– Calmez-vous, maître Savary, dit Angélique, qui, pour cacher son émotion, feignit la rancune. Vous avez bien raison de me remercier. Pour vous, je me suis déconsidérée aux yeux du roi, qui me prend pour une tête farcie de chimères et de sottises. Et j'ai renoncé à de magnifiques présents qui m'auraient autrement intéressée.

L'apothicaire ne l'écoutait plus. Il s'était élancé dans son arrière-boutique et en revenait avec des fioles, des entonnoirs et des compte-gouttes. Angélique comprit qu'elle était de trop et qu'il ne la voyait même plus. Elle rassembla les pans du confortable manteau que lui avait offert le roi et elle allait se retirer lorsqu'un brouhaha s'éleva dans la rue. Un courrier botté descendit d'un bond les trois marches qui conduisaient dans la salle basse.

– Grâce à Dieu, Madame, j'ai pu vous joindre. Le roi m'a lancé sur vos traces. Vous me précédiez de peu. En m'informant près des passants j'ai réussi à vous suivre jusqu'ici.

Il lui remit un pli où Angélique lut qu'on la mandait de toute urgence à Versailles.

– Ne pourrais-je attendre à demain ?

– Le roi m'a dit lui-même : de toute urgence, m'a recommandé de vous ramener et de vous escorter, quelle que soit l'heure.

– La porte Saint-Honoré va être close !

– J'ai un sauf-conduit pour la faire ouvrir.

– Nous allons nous faire assaillir par des voleurs.

– Je suis armé, dit l'homme. J'ai deux pistolets dans les fontes de ma selle et mon épée.

C'était un ordre du roi. Il n'y avait qu'à s'exécuter. Angélique reprit la route, en serrant autour d'elle les plis du manteau que le roi lui avait offert si opportunément. Ils arrivèrent pour voir le palais émerger tel un monstre bleu, inondé de nuit, d'une aube rose pâle et grise.

À la fenêtre du Cabinet du roi, la lueur d'un flambeau brillait comme une perle dans les profondeurs marines de la cour de marbre.

Frissonnante Angélique traversa, derrière le courrier, les longs vestibules déserts, où de place en place les gardes suisses somnolaient, aussi immobiles que des statues. Par contre, il y avait du monde dans le Cabinet du roi. Outre celui-ci, MM. Colbert et de Lionne, les traits tirés par l'insomnie, l'aumônier du roi, M. Bossuet, dont la belle éloquence plaisait au roi qui requérait souvent ses conseils et voulait l'attacher à la Cour, M. de Louvois, la mine sombre et même catastrophée, le chevalier de Lorraine, et quelques comparses dont les visages reflétaient religieusement la contrariété ambiante. Tous ces messieurs étaient debout devant le roi, et il y avait apparence qu'ils avaient passé ainsi une partie de la nuit à discuter avec Sa Majesté, car les cires des flambeaux tiraient sur leur fin. Quand la jeune femme fut introduite on se tut. Le roi la pria de s'asseoir. Après quoi il y eut un silence prolongé. Le roi, pour se donner une contenance, examina la lettre posée devant lui.

Il dit enfin :

– Notre ambassade persane se termine de bien étrange manière, Madame. Bachtiari bey a pris la route vers le Sud mais il m'envoie un message pressant qui vous concerne... et tenez, lisez vous-même.

La missive, traduite et calligraphiée sans doute par l'Arménien Agobian avec des soins de scribe antique, remerciait une fois de plus le grand monarque d'Occident de ses splendeurs et de ses bontés.

Suivait une énumération précise des présents que Sa Majesté le roi Louis XIV avait faits à l'ambassadeur persan pour son maître le Schah in Schah, soit : 1 service de vermeil frappé de fleurs de lys, 2 horloges revêtues d'or et marquant le jour de l'année et les saisons, une dizaine de montres à boîtier frappé de lys, 2 grandes tapisseries des Gobelins, 1 sceau royal à graver, marqué de l'emblème persan du lion et du soleil levant en onyx, 2 grands portraits du Roi-Soleil et de la Reine, en costumes d'apparat dans le salle du Trône, 20 pièces de drap fin, 1 brasero à charbon en fer forgé recouvert d'or, avec deux soufflets actionnés par un fil de fer qu'on tirait, 3 caisses de boulets en argent pour chauffer le bain du Schah in Schah, 6 caisses de bimbeloteries appelés bijoux du Temple, que le Schah pourrait distribuer à ses serviteurs ou aux gens du peuple, 3 pots contenant des pieds de géranium, à replanter en terre persane, 1 selle de cuir de Lyon avec licol d'argent. Mais à tous ces présents Sa Majesté avait omis de joindre la très précieuse turquoise que Son Excellence attendait en récompense de ses loyaux services.

