M. de Pomponne s'avança. Ayant été ambassadeur en Pologne, il connaissait le russe et servait d'interprète. Après les compliments d'usage la délégation présenta les cadeaux amenés de la lointaine Russie.

Trois peaux d'ours brun, noir et jaune de l'Oural. Des peaux de castor en grand nombre, et une immense couverture d'astrakan noir, faite avec 500 peaux d'agneaux nouveau-nés et qu'on ne choisit que parmi les troupeaux des bords de la Caspienne. De curieux lingots de feuilles d'étain contenant du thé vert et du thé rouge, dont l'empereur de Chine payait l'impôt depuis Ivan le Terrible au tsar Alexis. La reine, enchantée pour une fois d'avoir l'air savant, dit qu'on lui avait parlé du thé et que cela guérissait plus de vingt maladies. Elle s'extasia surtout devant les pierres précieuses, dont une émeraude grosse comme un pain de sucre, et un béryl bleu de l'Oural, aussi haut qu'une borne cavalière avec un sommet à prismes en pointes de six facettes. Il fallait quatre hommes pour le soulever. Les tapis de Boukhara à poils ras et ceux de Khiva à poils longs furent déroulés, les soieries, aux teintes jaunes et rouge vif, inaltérables au soleil, étalées. Il y avait aussi de la soie ultra-fine du Turkestan, et de lourdes couvertures également de soie, assemblant des carrés en mosaïques de différentes couleurs.

L'un des membres de la délégation offrit lui-même, en s'agenouillant devant le monarque, une énorme pépite d'or du lac Baïkal, posée sur un coussin de satin blanc. Chacun s'exclamait, émerveillé. Les dames s'enhardissaient à toucher du doigt, avec ravissement, les tapis et les soies, mais le béryl bleu géant était grand favori. Cependant les Moscovites expliquaient qu'ayant appris la passion du grand roi d'Occident pour les animaux rares, ils lui avaient amené un couple de chèvres du Pamir dont le pelage sert à faire des châles semblables à ceux du cachemire des Indes voisines. Le roi remercia chaleureusement.

Il y avait aussi un tigre blanc de Sibérie d'une espèce rarissime, qui attendait dans la « cour de marbre », prêt à saluer enfin le nouveau maître qu'on lui destinait au terme d'un voyage bien désagréable pour ce seigneur des steppes neigeuses. L'annonce mit le comble à l'enthousiasme. Les serviteurs durent en hâte replier les présents afin de laisser passage libre, et toute la Cour derrière le roi et l'ambassadeur moscovite se dirigea vers l'escalier.

C'est alors que l'incident éclata. Un animal surprenant, noir à sembler vomi de l'enfer, un petit cheval chevelu comme une femme, poilu jusqu'aux sabots, surgit au sommet des marches. Le gentilhomme qui le montait se dressa sur les étriers et cria quelque chose dans une langue étrangère, puis le répéta en russe et ensuite en français :

– Vive la liberté !

Son bras était levé. Son poignard siffla en l'air et se ficha dans le parquet, aux pieds de l'Hetman d'Ukraine.

Puis le cavalier fit faire demi-tour à sa bizarre monture et redescendit l'escalier de marbre.

– À cheval ! Il est monté avec le cheval et descendu... Ce n'est pas un cheval... Mais si, voyons. On les appelle poney... Incroyable ! Un cheval au galop dans un escalier !...

Les Français ne voyaient que cela : une prouesse équestre extraordinaire... Les Moscovites, eux regardaient, impénétrables, le poignard. Le roi parlait d'un ton posé à M. de Pomponne. Son palais, disait-il, était ouvert au peuple. Car le peuple a le droit de voir ses rois. Il accueillait aussi en France des étrangers. Malgré les soins de sa police sa large hospitalité se payait parfois d'un incident désagréable comme celui qui venait de se produire : des fous, des illuminés dont on ne peut toujours deviner à l'avance les idées étranges, se lançaient dans des actions furieuses et inexplicables. Grâce à Dieu l'incident était sans gravité. L'homme allait être poursuivi, retrouvé et emprisonné. On l'enfermerait à Bicêtre s'il était fou et, sinon, eh bien, on le pendrait ! Ce n'était rien !

Les Moscovites firent remarquer d'une voix rogue que cet homme avait crié en hongrois et ils demandèrent son nom.

« Ils ne l'ont pas reconnu, Dieu merci ! », pensa Angélique.

Elle tremblait de nervosité au point que ses dents s'entrechoquaient. Autour d'elle on trouvait l'histoire plutôt plaisante. Mais le poignard restait toujours là et personne ne se décidait à bouger. Enfin une petite chose rose et verte, chatoyante comme un oiseau des îles, voltigea et le poignard s'effaça. C'était Aliman qui, sur un signe d'Angélique, l'avait subtilisé.

Le cortège reprit sa marche et descendit dans la cour, où le tigre royal feulait longuement en tournant dans son énorme cage montée sur un chariot tiré par quatre chevaux.

La vue du fastueux animal effaça la contrariété des esprits. On le conduisit en grande pompe à la Ménagerie.

C'était au bas de l'Allée Royale, vers le Bosquet du Dôme, un pavillon octogonal s'ouvrant sur sept cours en éventail, dont chacune était consacrée à une espèce animale différente. Le tigre de Sibérie allait désormais voisiner avec un lion de Numidie, envoyé par le sultan de Maroco, et deux éléphants des Indes. M. de Pomponne fit l'interprète entre les valets des fauves et les valets sibériens aux yeux bridés. On s'entendit sur le régime et les

soins à donner au nouveau pensionnaire, qui voulut bien pénétrer d'assez bonne grâce dans son appartement réservé.

