– Mme du Plessis-Bellière m'en a souvent fait compliment... Veuillez pencher un peu la tête, Sire, que je mette cette perruque en bonne place.

– Je me souviens. C'est par Mme Du Plessis que vous êtes entré à mon service... Elle vous avait recommandé à moi. Elle vous connaît depuis fort longtemps, je crois ?

– Depuis fort longtemps, oui, Sire.

Le roi se regardait dans la glace.

– Qu'en pensez-vous ?

– Sire, elle est seule digne de Votre Majesté.

– Vous ne m'avez pas compris, Monsieur. Je parlais de la perruque.

– Sire, moi aussi, répondit Binet en baissant les yeux.

Chapitre 10

Dans le grand salon, Angélique demanda qui l'on attendait. Tous les courtisans étaient sur leur « trente et un », mais personne ne savait en quel honneur.

– J'ai parié pour les Moscovites, lui dit Mme de Choisy.

– N'est-ce pas plutôt la réception du roi de Pologne ? Le roi en parlait il y a quelques instants à Mme de Montespan, dit Angélique, contente de paraître renseignée aux meilleures sources.

– En tout cas il s'agit certainement d'une ambassade. Le roi a fait battre le ban de tous les seigneurs étrangers. Voyez cet individu aux moustaches barbares qui vous regarde fixement. Il me glace le sang, ma parole !

Angélique tourna machinalement la tête dans la direction indiquée et reconnut le prince hongrois Rakoczi, dont elle avait fait la rencontre à Saint-Mandé. Il traversa aussitôt le vaste espace du grand corridor pour venir lui faire la révérence. Aujourd'hui il était habillé en gentilhomme aisé, portant perruque et talons rouges. Mais il remplaçait l'épée par un poignard à manche ciselé, de pierres bleues et d'or.

– Voici l'Archange, dit-il avec ravissement. Madame, pouvez-vous m'accorder quelques instants d'entretien ?

« Va-t-il me redemander d'être sa femme ?... » songea-t-elle. Mais comme elle n'avait pas à craindre, dans une telle foule, d'être enlevée en travers de sa selle, elle le suivit avec obligeance dans l'embrasure d'une fenêtre proche, tout en fixant les petites pierres bleues du poignard, qui lui rappelaient quelque chose d'imprécis.

– Ce sont des turquoises de Perse, expliqua-t-il.

– Firouzé en persan.

– Vous connaissez le persan ? Chôma pharzi harf mizanit ?

Angélique eut un geste de protestation.

– Mes connaissances ne vont pas si loin... Votre poignard est très beau.

– C'est tout ce qui me reste de ma richesse passée, fit-il d'un air à la fois gêné et presque insolent d'orgueil. Lui et mon cheval Hospadar. Hospadar a toujours été un fidèle compagnon. J'ai réussi à passer les frontières avec lui. Mais depuis que je suis en France, je suis obligé de le laisser dans une quelconque écurie de Versailles, car les Parisiens ne peuvent le voir sans me poursuivre de leurs quolibets.

– Pourquoi donc ?

– Quand vous connaîtrez Hospadar vous comprendrez.

– Et qu'avez-vous à me dire, prince ?

– Rien. Je veux seulement vous contempler quelques instants. Vous retirer de la foule criarde pour vous avoir à moi seul.

– Votre ambition est grande, prince. Rarement la galerie de Versailles a été aussi encombrée.

– Votre sourire creuse une marque légère dans votre joue. Vous souriez facilement, je l'ai remarqué. Pourtant il n'y a guère de quoi sourire. Que venez-vous faire ici, aujourd'hui ?

Angélique lui décocha un regard perplexe. Les propos de l'étranger avaient toujours une tournure imprévue, qui lui communiquait de l'inquiétude. Sans doute, malgré l'excellence de son français, ignorait-il les nuances de la langue.

– Mais... je suis dame d'honneur à la Cour. Je dois me montrer à Versailles.

– Est-ce là votre rôle ? Il est bien vain !

– Il a son charme, Monsieur l'apôtre. Que voulez-vous ! Les femmes ne possèdent pas les qualités nécessaires pour fomenter les révolutions. Se montrer et remontrer, et parer la Cour d'un grand roi leur convient mieux. Pour ma part je ne connais rien de plus distrayant. La vie est si diverse à Versailles. Chaque jour amène un spectacle nouveau. Savez-vous par exemple qui l'on attend aujourd'hui ?

– Je l'ignore. Par un des cent Suisses j'ai reçu convocation en l'écurie où je loge avec Hospadar de me rendre aujourd'hui à la Cour. J'espérais avoir une entrevue avec le roi.

– Vous a-t-il déjà reçu ?

– Plusieurs fois même. Ce n'est pas un tyran, votre roi, c'est un haut ami. Il me donnera des secours pour libérer ma patrie.

Angélique s'éventait en regardant autour d'elle. La foule augmentait à chaque instant. Sa robe émeraude n'était pas déplacée. Le petit Aliman – un petit métis qu'elle avait acheté comme page – commençait à suer à grosses gouttes en soutenant le manteau de robe brodé d'une lourde garniture en fil d'argent. Elle lui dit de lâcher cela un moment. Elle avait eu tort d'acquérir un enfant si jeune. Il faudrait qu'elle en achète un autre plus âgé. Ou bien du même âge et qui aiderait Aliman à porter la queue. Oui, l'idée était à creuser. Un négrillon tout noir et l'autre doré, habillés de couleurs différentes ou semblables, ce serait amusant au possible. Elle aurait un succès fou !

