Le roi la prit par la main et l'amena devant les cadeaux exposés. Il se réservait la magnifique selle rouge à deux pommeaux d'or et d'argent et aux étriers plats, également d'or et d'argent. L'échiquier d'ébène et d'ivoire, et le jeu de jacquet aux pièces d'or et de jade allaient au trésor royal. Et il ne pensait pas qu'Angélique fût tentée par la curieuse pipe persane, le narguilé d'or ciselé. Par contre il restait des châles du Béloutchistan, des assiettes et des bassines de table en or massif, orfévrées de scènes de chasse aux gazelles du désert, avec incrustations de turquoises, des gargoulettes en vermeil et incrustations d'émail bleu ancien, un très grand tapis de Méched à poils longs, deux tapis à prière de Tauris et d'Ispahan à poils ras, des cassolettes contenant des confitures à la rose et à la violette, des bonbonnières de nougat aux pistaches ou « giazu », des bouteilles de verre grossier mais emplies de subtiles essences de rose, de jasmin, et de géranium, et naturellement des pierres précieuses choisies parmi les plus belles du monde.

Angélique allait de l'une à l'autre chose, sous le regard bonhomme de Colbert et les yeux égayés du roi. Soudain elle rougit et demanda d'une voix troublée ce qu'on avait fait de la « moumie ».

– La moumie ? Cette mixture affreuse et puante ?

– Oui. Je vous avais bien recommandé de la recevoir avec les marques de la plus profonde reconnaissance.

– Ne l'ai-je point fait ? J'ai assuré à Son Excellence que rien ne pouvait me réjouir plus que d'avoir en ma possession cet élixir extraordinaire. J'avoue que je m'attendais à tout sauf à trouver un liquide aussi nauséabond. J'en ai fait boire un verre à Duchesne. Bontemps en a pris aussi un dé à coudre. Il paraît que c'est horrible au goût. Duchesne a été très mal à l'aise. Il m'a confessé avoir vomi et il a pris un peu d'orviétan de peur d'être empoisonné. J'en suis à me demander s'il n'y avait pas une intention malfaisante à mon égard de la part du Schah de Perse en m'offrant ce soi-disant cadeau.

– Non, non, certainement pas, dit précipitamment

Angélique qui s'élança, venant enfin de reconnaître dans un coin le coffret de bois de rose incrusté de nacre que Bachtiari bey lui avait montré.

Elle l'ouvrit et souleva le bouchon de jade qui fermait le vase de porcelaine bleue. L'odeur surprenante lui emplit les narines et elle évoqua malgré elle l'atmosphère voluptueuse du salon de l'ambassadeur persan.

– Sire, puis-je vous demander la grande faveur de prendre ce coffret ? En... souvenir de ces visites où j'ai eu le grand plaisir de servir la gloire de Votre Majesté et... je ne désire rien d'autre, acheva-t-elle précipitamment, s'embrouillant un peu.

Le roi et M. Colbert se regardaient avec la consternation d'hommes intelligents témoins d'un caprice de femme.

– Il y a bien des choses qui m'ont intrigué et étonné dans cette ambassade, dit le roi, mais finalement je crois que ce qui aura été le plus étonnant de tout, c'est le choix qu'aura fait Mme du Plessis pour sa récompense.

Angélique sourit et essaya de paraître naturelle.

– Ce coffret n'est-il pas une merveille ? J'en rêve !

– En voici deux autres tout aussi beaux et qui contiennent des pâtes d'amandes et de gomme parfumée.

– Franchement, c'est celui-là que je préfère, Sire. Puis-je le faire enlever ?

– Il serait vain d'essayer de détourner une femme qui a une idée en tête, fit le roi avec un soupir.

Il donna l'ordre à deux domestiques de porter le coffre dans les appartements de Mme du Plessis.

– Prenez bien garde de ne pas renverser le flacon, recommanda Angélique.

Elle aurait voulu les accompagner, mais le roi la retint d'un signe. Revenu vers les soieries persanes il écarta quelques châles de cachemire et souleva une ample étoffe, souple et douce, aux tonalités de sable chaud.

– Son Excellence l'ambassadeur m'a fait remarquer lui-même la texture curieuse de ce tissu. On le fabrique, paraît-il, avec des poils de chameau et cela forme une étoffe appelée « feutre » ou « bourka », sur laquelle la pluie glisse sans pénétrer. C'est une sorte de survêtement capable de résister à toutes les intempéries. Ceux des princes sont blancs ou dorés, ceux du peuple bruns ou noirs. Vous voyez que je suis devenu aussi savant que vous sur les mœurs persanes.

D'un geste lent il drapa le manteau autour d'elle.

– Je sais que vous êtes frileuse, fit-il à mi-voix avec un sourire.

Ses mains s'attardaient sur ses épaules.

Mme de Montespan entra, très animée. Elle aussi avait été conviée dans le Cabinet des Cristaux pour y choisir une parure à son goût. Son sourire baissa d'éclat en apercevant Angélique, à laquelle le roi nouait les cordons d'or du somptueux manteau.

– Me suis-je trop hâtée, Sire ? fit-elle d'une voix qui voulait être enjouée mais qui grinçait malgré elle.

– Nullement, ma très belle. Voici vos trésors, où vous pouvez puiser à volonté.

