Du seuil de la pièce Rakoczi la contemplait.

La lueur ambrée d'une veilleuse à huile, posée au chevet de l'alcôve, soulignait la courbe d'un flanc doucement bombé dont il percevait le frémissement, et avivait l'éclat merveilleux de la chevelure d'or bruni qui tombait comme une cape fluide sur des épaules rondes, sur des seins offerts.

Au cou elle avait conservé son collier de perles rosés.

Elle le regarda s'avancer, entre ses cils. Avec un choc elle sut tout à coup à qui il ressemblait. Par sa silhouette longue et maigre il lui rappelait son premier époux, le comte de Peyrac, que l'on avait brûlé en place de Grève. Il était seulement un peu moins grand et ne boitait pas.

Elle tendit les bras vers lui, l'appelant d'un gémissement sourd. Il bondit et l'enlaça de nouveau. Elle défaillit et se laissa ployer, s'abandonnant totalement à la douce contrainte des caresses. Un plaisir aigu et lucide l'envahissait.

« Comme c'est bon, un homme ! » songea-t-elle.

Chapitre 14

C'était la troisième nuit qu'elle dormait contre ce long corps masculin, dans la tiédeur de son lit confortable et des courtines bien tirées. Elle ne se lassait pas de savourer la sensation retrouvée d'une présence à ses côtés et jusque dans l'inconscience elle jouissait de le sentir là. Et quand l'aube venait avec le sommeil plus léger, elle cherchait le premier contact d'une main immobile, la douceur d'une chevelure. Quand il ne serait plus là elle aurait de nouveau froid, elle serait de nouveau seule. Elle ne s'interrogeait pas pour savoir si elle l'aimait. C'était sans importance.

Il s'éveilla subitement, avec la promptitude d'un homme habitué à être aux aguets. Elle s'étonnait chaque fois de ce visage étranger : un court instant elle éprouvait l'effroi de la femme d'une ville vaincue et qui s'éveille dans le lit de l'envahisseur. Mais il la prit dans ses bras. Elle était nue. Elle ne se lassait pas d'être nue et soumise. Son corps lui semblait altéré

de caresses. Et l'homme, qui n'imaginait pas qu'aussi belle et entourée elle ait pu vivre longtemps solitaire, s'étonnait de la découvrir câline et passionnée, infatigable au plaisir, réclamant et acceptant l'amour avec une sorte de timidité éblouie.

– Tu ne cesses de te révéler à moi, lui murmura-t-il, dans le coin de l'oreille, je t'imaginais très forte, un peu dure, trop intelligente pour être vraiment sensuelle. Et tu possèdes toutes les merveilles ! Viens avec moi, tu seras ma femme.

– J'ai deux fils.

– Nous les emmènerons aussi. Nous en ferons des cavaliers des steppes et des héros.

Angélique essayait d'imaginer l'angelot Charles-Henri en martyr de la cause hongroise et elle riait, en éparpillant négligemment ses cheveux sur ses épaules satinées. Rakoczi l'étreignit sauvagement.

– Comme tu es belle ! Je ne pourrai vivre sans toi. Loin de toi ma force s'écroulera comme d'une blessure. Tu ne peux me laisser maintenant... Brusquement il se redressa.

– Qui vient là ?

D'un geste violent il tira les courtines. Il vit dans le fond de la chambre la porte s'ouvrir et sur le seuil Péguilin de Lauzun. Derrière lui se profilaient les silhouettes à grands panaches des mousquetaires du roi.

Le marquis s'avança, salua de son épée et dit fort courtoisement :

– Prince, au nom du roi, je vous arrête.

Après une seconde de mutisme, le Hongrois sortit du lit sans aucune gêne et salua.

– Mon manteau est sur le dossier de ce fauteuil, dit Rakoczi, très calme. Veuillez avoir l'obligeance de me le passer. Le temps de me vêtir et je vous suivrai, Monsieur.

Angélique se demandait si elle ne rêvait pas. Cette scène ressemblait au cauchemar qui la hantait depuis trois nuits.

Elle demeurait pétrifiée, inconsciente du désordre impudique qu'elle présentait. Lauzun la considéra avec une mimique admirative, lui envoya du bout des doigts un baiser, puis à nouveau raidi :

– Madame, au nom du roi, je vous arrête.

Chapitre 15

On frappa à la porte de la cellule et quelqu'un entra d'un pas feutré. Angélique, renfrognée dans sa haute cathèdre de bois vermoulu, ne se détourna pas. Encore une de ces nonnes aux yeux baissés qui lui apportait quelque bouillie de chat avec un grand luxe de mines serviles... Elle frotta l'une contre l'autre ses mains engourdies par l'humidité de la pièce, puis reprit l'aiguille à tapisserie et la planta avec rage dans le métier posé devant elle. Un frais éclat de rire retentissant à ses côtés la fit sursauter. La jeune religieuse qui venait d'entrer s'en donnait à cœur-joie.

– Marie-Agnès ! s'exclama Angélique en se levant.

– Oh ! ma pauvre Angélique. Si tu savais comme c'est drôle ! Te voir ainsi, en prisonnière, réduite à faire de la tapisserie.