Suivait une description de ladite turquoise, assez détaillée pour qu'on pût comprendre qu'il s'agissait d'une femme et que cette femme n'était autre qu'Angélique. Bachtiari bey pensait que les nuages de l'Occident ne lui permettaient pas d'en disposer avant qu'il n'eût lui-même fait preuve de bonne volonté vis-à-vis du propriétaire d'un si rare trésor. Mais maintenant que les traités étaient signés au contentement de tous et du roi de France en particulier, pourquoi la « très délicate marquise », « la plus intelligente femme de l'univers », « le lys de Versailles », « l'étoile de la Cour de France » ne s'était-elle pas trouvée parmi les derniers présents que M. de Lorraine et le marquis de Torcy étaient venus lui remettre au moment de son départ ? Croyant que par un souci de discrétion elle le rejoindrait à la nuit avec son équipage et les chariots de ses bagages, il avait pris la route. Mais à la première étape il avait commencé à soupçonner qu'on l'avait joué. L'avait-on fait marcher comme l'âne a qui l'on tend une carotte pour la subtiliser le pont franchi ? Le souverain d'Occident avait-il deux bouches ? Sa fourberie n'était-elle égale qu'à son avarice ? Fallait-il considérer les traités sous le même angle trompeur ? Faire fi des promesses ?... etc.

Cette longue énumération des questions ne laissait aucun doute sur la colère qui animait l'irascible Bachtiari bey, et les menaces de rompre tout et de desservir les Français et les chrétiens dans l'esprit de son maître lorsqu'il serait à Ispahan étaient à peine voilées.

– Et alors ? demanda Angélique, stupide.

– Et alors, répéta le roi, pourriez-vous me dire quelle conduite éhontée vous avez osé tenir à Suresnes pour qu'une proposition d'une pareille insolence nous soit faite ?

– Ma conduite, Sire, a été celle d'une femme que l'on envoie près d'un potentat dans l'intention de l'amadouer, pour ne pas dire le séduire aux fins d'assouplir sa politique et de bien servir le roi.

– Insinueriez-vous que c'est moi qui vous ai encouragée à vous prostituer pour faire aboutir l'ambassade ?

– L'intention de Votre Majesté m'a semblé évidente.

– Peut-on avancer pareille sottise ? Une femme d'esprit et de caractère comme vous a vingt façons d'adoucir un prince, sans pour cela se conduire en p... Ainsi, vous avez été la maîtresse de ce barbare coloré, d'un infidèle, ennemi de votre religion. Vous avez fait cela ? Répondez !

Angélique se mordit la lèvre pour dissimuler un sourire, et jeta un regard sur l'assemblée.

– Sire, votre question m'embarrasse devant ces messieurs. Permettez-moi de vous dire que cela ne regarde que mon confesseur.

Le roi se dressa à demi, les yeux brillants. M. Bossuet interposa sa haute taille de Bourguignon et l'autorité d'une main épiscopale.

– Sire, permettez-moi de vous rappeler, en effet, que seul le prêtre a le droit de connaître le secret des consciences.

– Le roi aussi, monsieur Bossuet, quand les actes de ses sujets engagent sa responsabilité. Bachtiari bey a provoqué mon mécontentement par ses insolences, mais il faut admettre que lorsqu'un homme, qu'il soit persan ou non, reçoit certains gages...

– Il n'en a pas reçu, Sire, affirma Angélique.

– J'aime à le croire, maugréa le roi, qui se rassit, sans parvenir à dissimuler son soulagement.

M. Bossuet déclara fermement que, quel que fût le passé, il fallait considérer le présent. La question se résumait à ceci : comment calmer la colère de Bachtiari bey tout en passant outre à ses désirs ? Chacun recommença à donner son opinion. M. de Torcy était d'avis qu'on arrêtât l'ambassadeur et qu'on le jetât au fond d'une prison quitte à prévenir le Schah de Perse que son représentant était mort en France de la fièvre quarte. M. Colbert faillit lui sauter au collet. Ces militaires n'avaient aucune idée de l'importance du commerce dans la bonne marche d'un pays ! M. de Lionne estimait, comme M. de Torcy, qu'il ne fallait pas se mettre martel en tête pour ces musulmans lointains, mais M. Bossuet et le jésuite joignirent leur éloquence pour lui démontrer que l'avenir de l'Église en Orient dépendait du bon dénouement de l'ambassade. Enfin Angélique proposa de demander l'avis d'un vieil homme plein de sagesse, qui avait beaucoup voyagé et qui certainement trouverait la solution pour ménager la susceptibilité du Persan. Le roi décida aussitôt de le faire chercher. Angélique devait joindre maître Savary, lui exposer la situation et ramener la solution...

– M. de Lorraine va vous accompagner. Nous retarderons le départ de la Cour pour Saint-Germain jusqu'au soir. À bientôt, Madame. Aidez-nous à réparer les erreurs dont vous êtes en partie fautive. Monsieur Colbert, veuillez demeurer à Versailles. Je dois vous voir après la messe.

*****

Le carrosse croisa les premières équipes des ouvriers qui montaient, la pelle sur l'épaule, vers les chantiers du palais, dont les cheminées et les gouttières, recouvertes à la feuille d'or, étincelaient sous les premiers rayons du soleil. Lorsqu'elle se retrouva, au milieu de la matinée, chez maître Savary, celui-ci eut bien de la peine à s'arracher de ses expériences.

– Il est bien temps de m'appeler au secours, fit-il, sentencieux. C'est au début qu'il fallait me demander conseil.

Magnanime, il consentit pourtant à réfléchir au problème et à faire bénéficier le royaume de sa dure expérience de voyageur et d'esclave en Barbarie. Ramené à Versailles il ne parut nullement impressionné de se trouver devant un aréopage d'aussi grands personnages et du roi lui-même.