Angélique bénéficiait du silence naturel aux demoiselles de Gilandon pour se permettre parfois quelque méditation.
Le carrosse traversa à grand bruit les forêts de Meudon et de Saint-Cloud. La nuit d'hiver, froide et brumeuse, laissait à peine deviner au delà du cercle de lumière des porteurs de torches, les épaisses frondaisons enveloppées de brouillard. Où était Rakoczi ? Angélique laissa aller sa tête en arrière contre la banquette de velours. Il lui arrivait, quand elle était seule avec elle-même, d'éprouver une impression d'angoisse. Ses nerfs lui faisaient mal jusqu'au bout des ongles. Elle se souvint de la liqueur verte que le sournois Bachtiari bey lui avait fait boire dans l'intention bien définie de dissiper sa froideur. C'était certainement une médecine aphrodisiaque. À cette pensée Angélique se persuada qu'il lui fallait un amant, sinon elle risquait de tomber malade. Elle avait été bien sotte de se dérober aux propositions du splendide Persan. À quels sentiments avait-elle obéi ? Pour quel maître se réservait-elle ? Qui se souciait de sa vie ? Elle n'avait donc pas pris conscience de sa liberté ?... À Paris, comme cela lui arrivait de plus en plus fréquemment, la solitude de son bel hôtel, et sa chambre déserte, lui parurent accablantes. Elle préférait camper à Versailles, les nuits hâtives entre la fin d'un bal et la messe de l'aube, au sein de l'énorme palais à peine endormi. La nuit y paraissait encore bourdonner de passions et d'intrigues. On y faisait partie d'un tout. Personne n'y était abandonné à son sort.
« À son triste sort ? » pensa Angélique en tournant à travers sa chambre comme le tigre de Sibérie dans sa cage.
Pourquoi n'avait-elle pas été conviée à la promenade de Fontainebleau ? Le roi avait-il peur de déplaire à Madame de Montespan ? Que lui voulait le roi ? Vers quel destin la dirigeait-il d'une main implacable et sournoise ? « Pour quelle vie as-tu été créée, ma sœur Angélique ? »
Plantée au milieu de sa chambre, elle dit à voix haute :
– ... Le Roi !
Le maître d'hôtel Roger vint s'informer de ce que Mme la marquise désirait pour souper. Elle le regarda avec un peu d'égarement. Elle n'avait pas faim, Anne-Marie de Gilandon vint lui proposer une tisane. Angélique s'étonna d'éprouver l'envie irrésistible de la gifler, comme si cette proposition innocente mettait le comble à ses déboires et à ses humiliations. Par esprit de contradiction, elle demanda un flacon d'eau-de-vie de prune. Elle but deux petits verres coup sur coup et se sentit mieux. Elle aurait dû songer plus tôt à cela. L'alcool est souverain pour dissiper les humeurs sombres.
Le poignard de Rakoczi était posé sur la table, Angélique alla à son secrétaire de bois d'ébène incrusté de nacre, aux multiples tiroirs. Elle en sortit un coffret qu'elle ouvrit pour y mettre l'arme. Dans ce coffret elle gardait divers objets : un peigne d'écaillé, une bague que lui avait donnée le bandit Nicolas, les bijoux du Temple, le camée de grenats qu'elle portait avec les humbles vêtements de maîtresse Bourgeaud, une paire de boucles d'oreilles offertes par Audiger le jour où ils avaient inauguré ensemble la chocolaterie, et une plume bien taillée, acérée, du Poète Crotté qu'on avait pendu. Il y avait aussi un autre poignard, celui de Rodogone-l'Egyptien.
Le serviteur indiscret qui aurait voulu connaître le trésor que Mme du Plessis-Bellière cachait si jalousement dans ce coffret serait demeuré bien étonné et déçu de n'y trouver que ces menus objets hétéroclites. Mais pour elle ils avaient une autre signification : ils étaient comme des coquillages, amenés par des marées successives d'une mer ténébreuse, déposés sur les rivages de son passé. Maintes fois elle avait voulu s'en débarrasser et les jeter, et jamais elle n'avait pu s'y décider.
Angélique but encore un petit verre d'eau-de-vie. La pierre bleue qu'elle avait au doigt brillait d'une luisance douce près de celles incrustées dans le manche d'or du poignard de Rakoczi.
« Je suis sous le signe de la turquoise », pensa-t-elle.
Deux visages basanés se superposaient sous ses yeux. Celui du prince persan couvert d'opulence, et celui du prince hongrois dépouillé de tout. Elle avait envie de revoir Rakoczi. Ce qu'il avait fait le lui révélait. Sa folie n'était pas ridicule mais exaltante. Comment, sous ses paroles, n'avait-elle pas su discerner la profonde sagesse des héros ? Elle était tellement habituée à n'entendre que des fadaises qu'elle ne savait plus reconnaître un homme authentique.
Pauvre Rakoczi ! Où pouvait-il être ? Elle eut envie de sangloter en pensant à lui. Elle but encore un petit verre. Après cela, elle pourrait se coucher et dormir. Quelle tristesse de dormir seule ! Si elle retournait à Suresnes, avec un « Oui » aux lèvres, ne verrait-elle pas la fin de ses tourments ? Elle rêva de trouver l'oubli dans un délire des sens, aveugles et savamment exacerbés. « Je ne suis qu'une femme, après tout. Pourquoi lutter et dans quel but ? »
Elle cria à son miroir :
– Je suis belle !
