n'expliquait pas autrement le trouble et l'espèce de peur qu'elle-même ressentait à le découvrir là. Elle ne l'avait pas entendu venir et les autres non plus, sans doute, car dans la lumière des lanternes, les visages des Protestants révélaient une sorte de stupeur inquiète tandis qu'ils examinaient le maître du navire parmi eux, comme l'apparition du diable. Apparition d'autant plus troublante que le Rescator était accompagné d'un personnage bizarre, un long et maigre individu, vêtu d'une robe blanche sous un manteau long et brodé. Son visage buriné, comme par le couteau d'un tailleur de bois, était tout en ossature qu'on aurait dite couverte d'un vieux cuir sombre, avec un nez immense, sur lequel miroitaient les carreaux de grosses bésicles à monture d'écaille.

Au terme d'une journée fertile en émotions, sa vue confinait au cauchemar. Et celle du Rescator, dans le clair-obscur des lanternes, ne rassurait pas plus.

– Je vous ai amené mon médecin arabe, dit le Rescator de sa voix sourde.

Il s'adressait peut-être à Manigault qui s'était avancé. Mais Angélique eut l'impression qu'il ne s'adressait qu'à elle.

– Je vous remercie, répondit-elle.

Albert Parry grommela.

– Un médecin arabe ! Il ne manquait plus que ça...

– Vous pouvez lui faire confiance, protesta Angélique, choquée, la science des médecins arabes est la plus ancienne et la plus complète du monde.

– Je vous remercie, madame, répondit le vieil homme non sans une imperceptible ironie à l'adresse de son collègue rochelais.

Il parlait un français très pur. Il s'agenouilla et de ses mains habiles et légères – des bâtonnets de buis qui semblaient à peine effleurer les choses – il examina les blessures de son patient. Celui-ci s'agitait. Brusquement, alors qu'on s'y attendait le moins, maître Berne s'assit sur son séant et dit d'une voix furieuse.

– Qu'on me laisse en paix ! Je n'ai jamais été malade et je n'ai pas l'intention de commencer aujourd'hui.

– Vous n'êtes pas malade, vous êtes blessé, dit Angélique patiemment.

Avec douceur elle mit un bras autour de ses épaules afin de le soutenir. Le médecin s'adressait en arabe au Rescator. Les blessures, disait-il, quoique profondes n'étaient pas graves. Seul le choc du sabre sur la boîte crânienne méritait une plus longue observation. Apparemment, puisque le blessé avait repris conscience, ce choc n'aurait d'autre suite qu'une fatigue de quelques jours.

Angélique se pencha vers maître Gabriel pour lui traduire la bonne nouvelle.

– Il dit que, si vous vous tenez tranquille, vous serez bientôt sur pied.

Le marchand ouvrit un œil soupçonneux.

– Vous comprenez l'arabe, dame Angélique ?

– Certes, dame Angélique comprend l'arabe, répondit le Rescator. Ignoriez-vous, monsieur, qu'elle fut en son temps une des plus célèbres captives de la Méditerranée ?

Cette explication désinvolte donna à Angélique l'impression d'un coup lâchement frappé. Elle ne réagit pas sur-le-champ parce que cela lui parut tellement odieux qu'elle ne fut pas sûre d'avoir bien entendu.

Elle ramena sur maître Gabriel son propre manteau, n'ayant d'autres couvertures à lui offrir.

– Le médecin va vous faire porter des médicaments qui apaiseront vos souffrances. Vous pourrez dormir.

Elle parlait d'une voix calme, mais frémissait intérieurement de colère. Le Rescator était de grande taille. Il dominait l'ensemble du groupe qui se pressait autour de lui, dans un silence médusé. Lorsqu'il tourna vers eux sa face noire, bardée de cuir, les Protestants eurent un mouvement de recul. Il dédaigna les hommes et chercha du regard les coiffes et les bonnets blancs des femmes.

Alors, ôtant le feutre à plumes qu'il portait sur un foulard de satin noir, il les salua avec beaucoup de grâce.