– Ce qu'en laisse Mme du Plessis-Bellière...

– Les restes sont encore abondants.

Le roi éclata de rire.

– Seriez-vous jalouse ? Mme du Plessis s'est montrée si discrète que j'ai dû de mon chef ajouter ce manteau pour elle.

– N'empêche que vous l'avez fait choisir la première, râla Athénaïs, dont la colère et l'orgueil étaient toujours plus forts que la ruse.

– Mme du Plessis a été mon ambassadrice près de l'ambassadeur. Or, apprenez que mon dessein a toujours été de récompenser les serviteurs du Royaume d'abord. Mes favorites ne viennent qu'en second lieu.

Le ton était sans réplique. Mme de Montespan fit de son mieux pour se contenir.

– J'adore vous voir jalouse, reprit le roi en lui saisissant la taille avec vigueur, il semble que vous allez éclater en flammes.

Il lui baisa la nuque, la naissance de l'épaule avec gourmandise.

– Puis-je me retirer, Sire ? dit Angélique, ébauchant une révérence.

– Un instant encore, je vous prie. J'ai une recommandation à vous faire. Promettez-moi de ne pas vous soigner la peau avec l'horrible mixture que vous affectionnez.

– Je m'en garderai bien, Sire.

– Sait-on jamais quelles extravagances peuvent passer par la tête d'une jolie femme ! Enfin, ne vous empoisonnez pas et ne vous gâtez pas le teint.

Du bout du doigt il lui effleura la joue d'une caresse légère.

– Ce serait dommage !

« Le roi vient de signer mon arrêt de mort par ce geste », pensa Angélique, qui avait senti le regard de Mme de Montespan s'enfoncer comme un couteau entre ses omoplates tandis qu'elle sortait.

Elle alla vérifier que la « moumie » était en lieu sûr, qu'on n'en avait point renversé ni distrait une goutte. Elle ne serait tranquille que lorsque le vieux Savary l'aurait en sa possession. Dans le but de pouvoir retourner sur Paris dès que possible elle alla s'informer des festivités prévues. Elle apprit avec satisfaction qu'après le petit souper tout le monde pourrait s'aller coucher en paix et que la Cour repartirait dès le matin pour St-Germain. Angélique alla demander à la reine si elle n'avait pas besoin de ses services. Celle-ci répondit que non, à son habitude. L'emploi d'Angélique à ses côtés était purement honorifique, et la souveraine préférait la voir ailleurs. Angélique, la conscience en paix, fît porter le coffre jusqu'au carrosse et commanda d'atteler. Le cocher grommela un peu. C'était un homme d'un certain âge, légèrement corpulent et qui était entré au service d'Angélique quand elle s'appelait encore Mme Morens et qu'elle n'était qu'une des plus importantes commerçantes de Paris. Elle menait alors la vie bien réglée des gens qui n'ont pas de temps à perdre et qui savent que la nuit est faite pour dormir. Le maître cocher ne s'en était pas moins réjoui de l'ascension rapide de sa maîtresse à la Cour. Il avait apprécié comme il se doit que « l'honneur du carrosse » lui fût accordé, c'est-àdire que l'équipage eût le droit de pénétrer et de tourner dans la première cour du château, à Versailles.

Mais depuis quelque temps il déplorait de la voir toujours par monts et par vaux, de jour et de nuit, et, de préférence, de nuit. C'est à peine s'il avait maintenant le temps de panser les chevaux, de leur laver les jambes ou de leur faire le crin. Et parfois le carrosse avait dû repartir non graissé et encore couvert de boue. Le cocher se sentait déshonoré. Les conversations qu'il avait eues avec ses collègues lorsqu'ils se réunissaient pour boire un pot de vin dans les communs de Versailles lui avaient appris que cet état de choses ne pourrait aller qu'en empirant, la maladie de la bougeotte devenant endémique chez les grandes dames de la Cour à mesure qu'elles avançaient en grade. La mine sombre, le cocher fit claquer son fouet et le carrosse roula sur les pavés de la grande cour, franchit les grilles et s'élança sur la route de St-Cloud, laissant derrière lui Versailles, éclaboussé par le sang d'un crépuscule hivernal digne des splendeurs de Louis XIV. À onze heures il entrait dans Paris. À onze heures et demie, rue de Bourtibourg. Angélique tambourinait aux volets de la boutique de maître Savary. L'apothicaire n'était pas encore couché. Il broyait quelques poudres dans un mortier de fonte. À la vue d'Angélique il pâlit et sa barbiche se mit à trembler. Avec un sourire mystérieux Angélique fit signe aux valets de déposer le coffre sur le comptoir. Entre le mortier, les vases de cuivre et de bois peint, la petite balance et la tête de mort, le coffret de bois précieux brilla du miroitement de ses ors et de ses nacres.

D'une main fébrile Savary souleva le couvercle ! le bouchon, huma l'odeur du vase. Cette fois Angélique ne put le retenir de se prosterner devant elle.

– Toute ma vie, gémit-il, toute ma vie je me souviendrai de votre bienfait, Madame. Non seulement vous avez sauvé la « moumie » des mains profanes mais vous l'avez remise tout entière dans les miennes, qui sont celles d'un savant et qui sauront lui arracher son secret séculaire. Les temps futurs vous béniront.