Elle s'attendrissait devant son reflet.
– Pauvre Angélique... Pourquoi si seule...
Elle but encore.
– Et maintenant que je suis complètement ivre... je vais pouvoir dormir.
Puis l'idée lui vint que si Mademoiselle souffrait d'un chagrin très analogue au sien, elle ne devait pas dormir non plus. Elle serait peut-être réconfortée de recevoir la visite d'Angélique en pleine nuit. Les nuits sont si longues quand on reste seul !
Angélique réveilla ses gens. Elle ordonna d'atteler et se fit conduire par les rues nocturnes jusqu'au palais du Luxembourg.
Elle avait deviné juste. La Grande Mademoiselle ne dormait pas. Depuis qu'elle avait reçu le verdict du roi elle s'était mise au lit, ne voulant boire que du bouillon et ne cessait de pleurer. Ses suivantes, quelques amies fidèles, essayaient en vain de l'apaiser.
– Il serait là ! s'écriait-elle en montrant dans son lit la place vide que Lauzun aurait dû occuper, il serait là... Oh ! j'en mourrai, Mesdames, j'en mourrai.
La vue d'un pareil désespoir fut prétexte facile à Angélique pour libérer les larmes qu'elle retenait depuis deux jours. Elle éclata en sanglots. Mlle de Montpensier, émue de la voir partager aussi sincèrement sa peine, la serra sur son cœur.
Elles restèrent ainsi toutes deux jusqu'au matin à s'entretenir des qualités de Lauzun et de la cruauté du roi, en se tenant la main et en pleurant comme des fontaines.
Chapitre 12
Quand elle avait expliqué à M. Colbert que Bachtiari bey ne voulait pas venir saluer le roi parce qu'il n'était pas reçu avec assez d'apparat, le ministre avait levé les bras au ciel.
– Et moi qui ne cesse de reprocher au roi son goût du faste et ses dépenses somptuaires !
En apprenant la chose, Louis XIV avait éclaté de rire.
– Voyez, Colbert, mon ami, combien vos gronderies sont parfois injustifiées. Dépenser sans compter pour Versailles n'est pas un mauvais calcul, comme vous le supposiez. Je rends ainsi le palais si considérable qu'il semble donner de la curiosité à tous les hommes et attirer vers nous une partie des nations les plus éloignées... Ainsi j'ai rêvé de voir ces nations passer dans ces galeries, habillées diversement à la manière de leur pays et regardant toutes ces merveilles selon leur caractère, en allant voir le grand prince dont la réputation les a charmées. Si je puis vous exprimer ma pensée il me semble que nous devons être en même temps humbles pour nous mêmes et fiers, exigeants, pour la place que nous occupons.
*****
Le jour où la première ambassade persane10 se présenta devant les grilles d'or de Versailles, des milliers de fleurs en pots, retirées des serres et replantées dans les parterres, étendaient sous le ciel d'hiver un tapis diapré. Tout au long de la grande galerie on foulait des pétales de rosés et de fleurs d'oranger.
Bachtiari bey s'avança parmi la splendeur du mobilier de vermeil, dont les plus belles pièces d'orfèvrerie, consoles, buffets, crédences ciselées étaient exposées en son honneur. On lui fit visiter tout le palais, dont les dorures et les cristaux pouvaient soutenir la comparaison avec ceux des Mille et Une Nuits. Et la visite se termina par la Salle des Bains, où l'énorme cuve de marbre violet destinée au roi put convaincre le Persan que les Français ne dédaignaient pas autant qu'il l'avait cru le plaisir des ablutions. Les mille jets d'eau du parc achevèrent de le gagner.
Ce fut une journée de gloire pour Angélique, qui dut sans cesse se trouver en première place. Avec une inconscience qui cachait peut-être quelque malice, Bachtiari bey délaissait la reine et les autres dames et lui adressait tous ses compliments. Le traité sur la soie fut signé dans une atmosphère amicale. Au soir de la mémorable journée, alors qu'un grand nombre de courtisans prenaient part à une dernière promenade pour admirer encore une fois les éphémères parterres fleuris d'un jour d'hiver, un page se présenta et prévint Mme du Plessis-Bellière que le roi la demandait dans le Cabinet des Cristaux.
Ce cabinet faisait partie des grands appartements du roi. Il y recevait avec plus d'intimité que dans les salons. C'était un grand honneur d'y être convié. En entrant Angélique vit, reflétés par les grands miroirs qui ornaient chaque mur, les présents de Bachtiari bey amoncelés dans une profusion de caverne d'Ali-Baba. Le roi devisait avec M. Colbert, dont le visage renfrogné s'était détendu sous l'effet d'une satisfaction intérieure profonde. Tous deux sourirent à la jeune femme.
– Voici le moment pour vous, madame, de recevoir votre récompense, dit le roi. Veuillez, je vous prie, choisir, parmi ces merveilles, celle qui comblera vos vœux.
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