Comme s'ils n'avaient attendu que cette voix tonitruante pour se manifester, des matelots parurent dans l'éclat de trois grosses lanternes qu'ils allèrent attacher aux deux extrémités et au milieu de la batterie, puis ils revinrent sur le seuil reprendre et transporter un baquet d'où montait une odeur appétissante et un seau rempli de lait. C'étaient les deux hommes d'origine maltaise qui avaient déjà servi d'escorteurs à Angélique. Malgré l'aspect assez sauvage que leur teint olivâtre et leurs yeux de braise pouvaient leur conférer, elle avait compris que c'étaient de braves gens... dans la mesure où n'importe quel membre d'un équipage de pirates pouvait appartenir à une telle catégorie. Ils montrèrent le taquet de soupe aux passagers d'un air fort engageant.

– Et comment voulez-vous que nous la mangions ?... cria Mme Manigault d'une voix aiguë, nous prenez-vous pour des pourceaux à laper tous notre pâtée dans la même auge ?... Nous ne possédons même pas une assiette !...

Elle éclata en sanglots hystériques, tandis qu'elle pensait à ses belles faïences brisées dans le sable des dunes.

– Ah ! tout ça ne fait rien, dit Mme Carrère, bonne femme, on se débrouillera !

Mais elle était elle-même très dépourvue n'ayant à offrir qu'une unique tasse, fourrée par miracle au dernier moment dans son maigre baluchon. Angélique expliqua de son mieux la situation aux matelots en se servant du sabir méditerranéen dont elle se rappelait des bribes. Ils se grattèrent la tête avec embarras. Cette question d'écuelles et d'ustensiles allait poser un problème épineux à l'équipage. Ils partirent en disant toutefois qu'on allait s'arranger. Massés autour du baquet, les passagers épiloguèrent longuement sur son contenu.

– Du ragoût avec des légumes...

– De la nourriture fraîche, en tout cas.

– Nous n'en sommes donc pas encore au biscuit et à la viande salée, si habituels en mer.

– C'est qu'ils ont dû piller tout cela à terre. J'ai entendu grogner des porcs et bêler une chèvre dans la cale au-dessous de nous.

– Non. Ils nous les ont achetées, les bêtes, leur prix de bons écus sonnants et trébuchants. On a fait de bonnes affaires avec eux.

– Qui parle ainsi ? demanda Manigault lorsque cette dernière explication, donnée en patois charentais, parvint à son entendement.

À la lueur nouvelle des lanternes, il découvrit des figures inconnues : deux maigres paysans aux longs cheveux et leurs femmes auxquelles s'accrochaient une demi-douzaine de rejetons dépenaillés.

– Mais d'où sortez-vous, vous autres ?

– Nous sommes des Huguenots du hameau de Saint-Maurice.

– Et qu'est-ce que vous f... ici ?

– Ben dame ! quand tout l'monde a couru vers la falaise, nous on a couru aussi. Et pis après on s'est dit : puisque tout le monde embarque, embarquons. Croyez-vous qu'on avait envie de tomber entre les mains des dragons du Roi ? Probable qu'ils auraient passé leur mauvaise humeur sur nous... Surtout quand ils se seraient aperçus qu'on avait eu commerce avec les pirates. Et qu'est-ce qu'on laissait derrière nous au fond ? Pas grand-chose, puisqu'on leur avait vendu notre dernière chèvre et nos derniers porcs... Alors ?

– Nous étions bien assez nombreux comme cela, dit Manigault furieux. Encore des bouches inutiles à nourrir.

– Pour l'instant, mon cher monsieur, dit Angélique, je vous ferai remarquer que ce n'est pas à vous que ce souci incombe et, même, indirectement, que c'est bien à ces paysans que vous devez votre soupe du soir puisque c'est sans doute les morceaux d'un de leurs porcs qui ont servi à sa confection.

– Mais quand nous serons aux Iles...

Le pasteur Beaucaire intervint :

– Des paysans qui savent retourner la terre et s'occuper des bêtes ne sont jamais à charge dans une colonie d'émigrants. Mes frères, soyez les bien venus parmi nous.

L'incident fut clos et le cercle s'ouvrit pour faire place aux pauvres gens. Pour chacun, cette première soirée sur un navire inconnu, qui les emmenait vers leur destinée, avait quelque chose d'irréel. Hier encore, ils s'endormaient dans leur demeure, riche pour les uns, misérable pour les autres. L'angoisse de leur sort faisait alors trêve car les projets de départ les avaient apaisés. Le sacrifice consenti, ils mettraient tout en œuvre pour qu'il fût accompli avec le maximum de sécurité et de confort. Et voici, maintenant, qu'ils se retrouvaient ballottés dans la nuit de l'océan, coupés de toutes leurs attaches, presque anonymes comme les âmes des damnés dans la barque de Caron. Cette comparaison venait à l'esprit des hommes, car ils étaient pour la plupart fort lettrés et c'est pourquoi ils regardaient d'un air lugubre la soupe clapoter doucement dans le baquet, aux mouvements du roulis. Les femmes avaient autre chose à faire que de s'attarder aux réminiscences du poème de Dante. En l'absence d'écuelles individuelles, elles se repassaient l'unique tasse de Mme Carrère et faisaient boire le lait aux enfants à tour de rôle. L'opération n'allait pas sans mal, à cause du balancement du navire qui s'accentuait avec la nuit venue. Les enfants riaient de se voir éclaboussés mais les mères grondaient. Elles n'avaient guère de vêtements de rechange et où pourrait-on faire des lessives sur ce bateau ? Chaque instant apportait son cortège de renoncements et de douleurs. Au cœur des ménagères saignait le regret de leurs belles provisions de cendre et de pains de savons dans les buanderies abandonnées, de leurs brosses de toutes tailles – comment laver sans brosse ? – La boulangère se dérida en se souvenant qu'elle avait emporté la sienne. Elle promena un regard triomphant sur ses voisines déprimées.

