Décidément il fallait partir. Cette chambre où stagnaient de lourds parfums inusités, ce prince qui allait revenir avec ses prunelles sombres, sa grâce voilée d'humeur, sa dignité qui cachait d'imprévisibles colères avaient beaucoup trop de séduction. Le petit page s'agita. Il ouvrit les couvercles des coupes en vermeil, déboucha les flacons de porcelaine bleue, et dans un gazouillis d'oiseau encouragea la visiteuse à se servir. En désespoir de cause il lui porta aux lèvres une petite tasse d'argent contenant une liqueur verte et dorée. Elle but et trouva que cela ressemblait à l'angélique poitevine. La diversité des confitures l'amusait. Il y en avait de toutes les couleurs, alternant avec des pyramides de pâtes transparentes vertes et rosés, et de nougats à la pistache. Angélique goûta à tout du bout des dents, rejetant ce qui lui paraissait trop écœurant, réclamant les sorbets aux fruits qu'une sorte de glacière conservait au frais. Elle voulut fumer avec le narguilé, mais lorsque le petit page comprit son désir il s'y opposa en roulant des yeux pleins d'effroi. Puis il éclata d'un rire aigu, plié en deux. Angélique l'imita, trouvant délicieux de n'avoir rien d'autre à faire que de se prélasser ainsi en jouant, parmi tant d'opulences. Elle en était encore à rire aux larmes tout en se pourléchant le bout des doigts poissés par de la confiture de rosés, lorsque Bachtiari bey reparut sur le seuil. Il parut enchanté.
– Vous êtes ravissante... Vous me rappelez une de mes favorites. Elle était gourmande comme une chatte.
Il prit dans une coupe un fruit et le jeta au petit page en criant un ordre. L'enfant, toujours riant, attrapa la récompense au vol et en deux bonds s'élança hors de la pièce.
« Ce petit roi mage m'a fait boire quelque chose de diablement fort », se dit Angélique. La sensation qu'elle éprouvait ne ressemblait pas à l'ivresse, mais à une vague chaleureuse comme le bonheur, et qui mettait la sensibilité à fleur de peau.
Le nouvel aspect de Bachtiari ne lui échappait pas. Il n'était vêtu que de braies de satin blanc serrées aux mollets et gonflant vers le haut, retenues par une ceinture piquetée de pierreries.
Son buste nu et lisse, oint de pâtes parfumées, révélait une anatomie parfaite, vigoureuse comme celle d'un félin. Il n'avait plus de turban. Ses cheveux noirs, brillants d'huile, étaient rejetés en arrière et retombaient jusqu'à la naissance des épaules. D'un geste vif il se débarrassa de ses sandales brodées, et s'étendit sur les coussins. Tout en portant d'une main nonchalante sa pipe à ses lèvres il fixait Angélique du regard.
Celle-ci aurait eu mauvaise grâce à ne pas comprendre que les discussions de protocole n'étaient plus de mise. De quoi parler alors ?
Elle mourait d'envie de s'étendre aussi sur les coussins. La raideur de son corset l'en empêcha et l'armature barbare qui lui comprimait la taille et l'obligeait à se tenir droite lui apparut à cet instant comme le symbole d'une éducation prudente et qui accordait aux pécheresses le bénéfice de la réflexion. D'un autre côté, il lui semblait impossible de se lever et de s'en aller sans explication. Elle n'en avait aucune envie. Aucune envie, vraiment ! Mais elle resterait assise. Grâce à son corset. Le corset était une belle invention ! Il avait dû être inventé par la Compagnie du Saint-Sacrement. À cette idée, Angélique se remit à rire aux éclats, se balançant d'avant en arrière tant elle trouvait cela drôle. Le Persan était visiblement ravi de sa gaieté.
– Je pensais à vos favorites, dit Angélique. Décrivez-moi leur costume ; portent-elles des robes comme en Occident ?
– Chez elles ou avec leur maître et seigneur elles s'habillent d'un léger « sarouah » bouffant et d'une courte tunique sans manches. Pour sortir elles mettent de plus un « tchardé » noir et opaque avec juste une grille de gaze pour voir.
« Mais tout à fait dans l'intimité elles ne portent qu'un châle léger comme une toile d'araignée et fait de poil fin de chèvres du Béloutchistan. Angélique avait recommencé à tremper son doigt dans la confiture de rosés.
– Quelle vie étrange ! Que peuvent-elles penser, toutes ces femmes enfermées ? Et la favorite... celle qui était gourmande comme une chatte, qu'a-t-elle dit de votre départ ?
– Nos femmes n'ont rien à dire... rien... pour ces choses. Mais la favorite ne pouvait rien dire pour une autre raison. Elle est morte...
– Oh ! quel dommage ! fit Angélique, qui se mit à chantonner tout en grignotant un morceau de loukoum.
– Elle est morte sous le fouet, dit lentement Bachtiari bey. Elle avait un amant parmi les gardes du palais.
– Oh ! fit-elle encore.
Elle reposa délicatement la friandise et regarda le prince avec des yeux arrondis d'effroi.
– C'est ainsi que cela se passe ? Racontez-moi. Quels autres châtiments infligez-vous à vos femmes infidèles ?