S'apercevant que Rakoczi avait continué à discourir elle enchaîna :

– Tout cela est fort bien mais ne me dit pas qui nous avons été priés d'honorer par notre nombreuse compagnie. On parlait de l'ambassade moscovite ?...

La physionomie du Hongrois se transforma et ses yeux ne furent que deux tirets noirs et brillants de haine.

– Les Moscovites, dites-vous ? Jamais je ne supporterai de voir, à quelques pas de moi, les envahisseurs de ma patrie !

– Mais je croyais que vous n'en vouliez qu'à l'empereur d'Allemagne et aux Turcs ?

– Ignoriez-vous que les Ukrainiens occupent Budapest, la capitale ?

Angélique avoua très humblement qu'elle l'ignorait et qu'elle n'avait même aucune idée de ce qu'étaient les Ukrainiens.

– Je ne doute pas d'être particulièrement sotte, fit-elle gentiment, mais je parierais volontiers cent pistoles que la plupart des Français ignorent cela tout comme moi...

Rakoczi secoua la tête avec mélancolie.

– Hélas ! comme ils sont loin de nos angoisses, ces grands peuples d'Occident vers lesquels nous tournons nos yeux avec espérance.

« Savoir parler une langue ne supprime pas les barrières entre peuples. Je parle bien le français, n'est-ce pas ?

– Parfaitement bien, approuva-t-elle.

– Et pourtant personne ne m'entend parmi vous.

– Le roi vous entend, j'en suis certaine. Il est au courant de tout ce qui regarde les nations du monde.

– Mais il les pèse dans la balance de ses ambitions. Espérons que je n'aurai pas été trouvé trop léger.

Ils se déplacèrent et s'avancèrent, car un mouvement de foule annonçait l'arrivée d'un visiteur important.

Précédée de deux officiers du roi en grand uniforme dans lesquels Angélique reconnut le comte Czerini, lieutenant du 1er régiment étranger Greder Allemand, et le marquis d'Arquien, capitaine des Gardes Suisses de Monsieur s'avançait d'abord la princesse Henriette, femme de Monsieur, au bras d'un sexagénaire bedonnant et couvert d'énormes diamants. Derrière, suivaient le frère du roi, son favori le chevalier de Lorraine, et le marquis d'Effiat. De nombreux ecclésiastiques, dont le nonce du pape, formaient la suite. À l'approche du cortège le Hongrois tendit haut le bras droit, qu'il porta ensuite à son front, achevant ce salut singulier par une révérence de Cour. Le haut personnage entrant s'arrêta. Sa figure, assez laide et boursouflée parut s'affaisser et vieillir soudain. Mais dans cette face ravagée s'allumèrent deux yeux d'un éclat bleu délavé comme la neige fondante, et il dit d'un ton très bas et lourd :

– Tiens, prince, vous me saluez maintenant ?

– Oui, Sire, car je salue en vous non pas le tyran, mais l'homme ayant su renoncer à tout.

La figure du vieillard se rembrunit et se raidit.

– C est vrai. J'ai renoncé aux hommes de cette terre et à leurs querelles. Aussi, appelez-moi plutôt Monsieur l'Abbé.

– Que Votre Éminence m'excuse.

– Je ne suis plus cardinal non plus, mon ami, qui ne parvenez pas à comprendre que vous non plus n'êtes pas prince, aux yeux de Dieu. Tous ces titres sont futiles. J'ai dit ! acheva-t-il avec une majesté surprenante chez ce bon gros.

Le cortège reprit sa marche, pour se placer vers le fond de la salle. Le jeune Hongrois tourna vers Angélique un visage torturé.

– N'est-ce pas étrange que le destin ? Cet homme était mon pire ennemi. Et le voici dépouillé de tout, même de ses ennemis.

Il poursuivit, d'une voix contenue et sourde :

– Vous ne pouvez nous comprendre : vous êtes des Latins. Nous, les Hongrois, nous descendons en ligne presque directe des Goths, mais ensuite nous avons subi quatre siècles d'occupation par les Huns d'Attila, dont les descendants se sont attardés dans nos plaines fertiles. Et ce mélange des Jaunes errants et des Goths primitifs a formé notre race fière et casanière, dont la devise est « Point de vie hors la Hongrie ».

– C'était votre roi ? interrogea-t-elle.

– Mais non ! cria presque avec colère le Hongrois. Je vous dis que c'était notre pire ennemi. N'avez-vous pas reconnu Casimir V, roi de Pologne ?

– Un roi, ce gros seigneur bedonnant, aux allures d'homme d'Église ?

– Je vous répète que c'est Jean lui-même, fils de Sigismond III de Pologne.

– Mais il parle un excellent français.

– Il a fait ses études dans un collège de Jésuites français. Il est jésuite lui-même et a été cardinal. Lorsqu'il dut succéder à son frère Wlasislas VII, il obtint une dispense pour épouser la veuve de son frère, une Française justement, Marie de Gonzague. Mais depuis la mort de celle-ci il a renoncé à tout et il vient même d'abandonner le trône.