– Pourquoi dites-vous que c'est votre ennemi ?

– Parce que les Polonais ne cessent de revendiquer la Hongrie pantelante.

– Tout le monde se l'arrache, si je comprends bien ?

– C'est là le terme en effet, dit le prince tristement. Notre pays est une terre trop riche. Le delta d'un grand fleuve, le Danube, qui l'a recouverte de limon noir prodigieusement fertile. L'Allemagne et l'Autriche, les Turcs, les Polonais, les Ukrainiens poussés par les Moscovites, la revendiquent, veulent au moins s'en tailler une part. J'ai chassé les rois qui avaient fait alliance avec nos ennemis. Je veux maintenant me dresser et leur dire à tous : « Arrière ! »

Il avait élevé la voix, et leurs voisins immédiats le regardèrent avec un mélange d'effroi et d'amusement.

M. de Gesvres, le Grand Chambellan, paraissant à l'entrée du Grand Salon, annonça :

– Messieurs, le Roi !

Chapitre 11

On entendit le choc sourd des hallebardes que les gardes frappaient contre le plancher, puis le pas ferme et posé du jeune roi qui se rapprochait. Lorsqu'il parut, dans le silence, tous les gentilshommes ôtèrent leur chapeau et s'inclinèrent, tandis que les dames s'agenouillaient en leurs révérences.

– Je vous remercie, Mesdames, et vous aussi, Messieurs, dit Louis XIV, de vous être assemblés si nombreux à ma demande. Nous pourrons ainsi mieux honorer notre amitié avec le glorieux pays de Pologne à qui la France a déjà donné des reines, et dont l'Histoire s'est souvent trouvée en conjonction avec celle de notre royaume en l'An 1037, où son roi Casimir Ier le Pacifique vint finir ses jours en France comme prêtre de l'Ordre de Cluny. Illustre exemple que perpétue aujourd'hui notre cousin très aimé, que nous sommes heureux d'accueillir avant qu'il n'aille servir le seul Maître de tous. Sa présence ajoutera un lustre particulier à la cérémonie à laquelle je vous ai conviés.

Ayant parlé, le roi commença de s'avancer, ayant à sa droite le roi Casimir, à sa gauche, la reine. Puis M. et Mme d'Orléans et Monsieur le Prince. Les dames d'honneur suivirent, entraînées par Mme de Montespan, et enfin toute la Cour dans un agréable désordre de procession.

– Quelle peut bien être la surprise que nous réserve notre roi ? dit Mme de Ludre derrière son éventail.

– Mais n'est-ce pas déjà la visite de Casimir V ?

– Pensez-vous, ma chère ! Un roi sans couronne, un cardinal défroqué ? Pouah ! Les surprises de Sa Majesté sont généralement plus brillantes et plus originales...

Le prince Rakoczi était demeuré aux côtés d'Angélique.

– La présence du roi Casimir me rassure au sujet des Moscovites, dit-il. Votre roi n'ignore pas que les Ukrainiens, qui ont été longtemps sous le joug polonais, les ont trahis, et qu'ils sont actuellement en guerre. Il ne pourrait les mettre en présence...

– Les Moscovites semblent vous faire grand-peur ?

– Peur ! murmura Rakoczi avec un haut-le-corps, peur ! Madame, pour une telle insulte vous mériteriez d'être attachée à la queue d'un cheval sauvage et traînée dans la steppe !

Il ajouta après un moment de réflexion :

– Mais il est vrai que parmi tous nos ennemis les Moscovites sont les seuls qui m'inquiètent et m'intriguent à la fois. Car, que signifie l'entrée en lice des Scythes à longues barbes, longtemps relégués derrière leurs marécages glacés ? Déjà, on le sait : les hordes cosaques sont à Budapest. Et je crains que votre roi, si fin politique, ne s'y soit pas trompé en les appelant vers Paris, la capitale du monde... Il y a quelque chose qui est en train de changer dans l'équilibre des forces de la vieille Europe. Le peuple vient à peine de secouer le joug d'une occupation tartare de trois siècles, postérieure à celle que nous avons subie des Mongols, et qui sait s'ils n'ont pas profité de la même sagesse des vaincus patients qui assimilent la force de leurs vainqueurs, l'en dépouillent et soudain se dressent en race neuve et indépendante... Tels que nous sommes, nous aussi...

Sur ces entrefaites, M. de Brienne, remontant les groupes à contre-courant, surgit devant eux, essoufflé.

– Prince, Sa Majesté insiste pour que vous paraissiez au premier rang.

– Je vous suis, Monsieur, répondit Rakoczi flatté.

Angélique en profita pour se faufiler derrière lui, et se retrouver ainsi aux premiers rangs de l'assistance. Le cortège avait fait halte à mi-chemin de la grande galerie. Et c'est alors, venant des profondeurs de l'escalier de marbre, qu'éclata une musique étrange, scandée au son sourd des tambourins. Des deux côtés de l'escalier des musiciens surgirent, vêtus de longues robes de couleurs éclatantes et coiffés de bonnets de fourrure. Les uns grattaient de petites guitares triangulaires à trois cordes, aux notes aigres, les autres des sortes de mandolines rondes, aux tonalités profondes et tristes. Les tambourins étaient larges et plats, ornés de pastilles d'argent comme ceux des Bohémiens.