Angélique était retournée s'agenouiller près de maître Gabriel. Un regard l'avait rassurée sur le sort d'Honorine qui avait trouvé le moyen de se faire servir l'une des premières en lait et qui maintenant pêchait subrepticement quelques morceaux de viande dans la soupe. Honorine saurait toujours se défendre !...

L'état du marchand dominait les soucis d'Angélique. À son anxiété s'ajoutaient le remords et la reconnaissance.

« Sans lui, c'est moi qui aurais reçu ce coup de sabre, ou Honorine... »

L'immobilité du visage de Gabriel Berne et sa longue inconscience ne lui paraissaient pas normales. Maintenant qu'on avait apporté de la lumière, elle voyait bien que son teint était cireux.

Lorsque les deux hommes d'équipage revinrent avec une dizaine de bols qu'on se distribua, elle vint en tirer un par la manche et l'amena devant le blessé, en lui faisant comprendre qu'ils n'avaient rien pour le soigner. Il parut assez indifférent, haussant les épaules et leva les yeux en disant :

– Madona !

Il y avait eu aussi des blessés parmi les matelots et comme sur tout navire pirate on ne devait guère les soigner qu'avec les deux remèdes miracles : le rhum et la poudre à fusil pour désinfecter ou brûler les plaies. Plus des prières à la Vierge, comme il paraissait le recommander.

Angélique soupira. Que pouvait-elle faire ? Elle se remémorait toutes les recettes que sa vie de maîtresse de maison et de mère de famille lui avait enseignées et, même, celles de la sorcière qu'elle avait appliquées aux blessés dans les bois, lors de la révolte du Poitou. Mais elle n'avait rien, vraiment rien de tout cela sous la main. Les petits sachets d'herbes médicinales étaient dans le fond de son bahut à La Rochelle et n'avaient guère effleuré sa pensée à l'heure du départ.

– J'aurais dû pourtant m'en préoccuper, se gour-manda-t-elle. Ce n'était pas grand-chose que de les glisser dans mes poches.

Il lui parut qu'un frémissement imperceptible avait crispé les traits de Gabriel Berne et elle se pencha plus attentivement. Il avait bougé, ses lèvres closes et serrées s'entrouvraient, cherchant son souffle. Il avait l'air de souffrir et elle ne pouvait rien pour lui.

« S'il allait mourir », se dit-elle.

Elle éprouva un grand froid en elle.

Le voyage commencerait-il sous un signe de malédiction ? Par sa faute, les enfants qu'elle aimait perdraient-ils leur seul soutien ? Et elle-même ? Elle était habituée à le savoir là, à s'appuyer sur lui. Au moment où se brisaient à nouveau toutes sortes de liens, elle ne voulait pas qu'il s'en aille. Pas lui ! C'était un ami sûr car elle savait qu'il l'aimait. Elle posa la main sur la poitrine robuste, mais mouillée d'une mauvaise sueur. Par ce contact, elle cherchait éperdument à le ramener à la vie, à lui communiquer sa propre force, qu'elle avait puisée tout à l'heure en se découvrant libre sur la mer. Il tressaillit. La douceur inhabituelle de cette main féminine sur sa chair devait pénétrer son inconscience.

Il remua et ses paupières s'ouvrirent vaguement. Angélique guettait avidement ce premier regard. Serait-ce celui d'un agonisant ou celui d'un homme qui revient à la vie ? Elle fut rassurée. Déjà, les yeux ouverts, maître Gabriel quittait son apparente faiblesse et ce qu'il y avait de bouleversant dans le spectacle de cet homme vigoureux, abattu, s'estompait.

Malgré les brumes de son long coma, le regard conservait son expression profonde et avisée. Il erra un instant sur la voûte basse et mal éclairée de l'entrepont, puis se fixa sur le visage d'Angélique, tout proche du sien.

Alors, elle vit bien que le blessé n'avait pas encore retrouvé sa maîtrise, car jamais elle ne lui avait connu cette expression dévorante et extasiée, même ce jour tragique où, après avoir étranglé les sbires de la police, il l'avait prise dans ses bras. D'un seul coup, il lui avouait ce qu'il ne s'était peut-être jamais avoué à lui-même. La soif de tout son être pour elle ! Enfermé dans sa dure carapace de morale, de sagesse, de méfiance, la source violente d'un tel amour ne pouvait se faire jour qu'en un moment semblable, alors qu'il était affaibli, indifférent au monde extérieur.