– Dame, nous aussi nous voulons être touchés par le roi... Dame, intercédez pour nous !

Elle leur promit qu'elle ferait de son mieux. En attendant elle pansa l'enfant avec des compresses d'eau verte que lui avait recommandée maître Savary. Le vieux Pain-Sec était un « ancien ». Depuis des années il venait régulièrement à l'hôtel du Beautreillis. Angélique pansait ses ulcères et lui lavait les pieds. Il n'en voyait pas l'utilité, mais il la laissait faire puisqu'elle y tenait tant. Grommelant dans sa barbe grise embroussaillée il faisait la chronique de ses « pèlerinages ». Car il ne fallait pas le prendre pour un vulgaire mendiant ! C'était un pèlerin des saintes reliques, comme l'attestaient les coquilles garnissant son chapeau, ses nombreux chapelets et son bourdon au bout d'un bâton. À vrai dire ses voyages ne le menaient pas beaucoup plus loin que l'Ile-de-France, mais par contre il en connaissait les moindres châteaux, dont, en béquillard avisé, il entreprenait la fructueuse tournée. Depuis que le roi ne voulait plus habiter Paris, les grands seigneurs construisaient partout. Chacun voulait, à l'imitation du maître, bâtir sa résidence, trouver un parc, ouvrir des allées dans la forêt, meubler une orangerie, et lancer vers le ciel mille jets d'eau. Bonne affaire pour Pain-Sec ! Boitillant, geignant, mendiant, pareil à saint Roch avec son chien jaune et famélique qui le suivait partout, il s'en allait au long des routes et profitait du trafic incessant des carrioles et des convois de constructions pour se faire véhiculer. Il n'était pas allé jusqu'à Fontainebleau, mais c'était un habitué de Versailles et de Saint-Germain. Il appréciait Saint-Cloud, la résidence de Monsieur, parce qu'il y avait beaucoup de gaspillage : on y jetait des poulets rôtis à peine entamés. De même à Chantilly, chez monsieur le Prince. Il passait aussi par Rueil, par Berny, chez M. de Lionne, un épicurien où l'on faisait très bonne chère, et Choisy, où la Grande Mademoiselle allait goûter les plaisirs de la nature. Elle savait faire ses comptes, celle-là, mais elle était généreuse pour les pauvres. Par contre Pain-Sec ne retournerait plus à Saint-Ouen, où M. de Boisfranc avait sa résidence. Pas plus avare sous le ciel que ce scélérat, grand écuyer de Monsieur, et qui était au surplus grand voleur, grand blasphémateur et grand libertin. Pain-Sec jugeait les grands du seuil de leur cuisine. C'était un point de vue qui en valait bien d'autres, et Angélique aimait entendre sa chronique.

– Qu'as-tu à me raconter, Pain-Sec ?

– Ce matin, dit Pain-Sec, j'm'en revenais de Versailles. À pied. Un peu de marche, ça fait du bien. V'là mon clébard qui aboie, et un bandit qui sort de la forêt. Rien qu'à le voir je me suis dit : ça, c'est un bandit. Mais moi je crains rien, s'pas ? Y peut rien m'prendre. Y s'approche et y me dit :

« Tu manges du pain, donne-m'en un morceau, je te donnerai de l'or.

« – Fais voir d'abord. Il me montre deux pièces d'or. Moi je lui donne le morceau entier pour ce prix. Après il me demande le chemin de Paris.

« – Comme ça tombe, j'y vais aussi.

« Et comme un marchand de vins passait avec des fûts vides dans sa charrette, il a bien voulu nous prendre tous les deux. En chemin on bavarde, et je raconte que moi à Paris je connais tout le monde. Surtout les gens bien, enfin toutes les grandes maisons.

« – Je voudrais aller chez Mme du Plessis-Bellière, qu'il me dit.

« – Comme ça tombe ! J'y vais aussi.

« – C'est ma seule amie, qu'il me dit.

Angélique interrompit le pansement qu'elle était en train d'achever.

– Tu exagères, Pain-Sec, je n'ai pas d'amis parmi les bandits de la forêt.

– Moi, je ne sais pas. Je te répète ce qu'il m'a dit. Et si tu veux pas me croire t'as qu'à lui parler. Il est ici.

– Où cela ?

– Dans ce coin-là. L'est plutôt un timide que j'crois. Il a pas l'air d'avoir envie qu'on le regarde trop sous le nez, le frangin !

L'individu qu'il désignait se dissimulait en effet, plus qu'il ne s'appuyait, contre une des colonnes qui soutenaient les voûtes de l'office. Angélique ne l'avait pas aperçu pendant la distribution des pains. Sa silhouette efflanquée s'enveloppait d'un grand manteau haillonneux dont il rabattait un pan sur le bas de son visage. Son allure n'inspirait pas confiance à la maîtresse des lieux. Elle se releva et alla droit vers lui. Mais elle le reconnut soudain, dans un élan de peur et de joie : Rakoczi.

– Vous ! souffla-t-elle.

Elle le saisissait machinalement aux épaules et sentait l'étoffe du manteau flotter autour de son corps amaigri.

– D'où sortez-vous ? chuchota-t-elle.

– Ce brave homme vous l'a dit : des bois !

Ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites brillaient toujours d'un feu vif, mais elle lui voyait des lèvres pâles dans sa barbe touffue.

