Ses dents pointues et blanches s'enfonçaient avec volupté dans la chair tendre. Les os du volatile craquaient allègrement. Rakoczi s'essuyait les mains, buvait, soulevait des couvercles, emplissait son assiette, raflait d'un seul coup les tartelettes aux pommes, buvait encore, attaquait à deux mains et à pleine bouche la carcasse du volatile. Ses yeux noirs et toujours pétillants d'un feu passionné se relevaient vivement vers Angélique qu'il apercevait par-dessus les plats, dans le rayonnement des chandelles.
– Vous êtes belle ! dit-il entre deux bouchées. Je vous voyais devant moi tandis que j'errais dans la forêt. Une vision de lumière et de réconfort... La plus belle des femmes... la plus tendre.
– Vous étiez réfugié dans la forêt ?... Tout ce temps-là ?
Le prince commençait à être rassasié. Il se lécha les doigts et lissa longuement ses belles moustaches, qu'il fit retomber avec soin des deux côtés de sa bouche. Était-ce dû aux privations ou à la lumière émanée des flambeaux ? Son teint paraissait avoir jauni, accentuant le caractère asiatique de ses yeux bridés. Mais leur expression pétillante, un peu sarcastique, n'avait pas de mystère. Il rejeta en arrière ses longs cheveux noirs luisants, bouclés en anneaux comme ceux des Tziganes.
– Oui. Où pouvais-je aller ?... La forêt ? Elle s'est ouverte devant moi comme le seul refuge autour de Versailles. J'ai eu la chance de m'embourber dans un marécage qui m'a conduit à un étang où j'ai pataugé fort longtemps, et ceci a fait que les chiens qu'on avait lancés à ma poursuite ont perdu ma trace... Je les entendais aboyer et les cris des valets qui les excitaient... Être gibier est un rôle bien désagréable. Mais j'avais Hospadar, mon petit poney. Il n'a pas voulu sortir de l'eau, malgré les glaçons qui se formaient autour de ses poils. Il savait que ce serait notre perte. Vers le soir nous avons compris que nos poursuivants avaient renoncé.
Angélique lui versa encore à boire.
– Mais comment avez-vous pu subsister ? Où vous abritiez-vous ?
– J'ai eu la chance de rencontrer des huttes de bûcherons abandonnées. J'ai allumé du feu. Après y avoir vécu deux jours j'ai continué ma route. Alors que nous étions sur le point de succomber, j'ai aperçu un petit hameau à la lisière des arbres. La nuit je m'y suis glissé et j'ai enlevé un agneau. J'ai vécu ainsi assez longtemps. Hospadar se nourrissait de mousse, de baies. C'est un cheval des toundras. La nuit j'allais voler de la nourriture dans le hameau et le jour je me terrais sous une hutte que je m'étais construite grâce au coutelas bien aiguisé que je porte toujours sur moi, entre laine et peau. Les gens du hameau ne s'inquiétaient pas de la fumée qu'ils apercevaient parfois. Pour les bêtes volées, ils accusaient les loups... Les loups ? Il y en avait qui venaient parfois rôder autour de notre abri. Je les écartais avec des brandons enflammés. Un jour j'ai décidé de partir plus loin. Je voulais descendre vers le Sud et sortir de la forêt, dans une région où personne n'aurait entendu parler de nous... Mais... comment vous expliquer cela... La forêt, c'est une dure réalité pour un homme des steppes. Aucun vent, aucune odeur pour me guider. Le brouillard d'hiver, la neige qui voilait les crépuscules et les aurores. La forêt ? C'est un monde clos comme des songes... Un jour je suis parvenu sur une hauteur. J'ai vu la forêt autour de moi comme la mer. Rien que des arbres, ou les grands espaces nus des marécages. Le désert... Et au centre, là-bas, une île. Une île blanche et rose, terrifiante dans son éclat. Une île dressée par la main des hommes... J'ai compris que j'étais revenu à mon point de départ. C'était Versailles !
Il s'interrompit, la tête penchée, et pour la première fois elle le vit courbé sous le poids de la défaite.
– Nous sommes restés longtemps à regarder cela, dans le vent. Je comprenais que je ne pourrais échapper à la volonté d'un homme qui avait réussi cela : Versailles ! Au pied du palais il y avait comme un tapis multicolore. Aux franges des bois d'hiver je voyais du rouge, du mauve, du bleu, du jaune.
– C'étaient des fleurs, murmura Angélique, c'était la réception de l'ambassade persane.
– J'ai cru être la proie d'un mirage causé par la faim... J'étais accablé et je me suis senti pris de découragement. Car je voyais là ce que je pensais déjà : votre roi est le plus grand roi du monde.
– Vous avez pourtant osé le défier d'une façon cinglante. Quelle folie ce geste ! Quelle insulte ! Votre poignard aux pieds du roi, devant toute la Cour de Versailles !...
Rakoczi se tendit par-dessus la table avec un sourire.
– L'insulte répondit à l'insulte. Est-ce que mon geste ne vous a pas fait un tout petit peu plaisir ?
– Peut-être... Mais voyez où cela vous mène. Votre cause elle-même en souffrira.
– C'est vrai... Hélas ! nos ancêtres orientaux nous ont légué leur passion et non leur sagesse. Quand on trouve plus facile de mourir que de subir, on est prêt pour les gestes insensés et pour les grands exploits. Mais je n'ai pas fini de me mesurer dans l'arène avec la tyrannie des rois. Alors j'ai soudain pensé à vous.
Il branla la tête doucement.