– Mesdames, je profite de l'occasion pour vous souhaiter la bienvenue sur mon navire. Je regrette de ne pouvoir mettre à votre disposition plus de confort. Hélas, vous n'étiez pas attendues. J'espère cependant que cette traversée ne sera pas pour vous d'un trop grand désagrément. Sur ce, je vous souhaite une bonne nuit, mesdames.

Même Sarah Manigault qui avait l'habitude de recevoir le voisinage de La Rochelle dans ses salons, fut incapable de répondre le moindre mot à ces paroles du monde. L'apparence de celui qui les prononçait, le timbre inusité de la voix qui leur donnait on ne sait quel sens de moquerie et de menace, pétrifiaient toutes les femmes. Elles le regardaient avec une sorte d'horreur. Et lorsque le Rescator, après avoir adressé encore un ou deux saluts à la ronde, passa entre elles pour se diriger vers la porte, suivi de la silhouette fantôme du vieux médecin arabe, un enfant hurla de frayeur en se jetant dans les jupes de sa mère. C'est alors que la timide Abigaël, rassemblant tout son courage, osa parler. Elle dit d'une voix étranglée :

– Merci de vos souhaits, monseigneur, et merci plus encore de nous avoir sauvé la vie en ce jour dont nous ne manquerons pas désormais de bénir l'anniversaire.

Le Rescator fit demi-tour. La pénombre qui l'avait déjà englouti restitua son personnage ténébreux et insolite. Il marcha vers Abigaël qui pâlit, et l'ayant considérée, il posa la main sur sa joue pour tourner son visage d'un mouvement doux mais inflexible vers la lumière. Il souriait. Dans la lueur crue de la lanterne proche, il examinait ce pur visage de madone flamande, ces grands yeux pâles et sages, dilatés encore par l'étonnement et l'incertitude. Il dit enfin :

– La race des Iles d'Amérique va se trouver fort bien d'un tel apport de belles filles. Mais le Nouveau-Monde saura-t-il apprécier les richesses de sentiment que vous lui apportez, ma mie ? Je l'espère. En attendant, dormez en paix et cessez de vous torturer le cœur pour ce blessé qui est là...

D'un geste un peu méprisant, il désignait maître Gabriel.

– ... Je vous garantis qu'il n'est pas en danger et que vous n'aurez pas la douleur de le perdre.

La porte de l'entrepont s'était déjà refermée sur le souffle amer du vent, que les témoins de cette scène n'arrivaient pas à se remettre.

– M'est avis, dit l'horloger d'une voix lugubre, que ce pirate-là, c'est Satan en personne.

– Comment avez-vous eu l'audace de lui adresser la parole, Abigaël ? fit le pasteur Beaucaire suffoqué. Susciter l'attention d'un homme de cette espèce est dangereux, ma fille !

– Et cette allusion qu'il a faite sur la race des Iles qui bénéficierait de... quelle indécence ! protesta le papetier Mercelot en regardant sa fille Berthe avec l'espoir qu'elle n'avait pas compris.

Abigaël tenait à deux mains ses joues en feu. De sa longue vie de fille vertueuse et qui ne se savait pas belle, aucun homme n'avait eu pour elle un geste aussi osé.

– Il me... Il m'a semblé que nous devions le remercier, balbutia-t-elle...Quel qu'il soit, il a quand même risqué son bateau, sa vie, son équipage...pour nous...

Ses yeux égarés allaient du fond obscur de la batterie par où avait disparu le Rescator à maître Berne étendu.

– Mais pourquoi a-t-il dit cela ? s'écria-t-elle, pourquoi a-t-il dit cela ?...

Elle plongea son visage dans ses mains et éclata en sanglots hystériques. Aveuglée, titubante, elle écarta ceux qui faisaient cercle autour d'elle pour aller se jeter dans un coin contre l'affût d'un canon et y pleurer désespérément, à bout de nerfs.

Cet écroulement de la sereine Abigaël fut le signal, parmi les femmes, d'un moment de dépression. Leur chagrin longtemps contenu éclata. Les terreurs éprouvées au moment de leur fuite et de l'embarquement les avaient profondément secouées. Comme il est fréquent en ces cas-là, le danger passé, cris et larmes les soulageaient. La jeune femme enceinte se cognait la tête contre un des bat-flanc, en répétant :