– On les attache dos à dos avec leur amant et on les expose ainsi liés au sommet de la plus haute tour de guet du palais. Les « lachehors » ou vautours commencent à leur manger les yeux et ça dure longtemps. Il m'est arrivé d'être plus clément : j'en ai tué deux de ma main, en leur transperçant la gorge avec mon poignard. Celles-ci n'avaient pas été infidèles mais elles se refusaient à moi par caprice.
– Bienheureuses sont-elles, fit sentencieusement Angélique. Vous les avez débarrassées de votre présence et leur avez donné le paradis.
Bachtiari bey tressaillit et se mit à rire.
– Petite Firouzé... Petite turquoise... Tout ce qui franchit vos lèvres est surprenant et vif comme la fleur du perce-neige du désert au pied du Caucase. Ne m'apprendrez-vous pas la difficile leçon... pour aimer les femmes d'Occident... L'homme doit parler beaucoup avez-vous dit... Parler et chanter sa bien-aimée... Mais ensuite ? Quand vient l'heure du silence ? Quand vient l'heure des soupirs ?...
– Quand il plaît à la femme !
Le Persan bondit, le visage crispé de colère.
– C'est faux ! dit-il durement. Une pareille humiliation ne peut être infligée à un homme... Les Français sont de vaillants guerriers...
– Au combat de l'amour ils doivent s'incliner.
– C'est faux, répéta-t-il. Quand une femme reçoit son maître elle doit aussitôt se dévêtir, se parfumer et s'offrir à lui.
D'un élan souple il fut près d'elle et elle se retrouva étendue dans les coussins moelleux qui épousaient la forme de son corps et l'environnaient de leurs senteurs pénétrantes. Le sourire cruel de Bachtiari bey se penchait vers elle, tandis qu'il la maintenait. Angélique posa les deux mains sur ses épaules pour le repousser. Le contact de cette chair dorée la fit trembler.
– L'heure n'est pas venue, dit-elle.
– Prenez garde. Pour une bien moindre insolence une femme mérite la mort.
– Vous n'avez pas le droit de me tuer. J'appartiens au roi de France.
– Le Roi vous a envoyée pour mon contentement.
– Non ! Pour vous honorer et pour vous mieux connaître, car il fait confiance à mon jugement. Mais si vous me tuez il vous chassera ignominieusement de son royaume.
– Je me plaindrai que vous vous êtes conduite en courtisane indocile.
– Le roi n'acceptera pas l'excuse.
– Il vous a envoyée pour moi.
– Non, vous dis-je. Ce domaine ne dépend pas de lui.
– De qui donc alors ?
Elle lui planta dans les yeux son regard d'émeraude.
– De moi seule !
Le prince relâcha légèrement son étreinte et la considéra d'un air perplexe. Angélique était incapable de se redresser. Ses coussins étaient trop mous. Elle se mit à rire. Elle ne voyait pas trouble, mais au contraire tout lui semblait lumineux et buriné comme si la pièce avait été envahie de soleil.
– Il y a un monde, murmura-t-elle, entre ce qui se passe quand une femme dit oui et quand une femme dit non... Quand elle dit oui c'est une grande victoire et les hommes de ma race aiment combattre pour la gagner.
– Je comprends, dit le prince après un moment de méditation.
– Alors, aidez-moi à me relever, fit-elle en lui tendant nonchalamment la main.
Il obéit. Elle pensa qu'il ressemblait à un grand fauve dompté. Son regard brillant ne la quittait pas. Sa force demeurait aux aguets, prête à bondir au moindre signe de faiblesse.
– Quelles qualités doit présenter un homme pour qu'une femme dise oui ?
« Qu'il soit sauvage et beau comme vous », faillit-elle répondre, hantée par sa présence. Combien de temps réussirait-elle à jouer ce jeu dangereux ? Son corps était agité de frissons réguliers qui lui hérissaient la chair comme une fièvre, mais ce n'était pas un malaise, plutôt une sorte d'exaspération amoureuse que seule une folle étreinte, à la fois raffinée et sauvage, pourrait apaiser. Elle avait conscience de ce qu'avaient de désirable son sourire, ses lèvres mouillées et ses yeux un peu vagues et elle jouissait d'être ainsi réclamée, tout en se demandant combien de temps elle allait se maintenir sur la corde raide et de quel côté elle allait tomber : celui du oui, ou celui du non ?
Bachtiari bey remplit lui-même une petite tasse d'argent et la lui tendit. Angélique posa la fraîcheur du métal sur ses lèvres. Elle reconnaissait la liqueur verte.
– C'est le secret de chaque femme, dit-elle, que de savoir pourquoi un homme lui plaît. L'un c'est parce qu'il est brun, l'autre parce qu'il est blond.
Elle tendit le bras, désinvolte, et laissa couler la liqueur en un mince filet vert sur le magnifique tapis persan.
– Chaitoum7, murmura le prince entre ses dents.
– ...L'un c'est parce qu'il est doux et l'autre parce qu'il peut tuer avec son poignard dans un geste de colère...
Elle avait enfin réussi à se lever. Elle assura Son Excellence qu'elle était débordante de joie de sa visite et qu'elle tâcherait de faire entendre au roi l'essentiel de ses doléances, qui lui semblaient raisonnables et justifiées. Bachtiari bey dit, avec un éclair de menace au fond des yeux, qu'il était d'usage dans son pays de sceller l'amitié en demeurant son invitée « d'autant plus longtemps que l'amitié était plus profonde ».
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