Elle calcula rapidement. Plus d'un mois s'était écoulé depuis l'ambassade moscovite. Mon Dieu ! ce n'était pas possible ! En plein hiver !...

– Ne bougez pas, dit-elle. Je vais m'occuper de vous.

La visite des pauvres terminée, elle fit conduire le prince hongrois jusqu'à la chambre confortable, à laquelle étaient joints des bains florentins. Rakoczi affectait de plaisanter ; il se redressait, magnifique dans ses loques qu'il drapait avec beaucoup de morgue, et s'informait de la santé de son hôtesse et de ses succès comme s'il se fût trouvé dans l'antichambre du roi. Mais lorsqu'il se fut lavé et rasé il s'effondra d'une masse sur son lit et sombra dans un sommeil profond.

Angélique convoqua son maître d'hôtel.

– Roger, dit-elle, cet homme que je viens d'accueillir est notre hôte. Je ne peux vous dire son nom, mais sachez que nous lui devons un asile sûr.

– Madame la marquise peut compter sur ma discrétion.

– La vôtre, oui, mais la maisonnée est nombreuse. Roger, il faut que vous fassiez comprendre à tous mes gens, depuis le petit valet d'écurie Jeannot jusqu'à votre clerc qui s'occupe des chiffres, qu'ils ne doivent pas faire plus de cas de cet homme que s'il était invisible. Ils ne l'ont pas vu. Il n'existe pas.

– J'ai compris, Madame la marquise.

– Vous leur direz aussi que s'il sort d'ici sain et sauf je leur baillerai à tous une récompense. Mais si jamais il lui arrivait malheur sous mon toit...

Angélique serra ses deux poings et ses yeux étincelèrent.

– ...Je fais serment que je vous renverrai tous... Tous, du premier jusqu'au dernier, vous y compris ! Est-ce net ?

Maître Roger s'inclina. Son service auprès de Mme du Plessis lui avait appris qu'elle parlait rarement à la légère. Pour sa part, il estimait qu'un bon serviteur qui tient à sa place doit être aveugle, sourd et autant que possible muet, et il s'efforçait d'inculquer ces qualités aux gens de livrée dont il avait la responsabilité. Il dit qu'il se portait garant de leur silence et qu'aucun d'eux ne mettrait en balance l'avantage de servir Mme la marquise avec les ennuis qu'apporterait un futile bavardage.

Elle se sentit rassurée sur ce point.

Mais abriter Rakoczi était une chose. L'aider à s'évader et à gagner sans encombre la frontière en était une autre. Elle ignorait les ordres que Louis XIV avait pu donner contre le révolutionnaire. Elle échafauda plusieurs projets, fit le compte de l'argent et des amis dont elle disposait pour mener à bien la difficile entreprise. Elle était encore plongée dans ses projets lorsque la petite pendule de sa chambre égrena les onze coups de la nuit. Comme elle se levait pour gagner son lit elle retint un léger cri. Rakoczi se tenait sur le seuil de sa chambre. Angélique se ressaisit.

– Comment vous portez-vous, Monsieur ?

– À merveille.

Le Hongrois s'avança en étirant de bien-être son long corps amaigri qui emplissait difficilement les vêtements d'emprunt prêtés par maître Roger, pourtant lui-même peu en chair.

– Je me sens mieux depuis que je me suis débarrassé de ma barbe. J'avais l'impression d'entrer peu à peu dans la peau d'un Moscovite.

– Chut ! fit-elle en riant. On ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu.

Et soudain elle frissonna. Car elle se rappelait comment elle avait essayé de sauver jadis le Poète Crotté. Elle n'y était pas parvenue. La police du roi avait été la plus forte. Le Poète Crotté avait été pendu en place de Grève. Mais cette fois elle possédait d'autres moyens. Elle était riche, influente. Elle réussirait.

– Avez-vous encore faim ?

– Toujours, soupira-t-il en caressant le creux de son estomac, il me semble que j'aurai faim jusqu'à mon dernier soupir.

Elle le conduisit dans le salon voisin, où elle avait fait dresser une table à son intention. Les bougeoirs d'or aux deux extrémités éclairaient, dressée sur un plat d'or, une monstrueuse dinde rôtie farcie de marrons et accompagnée de rissoles aux pommes. Alentour des marmites contenaient des légumes chauds et froids, une matelote d'anguilles, des salades et dans un bassin d'or une profusion de fruits. Pour faire honneur au pauvre homme des bois, Angélique avait sorti les quelques pièces de sa vaisselle plate, dont elle était très fière. Outre le plat, les flambeaux et le bassin aux fruits, elle avait encore deux hanaps ciselés et deux aiguières d'un travail ancien et sans prix.

Rakoczi poussa un cri sauvage d'admiration qui s'adressait beaucoup plus à l'or croustillant de la dinde qu'à celui des hanaps et des plats. Il bondit, s'attabla et se mit à manger comme un loup.

Ce ne fut qu'après avoir dévoré les deux ailes et un pilon qu'il désigna à Angélique, d'un os péremptoire, la place en face de lui.

– Mangez, vous aussi, fit-il la bouche pleine.

Elle rit en le regardant avec sympathie. Elle lui versait à boire un vin de Bourgogne dans le hanap d'or. Elle s'en versa également et s'assit comme il le lui demandait. Il n'était pas question de distraire la moindre parcelle de la dinde. De toute évidence Rakoczi la mangerait tout entière.