Au retour, le roi fit visiter ses jardins.

*****

Mme de Sévigné écrivit à son cousin, Bussy-Rabutin :

« Réjouissez-vous avec nous. Nous avons eu aujourd'hui un grand scandale à la Cour de France. J'ai vu et j'ai compris comment les guerres s'allument dans l'antichambre des rois. J'ai vu de mes yeux le brandon brûler sous mes yeux. J'en suis encore tout émue et presque fière. Imaginez-vous qu'un homme monté sur un cheval s'est présenté à Versailles. – Voilà bien une chose ordinaire, direz-vous. – Cet homme est monté jusqu'à la grande galerie que vous connaissez et où le roi recevait l'ambassade moscovite. Et vous dites que cela encore n'a rien de bien curieux ?... Ce qui l'est plus c'est qu'il est monté au galop sur son cheval. Qu'en pensez-vous ? Que j'ai rêvé ?

« Non, cinq cents personnes en témoigneront comme moi.

« Il a lancé un poignard. Je ne rêve toujours pas et vous prie de ne pas vous inquiéter de ma santé.

« Le poignard est resté là, aux pieds de l'ambassadeur, et personne ne savait qu'en faire. C'est alors que j'ai vu le brandon de la guerre commencer à flamber. Le pied qui l'a éteint est fort léger. C'est celui de Mme du Plessis-Bellière, que vous avez rencontrée chez moi et pour laquelle vous aviez un tantinet de passion. Ce récit vous fera donc deux fois plaisir.

« Elle a eu l'idée d'envoyer son petit page d'un signe, un négrillon si vif qu'il a escamoté l'objet comme un illusionniste du Pont-Neuf. Tout le monde ensuite s'est senti plus à l'aise. La Paix est revenue, un laurier aux doigts, et nous sommes allés admirer des bêtes sauvages.

« Que dites-vous de ce petit récit ?

« Mme du Plessis est une de ces femmes qui sont précieuses auprès des rois. Je crois que le roi a compris cela depuis longtemps. Tant pis pour notre triomphante Canto9... Mais nous pouvons être sûrs qu'elle ne se laissera pas détrôner sans combat. Cela nous promet encore bien des distractions à Versailles. »

*****

Angélique n'était pas conviée au voyage de Fontainebleau. Par contre elle ne devait pas oublier que le roi lui avait recommandé d'aller consoler la Grande Mademoiselle. Elle revint sur Paris. Dans le carrosse, elle tira des plis de sa jupe le poignard du prince hongrois et le considéra avec un mélange d'appréhension et de contentement. Elle était heureuse d'avoir subtilisé cette arme. Le « révolutionnaire » n'avait pas mérité qu'il tombât en d'autres mains, puisqu'elle était peut-être sa seule amie en ce royaume. Voyant que les demoiselles Gilandon, assises à ses côtés, considéraient le poignard avec autant d'intérêt que le leur permettait leur indolence quasi végétale, elle leur demanda si elles étaient au courant de ce qu'était devenu l'homme au petit cheval. Les deux jeunes filles s'excitèrent un peu. Comme tout le monde à Versailles, depuis le dernier marmiton jusqu'au Grand Chambellan, elles avaient été enchantées d'assister à un « incident diplomatique ». Non, le révolutionnaire n'avait pas été arrêté, dirent-elles. Après avoir dégringolé l'escalier de marbre, on l'avait vu s'enfuir au grand galop vers les bois. Des gardes lancés à sa poursuite étaient revenus bredouilles.

« Il leur a échappé, tant mieux ! » pensa Angélique.

Mais elle se reprocha aussitôt cette pensée. Une telle insolence méritait d'être châtiée. Pourtant le geste lui avait semblé magnifique. Elle en éprouvait une satisfaction secrète. Louis XIV avait voulu jouer au chat avec la souris. Il lui plaisait d'éprouver le degré de souplesse de ses esclaves. Maintenant il était fixé sur celle du prince Rakoczi. Et sur celle de Lauzun. Lauzun allait-il être arrêté ? Et ce Rakoczi, où pouvait-il courir ? Il se ferait reconnaître partout, avec son petit cheval sauvage semblable à ceux des Huns venus au temps jadis sous les murs de Paris.

–N'est-ce pas sainte Geneviève qui a empêché les Huns d'entrer dans Paris ? demanda Angélique aux demoiselles Gilandon.

– Oui, Madame, répondirent poliment les deux jeunes filles.

Elles ne s'étonnaient jamais de rien. Ce qui entrait dans leurs attributions. L'insignifiance de leur physique et de leurs personnalités mettait leur maîtresse à l'abri des désagréables intrigues des filles d'honneur trop effrontées ou ambitieuses. Leur compagnie n'était pas des plus distrayantes, il est vrai. Angélique ne s'en formalisait pas. Elle n'avait pas le défaut de bien des grandes dames de ne pouvoir rester cinq minutes sans parler avec quelqu'un. Se trouver en face d'elles-mêmes devait être leur plus grand supplice et elles s'arrangeaient pour qu'une si fâcheuse conjoncture ne se produise pour ainsi dire jamais, une suivante était chargée de leur lire quelque chose jusqu'au bord du sommeil ou de leur tenir compagnie en cas d'insomnie.