– Il n'y a qu'en une femme qu'un proscrit peut avoir confiance. Des hommes ont parfois livré ceux qui leur demandaient asile. Des femmes jamais. J'ai conçu le projet de vous joindre et j'y suis parvenu. Maintenant il faudrait m'aider à fuir. Je voudrais me réfugier en Hollande. C'est aussi une république qui a su payer cher pour sa liberté. Elle offre bon accueil aux persécutés.
– Qu'avez-vous fait de Hospadar ?
– Je ne pouvais pas sortir des bois avec lui... C'était me dénoncer. Chacun se montrerait du doigt le petit cheval des Huns. Je ne pouvais pas non plus l'abandonner à la forêt et aux loups... Je lui ai tranché la carotide avec mon couteau.
– Non ! cria Angélique, et ses yeux se remplirent de larmes.
Rakoczi vida brusquement le hanap d'or posé devant lui. Il se déplaça et vint près d'elle d'un pas lent. À demi assis contre la table il se pencha et l'examina avec une attention extrême.
– Dans mon pays, fit-il d'un ton lourd, j'ai vu des enfants que des soudards jetaient aux flammes sous les yeux de leurs mères. J'en ai vu que l'on pendait aux branches par les pieds et leurs mères devaient rester là, assister à leur lente agonie, s'emplir les oreilles pour la vie des cris et des plaintes des petits innocents martyrs...
« C'était la répression menée par le roi de Hongrie, qu'aidait l'empereur d'Allemagne. C'est pour cela que j'ai pris la torche à mon tour et que j'ai allumé d'autres incendies. Qu'est-ce que la mort d'un petit cheval fidèle en face de cela ? N'ayons pas de faiblesses inutiles. Voyez, je vous avais dit que je ne possédais plus que mon cheval et mon poignard. Mais c'était trop encore. Maintenant il ne me reste vraiment rien !
Angélique secoua la tête, incapable de parler. Elle se leva et alla jusqu'à son secrétaire. Elle prit dans le coffret le poignard aux turquoises et le lui tendit. Le visage du Hongrois s'illumina.
– C'est entre vos mains qu'il est tombé ! Ah ! Dieu m'a guidé en faisant de vous ma seule étoile en ce pays... J'y vois un gage de ma victoire. Pourquoi pleurez-vous ainsi, mon bel ange ?
– Je ne sais pas. Tout cela me semble à la fois si cruel et inéluctable.
Le visage de l'étranger lui apparaissait derrière le voile de ses larmes comme celui d'un sacrifié. Mais elle vit sa main fine qui se crispait autour du poignard. Rakoczi retrouvait une arme dont il avait appris à se bien servir, et qui lui servirait encore. Il le glissa à sa ceinture.
– Rien n'est inéluctable en ce monde, affirma-t-il, si ce n'est le combat de l'homme pour vivre en accord avec son esprit.
Il s'étira brusquement, les jambes écartées, les bras tendus, avec une satisfaction intense.
Après avoir subi une épreuve physique incroyable, il lui avait fallu à peine quelques heures pour récupérer sa force et sa souplesse.
Elle pensa qu'il lui rappelait quelqu'un. Moins par son visage étranger que par cette longue silhouette maigre que semblaient mouvoir des ressorts d'acier.
– Mais pour l'instant l'esprit est en déroute, dit Rakoczi, les lèvres retroussées sur son sourire de loup, je ne sens que mon corps avide.
– Avez-vous encore faim ?
– Oui... de vous.
Il la considérait, tendu devant elle, plongeant ses yeux brillants et pénétrants dans les siens.
– Femme... belle femme de France, prenez au sérieux mon amour. Je ne suis pas un plaisantin.
– Certes, vous l'avez prouvé, fit-elle, émue, en souriant.
– Mes paroles sont aussi graves que mes actes. L'amour que j'ai pour vous est en moi avec toutes ses racines, dans mes bras, dans mes jambes, dans mon corps entier. Si je pouvais vous étreindre, je vous réchaufferais.
– Mais je n'ai pas froid !
– Si, très froid. Je sens votre cœur perdu et glacé et j'entends ses sanglots lointains... Venez contre moi.
Il l'enlaça sans violence mais avec une force qui la laissa défaillante. Les lèvres de Rakoczi, sur sa nuque, cherchaient la place tendre, vulnérable, derrière l'oreille. Elle était incapable de le repousser.
Leurs cheveux se mêlaient. Elle sentit l'effleurement de sa moustache soyeuse sur ses seins qu'il baisait, penché, comme s'il eût bu à une source de délices. Une houle profonde, presque douloureuse à force de douceur, se leva en elle et lui fit la gorge sèche, les mains tremblantes. Chaque seconde qui passait la soudait plus étroitement à cette dure charpente invincible. Lorsqu'il la lâcha elle tituba, égarée et privée d'appui. Les yeux de Rakoczi contenaient une prière exigeante.
Angélique s'écarta et revint vers sa chambre. Soudain elle se mit à se dévêtir, pénétrée d'impatience. Elle arracha avec fébrilité son raide corsage de satin, laissa tomber ses lourdes jupes. Elle sentit son corps jaillir, tiède et léger de la chemise de dentelles. Agenouillée sur son lit elle défit ses cheveux. Elle était envahie d'une passion claire, primitive et sans ombre. Il avait tout perdu. Elle ne lui marchanderait rien. Avec volupté elle laissa couler ses cheveux sur son dos nu. Elle y passait les doigts, les épandait, les dispersait, renversant la tête en arrière, les yeux clos.
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