– Vous ne m'écoutez plus. Qu'avez-vous ?

Angélique, les coudes Frileusement serrés entre ses mains, hésita à répondre. Le roi était d'une complexion extraordinairement robuste. Il ignorait le froid, la chaleur, la fatigue, et n'admettait guère ces faiblesses chez ceux qui avaient l'honneur d'être en sa compagnie. Se plaindre provoquait sa mauvaise humeur et entraînait parfois la disgrâce. La vieille Mme de Chaulnes ayant exprimé à voix haute son sentiment lors d'une revue sur la place d'armes, par un vent glacé, avait été priée « d'aller soigner ses rhumatismes dans son château ».

– Qu'y a-t-il ? insista le roi. Vous semblez vous livrer à des méditations dangereuses ? J'espère que vous n'allez pas me faire l'affront de refuser la mission que je viens de vous confier ?

– Non, Sire, non. Si telle était mon intention je ne vous aurais pas écouté. Votre Majesté me croit-elle capable de déloyauté ?

– Je vous crois capable de tout, dit le roi d'un air sombre. Vous n'envisagez donc pas de me manquer ?

– Certes, non.

– Alors qu'y a-t-il ? Pourquoi prenez-vous subitement cet air égaré ?

– J'ai froid.

Le roi marqua un mouvement d'étonnement.

– Froid ?

– Le feu est éteint, Sire. Nous sommes au cœur de l'hiver et il est 2 heures du matin.

Une surprise amusée se lut sur les traits de Louis XIV.

– Il y a donc des fragilités sous votre force ? Je n'entends jamais personne se plaindre ainsi.

– Personne n'ose, Sire. L'on craint trop de vous déplaire.

– Tandis que vous...

– Je le crains aussi. Mais je crains plus encore de tomber malade. Comment, alors, pourrais-je exécuter les ordres de Votre Majesté ?

Le roi lui dédia un sourire pensif et pour la première fois elle eut l'impression que ce cœur orgueilleux découvrait un sentiment inconnu : la tendresse.

– C'est bon, fit-il d'un ton résolu, je désire m'entretenir encore avec vous mais je ne vous ferai pas périr.

Il commença à dégrafer son justaucorps d'épais velours marron, le retira et le lui posa sur les épaules.

Elle sentit les effluves de sa chaleur masculine l'envelopper, mêlés à ce parfum d'iris, léger et pénétrant, qu'affectionnait le souverain et qui évoquait le prestige et l'effroi de sa présence. Elle éprouva un plaisir presque sensuel à ramener sur sa poitrine les revers galonnés d'or du vêtement trop vaste pour elle. La main que le roi avait posée sur son épaule lui laissait la même sensation brûlante que son rêve.

Elle ferma les yeux, les rouvrit.

Le roi était à genoux devant la cheminée où très simplement il disposait des bûches et tisonnait les charbons ardents pour en faire jaillir de nouvelles étincelles.

– Bontemps prend un peu de repos, fit-il comme pour s'excuser d'une attitude aussi incongrue, et je ne veux mettre personne d'autre dans la confidence de notre entrevue.

Il se redressa et s'épousseta les mains. Angélique le regardait comme un étranger qui aurait surgi à l'instant même dans la pièce. En manches de chemise, avec son long gilet brodé dont la coupe accusait son buste vigoureux, il apparaissait comme un jeune bourgeois. Elle se souvint qu'il avait dans sa vie connu bien des vicissitudes matérielles confinant à la pauvreté. La rudesse de la vie des camps mais aussi des exodes sur les routes défoncées, les châteaux misérables où la Cour en fuite de 1649 logeait parmi les courants d'air, sur des bottes de paille. Était-ce alors que le petit roi, aux chausses percées, avait appris, pour se réchauffer, à allumer le feu.

Les yeux d'Angélique n'avaient plus pour lui le même regard. Il s'en aperçut et lui sourit.

– Quelques heures de la nuit, laissons là les règles de l'étiquette. La condition des rois est en cela dure et rigoureuse qu'ils doivent, pour ainsi dire, un compte public de toutes leurs actions, de tous leurs gestes, à tout l'univers... et je dirai aussi, à tous les siècles. C'est une discipline nécessaire pour eux et pour ceux qui les entourent et pour ceux qui les regardent que l'étiquette qui leur permet de ne pas trébucher et d'être à tous instant égaux à l'image qu'on se fait d'eux. Mais la nuit est un refuge aussi nécessaire. Et j'aime y retrouver parfois mon visage, acheva-t-il en portant ses deux mains à ses tempes.

« Est-ce le visage qu'il montre à ses maîtresses ? » se dit Angélique. Et elle pensa soudain avec violence que Mme de Montespan n'en était pas digne.

– La nuit je peux redevenir un homme... continuait le roi. J'aime assez me rendre dans ce cabinet pour y travailler dans le calme. Et méditer, bâiller, et parler à mes chiens sans que tous mes propos soient recueillis précieusement.

Sa main caressa la fine tête du lévrier qui se tendait vers lui.