– J'aime beaucoup faire de la tapisserie. Dans d'autres circonstances évidemment !... Mais toi, Marie-Agnès, comment se fait-il que tu te trouves ici ? Comment t'a-t-on laissé entrer ?

– Je n'ai pas eu à entrer. Je suis ici chez moi. Tu te trouves dans mon propre couvent.

– Chez les Carmélites de la Montagne Sainte-Geneviève ?

– Exactement. Bénissons le hasard qui nous a rapprochées. Je n'ai su que ce matin le nom de la grande dame dont on nous a chargé de devenir les geôlières, et ma supérieure m'a immédiatement autorisée à te voir. Naturellement, je t'aiderai de mon mieux.

– Je ne sais pas, hélas, si tu peux grand-chose pour moi, dit Angélique avec amertume. Depuis trois jours que je suis ici j'ai pu me rendre compte que les ordres les plus sévères avaient été donnés à mon sujet. Les religieuses qui me servent sont aussi sourdes-muettes que la petite servante idiote qui vient balayer ma chambre. J'ai demandé à voir la supérieure. J'attends encore sa visite...

– Ce n'est pas un rôle facile pour nous que de satisfaire aux ordres impératifs de Sa Majesté lorsqu'Elle nous confie ainsi quelque brebis galeuse à garder hors du troupeau commun.

– Je te remercie du terme.

– C'est celui dont on s'est servi pour t'introduire parmi nous autres, brebis sans taches.

Les yeux verts si semblables à ceux de sa sœur pétillaient dans son visage pâle, amenuisé par les austérités.

– Tu es ici pour expier tes grandes et multiples fautes contre la morale.

– Quelle hypocrisie ! Si moi je suis ici pour cause d'immoralité, il y a belle lurette que toutes les femmes de la Cour devraient être sous les verrous.

– Pourtant tu as été dénoncée par la Compagnie du Saint-Sacrement.

Angélique sursauta et regarda sa sœur longuement.

– Tu n'ignores pas, reprit celle-ci, que la noble Compagnie se propose de pourchasser la luxure en tous lieux. C'est par ses membres que le roi est le mieux informé de la vie privée de ses sujets. Ils ont des espions partout et ne laissent guère les gens... comment dire ? dormir en paix.

– Veux-tu me faire comprendre que j'aurais dans ma maison des domestiques payés par la Compagnie du Saint-Sacrement pour la tenir au courant de ma vie privée ?

– Certainement. Et tu es en cela à la même enseigne que tous les grands personnages de la Cour et de la ville.

D'une main rêveuse, Angélique fit passer trois aiguillées de laine rouge à travers les fils de son canevas.

– Voici donc comment le roi a su que j'abritais Rakoczi ! Marie-Agnès, pourrais-tu t'informer de qui s'est chargé de me dénoncer près du roi ?

– C'est fort possible. Nous avons toutes sortes de grands noms parmi nos sœurs et elles sont au courant de mille secrets.

Elle revint le lendemain, avec un sourire futé plein de promesses.

– Eh bien, voilà. Selon toute probabilité, c'est Mme de Choisy à qui tu dois, ma chère, d'avoir été arrachée si rapidement aux griffes du démon.

– Que dis-tu ? Mme de Choisy ?

– Oui. C'est elle qui, depuis longtemps, a pris ton âme en charge. Rappelle bien tes souvenirs. Cette noble dame n'a-t-elle jamais cherché à te recommander une servante, un laquais ?...

– Seigneur ? soupira Angélique avec amertume, s'il ne s agissait que d'un serviteur ? Oui, trois, quatre, une demi-douzaine. En bref, toute la maison de mes fils est composée de protégés de Mme de Choisy.

Marie-Agnès rit à perdre haleine.

– Quelle innocente tu fais, ma pauvre Angélique ! J'ai toujours pensé que tu étais beaucoup trop naïve pour vivre à la Cour.

– Pouvais-je me douter qu'on s'y intéresse avec tant de zèle au salut des âmes...

– On s'y intéresse à tout. C'est le creuset des passions humaines. Dieu a besoin de soldats intransigeants, et la force de la sainte Compagnie réside dans le secret. Pour sauver les âmes ils ne reculent devant aucun moyen. La pureté de leurs intentions sanctifie ce que des consciences simplistes nommeraient vilenies.

– Ne me dis pas que tu es d'accord avec eux, gronda Angélique, flambante de colère, ou je ne te reverrai pas de ma vie !

La religieuse continua de sourire avec ironie, puis ses paupières s'abaissèrent gravement sur son regard.

– Dieu seul est juge, dit-elle.

Elle se leva en affirmant que pour sa part elle ferait le maximum pour tenir sa sœur au courant du sort qu'on lui réservait. Il n'était pas impossible d'intervenir en sa faveur. Tout était entre les mains de la Compagnie du Saint-Sacrement, et la Supérieure des Carmélites avait une grande influence sur certains membres de ce comité de pieux laïcs.

– N'oublie pas qu'il y a aussi dans mon cas un élément politique, recommanda Angélique. Rakoczi était un révolutionnaire étranger et...

– Broutille que cela. Un amant n'est qu'un amant aux yeux sévères des dévots. Sa personnalité ne peut lui servir d'excuse... à moins qu'il ne soit le roi, évidemment. Et c'est peut-être cela qui en définitive te sauvera.