– Où sont les chevaux ? demanda Angélique.

– Ces Turcs de malheur les ont gardés, grommela Malbrant-coup-d'épée, et je ne crois pas qu'ils aient l'intention de nous les rendre.

– Va falloir s'en retourner à pied, constata l'un des laquais.

Le cocher se désolait :

– Une si belle bête que Cérès ! Si c'est pas malheureux ! Madame la marquise n'aurait pas dû se laisser prendre comme ça. C'est des vrais sauvages que ces gens-là !

Angélique s'apercevait que la journée était beaucoup plus avancée qu'elle n'aurait cru. La nuit venait. La bise soufflait et un brouillard léger commençait à sourdre des halliers voilant le clignotement des lumières lointaines qui vers l'Est annonçaient Paris. On entendit les sabots fatigués d'un cheval clapoter sur la route gelée. Maître Savary apparut conduisant sa monture par la bride.

À quelques pas il commença de renifler bruyamment comme un chien de chasse tandis que son visage s'illuminait.

– La moumie !... On vous l'a donc montrée... Ah ! je la sens... je la sens...

– Rien d'étonnant : tous mes vêtements sont comme imprégnés de cette puanteur. On ne s'en débarrasse pas facilement de l'odeur de votre moumie... J'ai un mal de tête épouvantable. Vous pouvez vous vanter, maître Savary, de m'avoir entraînée dans des aventures bien désagréables. Savez-vous que l'ambassadeur a trouvé tout à fait normal de s'adjuger mes cinq chevaux ? Quatre chevaux noirs croisés de sarrasins et mon cheval de selle, une jument pur-sang que j'ai achetée mille livres...

– Naturellement ! D'aussi belles bêtes ! Son Excellence ne pouvait les considérer que comme des présents à lui offerts.

– Il ne risquait pas de vous prendre la vôtre !

– Hé ! Hé ! Je savais ce que je faisais, ricana le vieil apothicaire en donnant une tape amicale sur le flanc osseux de sa vieille haridelle.

– En attendant, comment revenir à Versailles ? Pas de carrosse ne passe sur cette route, et d'ailleurs je n'ose avouer à personne ma mésaventure, aussi stupide qu'insultante.

– Je propose de vous prendre en croupe, dit Savary, et de vous mener ce soir à Paris. Quant aux gars, à deux lieues d'ici ils trouveront une auberge où ils pourront passer la nuit ; demain il y aura bien une carriole pour les ramener à la ville, où ils n'auront qu'à passer par vos écuries pour se remettre en selle.

– C'est tout simple, en effet, dit Angélique qui commençait à sentir la moutarde lui monter au nez. Vous vous imaginez que j'ai mes écuries pleines de chevaux que je peux distribuer négligemment à tous les princes persans de la terre...

Savary ne se démontait pas et continuait à ricaner comme un vieux lutin facétieux.

– Hé ! Hé ! Je vois là une petite pierre qui vaut bien cinq et même dix chevaux pur-sang.

Angélique, contrariée, dissimula sous sa cape la main où brillait la turquoise millénaire. Maître Savary tout réjoui se mit en selle, tandis que les laquais aidaient leur maîtresse à monter derrière lui.

– Quoi que vous en disiez, Madame, reprit le vieil homme tandis que la bête prenait le petit trot, vous vous êtes beaucoup mieux entendue avec Bachtiari bey que vous ne voulez l'avouer.

– Pas du tout ! Je ne peux m'entendre avec un personnage de ce genre, qui trouve normal de jongler avec les têtes de ses semblables, et qui, après m'avoir reçue aimablement, me fait jeter dehors sans une excuse...

– Ce sont des points de détail et de convention, Madame. Pour les Musulmans la vie, dont ils prétendent jouir totalement, n'a pas autant de valeur que pour les chrétiens. Allah nous attend au seuil de la mort. Envoyer un esclave d'un coup de sabre dans l'autre monde, n'est-ce pas lui faire généreusement don de la liberté, et lui gagner le paradis en même temps ? Car ce privilège est accordé par le Coran aux domestiques exécutés par leur propre prince. Et je suis sûr que Bachtiari bey garde le plus enchanteur souvenir de votre visite. Mais après tout, vous n'êtes qu'une femme ! conclut maître Savary avec un mépris tout oriental.

Chapitre 5

Angélique, fourbue, dormait encore à dix heures le lendemain, lorsqu'on gratta à sa porte.

– Madame, on vous demande.

– Laissez-moi ! cria-t-elle.

Elle se rendormit, plongea voluptueusement dans un sommeil ballotté, aussi remuant que le trot du cheval de maître Savary. Elle finit par ouvrir les yeux. Javotte la secouait avec une mine décomposée.

– Madame, ces deux officiers insistent. Ils demandent à être reçus « toutes affaires cessantes » qu'ils disent.

– Ils attendront... que j'aie cessé de dormir.

– Madame, dit Javotte dont la voix fléchit, j'ai peur. Ces gars-là m'ont tout l'air d'être venus pour vous arrêter.

– M'arrêter, moi ?

– Ils ont fait poster des gardes aux issues de l'hôtel et ils ont commandé qu'on prépare votre propre carrosse pour vous emmener !