Un autre groupe de personnages montant lentement apparut, et un murmure d'admiration où se mêlait un peu d'effroi parcourut l'assemblée. L'admiration allait aux costumes prodigieux, aux lourds caftans de brocart et de velours ciselé, sur lesquels s'entrelaçaient les broderies d'or et d'argent. L'effroi des dames allait aux barbes, noires, blondes, blanches. Mais toutes fort longues et touffues et qui, rejoignant les énormes bonnets de fourrure et les longues chevelures tressées, donnaient à ces hommes magnifiques un aspect farouche. Au centre, celui qui paraissait mener la délégation portait une sorte de tiare aux rondeurs de coupole sous un treillis de perles. Le haut col raide, ouvert en pointe sur un foulard de soie brochée, était également brodé de perles ; les revers rouges et les pans de son manteau de satin vert présentaient deux rangées parallèles d'énormes cabochons, rubis et émeraudes alternés. Il avait sur la poitrine une émeraude de la grandeur d'une carte à jouer, sertie de perles et suspendue à un carcan d'or supportant d'autres émeraudes de moindre taille mais encore fort belles.

Les fourreaux des sabres que chacun de ces seigneurs barbares portait à la ceinture étaient également garnis de pierres précieuses énormes, cousues sur de petites rosaces de fils d'or ou d'argent entre deux rangées de perles.

Leurs manteaux ne descendaient pas jusqu'à terre. Serrés à la ceinture par des écharpes de soie ou de satin, ils ballaient, raidis comme des châsses par le poids des bijoux et des broderies, au-dessus du sol, laissant apercevoir des bottes de souple cuir rouge ou noir, dont l'extrémité se relevait en pointe, à la mode mongole. Derrière eux des serviteurs s'avançaient sur quatre files, portant les présents. Il fallait trois hommes pour soutenir les lourdes peaux d'ours. Six autres, pour un seul des énormes tapis roulés. Sur un brancard de velours on devinait l'éclat des pierres précieuses déposées. Tout de suite après le pape en chasuble, suivait un gros homme au menton imberbe et nanti de longues moustaches qui accentuaient son allure mongole. Son crâne était entièrement rasé, sauf une énorme mèche noire partant du sommet du crâne et dont la pointe effilée venait s'enrouler autour de l'oreille gauche.

L'oreille droite portait une volumineuse boucle d'oreille en or. Il était habillé d'une chemise de soie rouge tombant sur un pantalon bouffant turc, de soie noire, et portait des bottes noires. La ceinture, faite d'une soie jaune, était enroulée au moins vingt fois. Un court sabre courbe au fourreau d'or, et un bracelet à la main gauche, complétaient son équipement. Quatre hommes, à peu près semblablement habillés mais portant des cartouchières avec cartouches fictives à tête d'argent ciselé sur des vêtements entièrement de soie noire, l'accompagnaient.

Tous les autres hommes de la délégation, dont certains avaient une face mongole caractérisée, étaient vêtus de longs caftans les faisant ressembler à des Chinois. Angélique chercha sur le visage du prince Rakoczi la réponse à la question qu'elle se posait. Elle le vit comme pétrifié.

– Les Moscovites ! dit-il anéanti.

Puis il lui saisit le poignet et le serra à le briser. Il pencha vers elle sa haute taille.

– Savez-vous qui est l'homme au centre ?... C'est Dorochenke, le Hetman d'Ukraine, celui qui est entré le premier dans Budapest.

Elle le sentit se mettre à frémir comme un cheval en transe.

– L'affront est... ineffaçable, fit-il, blême.

– Prince, je vous en prie, ne faites pas de scandale. N'oubliez pas que vous êtes à la Cour de France.

Il ne l'entendait pas. Il fixait les arrivants comme s'il les voyait s'avancer au loin sur la steppe, et non sous les lambris dorés de Versailles. Tout à coup il disparut, se reculant et se fondant parmi les gentilshommes français.

Angélique poussa un soupir de soulagement. Elle avait craint que cet hurluberlu ne gâchât le spectacle passionnant. Elle aurait regretté aussi qu'il se compromît et s'attirât la colère du roi. Celui-ci était bien imprudent de faire pénétrer à sa Cour un révolutionnaire. Ne peut-on s'attendre à tout de la part de ces gens-là !

Tous les trois pas la délégation moscovite s'inclinait en profondes salutations orientales. L'humilité de ces génuflexions contrastait avec la fierté de leurs regards, et Angélique ne pouvait s'empêcher de trouver à ces souples mouvements d'échine l'impression de force dissimulée et prête à bondir des grands fauves domptés. Elle en avait des frissons dans la nuque. Rakoczi lui avait communiqué son hystérie étrange. Elle avait peur de quelque chose. Cela allait se produire comme l'orage, comme l'éclair, et le château de Versailles s'anéantirait !

Elle regarda le roi et fut soulagée de le voir, par contre, parfaitement impassible, majestueux comme lui seul savait l'être. La perruque « à l'ambassadeur » du sieur Binet savait rivaliser hautement avec les bonnets moscovites.