Angélique se leva en faisant effort pour rassembler ses esprits. Que lui voulait-on ? Le temps n'était plus où Philippe pouvait lui jouer un mauvais tour. Le roi, l'avant-veille encore, lui avait donné un « tabouret »... Il n'y avait donc pas lieu de s'affoler... Habillée en hâte, elle reçut les deux officiers en dissimulant un bâillement. Javotte ne s'était pas trompée en reconnaissant des officiers de la police du roi. Ils lui tendirent une lettre dont elle cassa les cachets d'une main malgré tout fébrile. La formule requérait le destinataire de cette lettre de bien vouloir suivre la personne qui la lui avait remise. Le cachet du roi était apposé au bas de la feuille qui tenait lieu, en fait, de mandat d'arrêt sous bénéfice du doute. La jeune femme tombait des nues. L'idée lui vint aussitôt qu'elle était victime d'une machination qui usait du nom du roi pour mieux lui nuire. Elle demanda avec soupçon :

– Qui vous a remis cette lettre et donné des ordres ?

– Nos supérieurs, Madame.

– Et que dois-je faire ?

– Nous suivre, Madame.

Angélique se tourna vers ses gens qui, assemblés autour d'elle, murmuraient avec anxiété. Elle donna l'ordre à Malbrant-coup-d'épée, au maître d'hôtel Roger et à trois autres domestiques de faire seller leurs chevaux pour l'accompagner. Ainsi, au cas où l'on essayerait de l'attirer dans un guet-apens elle aurait une escorte pour la défendre. L'officier de police le plus âgé s'interposa :

– Désolé, Madame, mais je dois vous emmener seule. Ordre du roi.

Le cœur d'Angélique commença à battre la chamade.

– Je suis arrêtée ?

– Je l'ignore, Madame. Tout ce que je puis vous dire c est que je dois vous conduire à Saint-Mandé.

La jeune femme monta dans son carrosse en se creusant la tête. Saint-Mandé ?... Qu'y avait-il donc à Saint-Mandé ? Un couvent peut-être où on allait la cloîtrer sans recours ! Et pour quel motif ? Elle l'ignorerait toujours ! Qu'allait devenir Florimond ? Saint-Mandé ?... N'était-ce pas là que l'ancien surintendant des Finances, le fameux Fouquet, avait fait bâtir une de ses maisons de plaisance ?... Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres. Il lui revenait tout à coup qu'après l'arrestation et l'emprisonnement de Fouquet, le roi avait fait don de tous ses biens à son successeur Colbert. C'était certainement Colbert qui se trouvait derrière cette histoire. Bizarre façon d'inviter une jeune femme dans sa maison de campagne. Elle lui dirait son fait, tout ministre qu'il était.

Puis l'inquiétude la reprit. Elle avait vu autour d'elle tant d'arrestations subites et inexplicables. Les gens parfois reparaissaient un peu plus tard le sourire aux lèvres. Tout s'était arrangé. Mais en attendant on avait mis l'embargo sur leurs biens et fouillé dans leurs papiers. Angélique n'avait pas pris la moindre disposition pour la sécurité de son argent.

« C'est une leçon pour moi », se dit-elle. « Si je m'en tire je serai plus prudente et plus secrète dans mes affaires à l'avenir. »

Le carrosse, étant sorti des rues fangeuses de Paris, roulait plus vite sur la route gelée. Les chênes dépouillés de leurs feuilles et couverts de glaçons indiquaient l'approche du bois de Vincennes.

Enfin sur la droite apparut la façade de l'ex-résidence de Fouquet, moins somptuaire que celle de Vaux, mais dont le luxe « indécent » avait été un des chefs d'accusation du fameux financier qui pourrissait désormais au fin fond d'une forteresse du Piémont. Malgré l'hiver et les frimas la cour du château était un véritable chantier. Tout paraissait creusé de sapes et bouleversé. Des poutres et des plaques de plâtre jonchaient le pied des murs dont certains portaient des ouvertures béantes par lesquelles jaillissaient des tronçons de tuyaux de plomb. Angélique dut relever ses jupes pour franchir un fagot de ces tuyaux qui barrait l'entrée. Un contremaître lui tendit la main pour l'aider.

– Pourquoi diable M. Colbert fait-il démolir sa maison ? lui demanda-t-elle.

– M. Colbert compte retirer plusieurs milliers de livres de ces canalisations de plomb, répondit-il.

L'officier s'interposa :

– Madame est au secret.

– Il n'y a pas de secret à parler plomberie, protesta Angélique, qui refusait de prendre l'aventure au sérieux.

Maintenant qu'elle allait pouvoir s'expliquer avec Colbert elle était rassurée.

À l'intérieur le même travail de démolition se poursuivait. Des ouvriers arrachaient du plafond des motifs de stuc et d'albâtre qu'y avait exécutés l'équipe du grand artiste Le Brun. Ce vandalisme écœura Angélique, mais elle se garda d'émettre son opinion. Elle avait d'autres chats à fouetter. Elle devait surtout prendre soin de garder son sang-froid. Très calme et en pleine possession de ses moyens, elle finit par pénétrer dans l'aile du château où le surintendant actuel avait abrité ses services et qui était déjà passée au racloir.