– La nuit je peux rencontrer qui me plaît sans qu'aussitôt cette marque d'intérêt provoque l'émoi es coteries, une révolution de palais et jusqu'à des remous politiques... Oui, la nuit est une précieuse complice des rois !

Il se tut. Debout devant elle, il s'appuyait contre la table dans une attitude d'abandon, les pieds croisés à demi. Ses mains n'avaient pas besoin de contenance. Elles demeuraient calmes, avec peu de gestes. Et Angélique admira que cet homme qui dormait à peine et qui le jour soutiendrait une continuelle représentation, travaillant, mais aussi recevant, dansant, marchant, chassant, s'intéressant aux problèmes les plus ardus, portant son attention aux moindres détails, ne trahît une nervosité.

– J'aime votre regard, fit tout à coup le roi. Une femme qui regarde un homme de cette façon lui insuffle tous les courages, toutes les fiertés, et, quand cet homme est roi, lui donne envie de conquérir l'univers.

Angélique se mit à rire.

– Vos peuples ne vous en demandent pas tant, Sire. Que vous les conserviez en paix dans leurs frontières leur suffit, je pense, et la France n'exige pas de vous les fatigues d'Alexandre.

– C'est ce qui vous trompe. Car les empires ne se conservent que comme ils s'acquièrent, c'est-à-dire par la vigueur, par la vigilance et par le travail. Ne croyez pas d'ailleurs que ces obligations dont je vous parlais me soient pesantes. Le métier de roi est noble, grand et délicieux pour celui qui se sent digne de bien s'acquitter de toutes les choses auxquelles il s'engage. Certes, il n'est pas exempt de peines, de fatigues et d'inquiétudes. C'est l'incertitude qui désespère le plus : alors on doit se dépêcher de prendre le parti qu'on croit le meilleur... Mais cette responsabilité me convient assez bien...

« Avoir les yeux ouverts sur toute la terre... Apprendre à toutes heures les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers... Être informé d'un nombre infini de choses qu'on croit que nous ignorons. Pénétrer parmi ses sujets ce qu'ils cachent avec le plus de soin. Découvrir les vues les plus éloignées de mes propres courtisans, leurs intérêts les plus obscurs et qui viennent à moi par des intérêts contraires... Remarquer chaque jour quelques progrès à des entreprises glorieuses, et la félicité des peuples dont on a soi-même formé le plan et le dessein... Je ne sais vraiment quel autre plaisir je ne quitterais, pas pour celui-là, si le sort m'en donnait l'occasion. Mais je m'arrête, Madame. J'abuse de votre attention, de votre patience. Et je vois poindre le moment où vous allez me regarder bien en face et me dire : j'ai sommeil !

– Je vous écoutais pourtant avec beaucoup de passion.

– Je le sais... Pardonnez-moi ma réflexion taquine. C'est pour cela aussi que j'aime vous avoir près de moi. Parce que vous savez merveilleusement bien écouter. Vous me direz : qui n'écoute le Roi ? Chacun se tait quand il parle. C'est vrai. Mais il y a beaucoup de façons d'écouter et je perçois souvent chez mes interlocuteurs la servilité, l'empressement stupide d'approuver. Vous, vous écoutez avec votre cœur, avec toutes les facultés de votre intelligence et un grand désir de comprendre. Cela m'est précieux. Il m'est souvent difficile de trouver à qui parler, et pourtant il y a une grande utilité à converser. En parlant, l'esprit achève ses propres pensées. Auparavant il les gardait confuses, imparfaites et seulement ébauchées. L'entretien qui l'excite et qui l'échauffe le porte insensiblement d'objet en objet plus loin que n'avait fait la méditation solitaire, et lui ouvre, par les arguments qu'on lui oppose, mille nouveaux expédients. Mais en voilà assez pour le moment. Je ne veux plus vous retenir.

*****

Derrière la porte secrète Bontemps dormait sur une banquette, du sommeil léger et inconfortable des serviteurs. Il fut sur pied aussitôt. Angélique refit en sens inverse le chemin du labyrinthe nocturne, et avant de le quitter remit au valet le justaucorps de son maître. Dans sa chambre, la chandelle qu'elle y avait laissée achevait de se consumer en grésillant et en projetant de grandes ombres au plafond. À sa lueur Angélique découvrit un masque pâle contre le mur et deux mains qui, sur une jupe, égrenaient un chapelet. L'aînée des demoiselles de Gilandon veillait pieusement en attendant le retour de sa maîtresse.

– Que faites-vous là ? Je ne vous avais point appelée, fit Angélique très contrariée.

– Le chien aboyait. Je me suis informée si vous n'aviez besoin de rien et comme vous ne répondiez pas j'ai craint que vous ne soyez souffrante.

– J'aurais pu tout simplement dormir. Vous avez trop d'imagination, Marie-Anne, c'est ennuyeux. Dois-je vous recommander d'être très discrète ?

– Cela va de soi, Madame. Avez-vous besoin de quelque chose ?

– Eh bien, puisque vous êtes debout, rallumez le feu et mettez cinq ou six charbons dans la bassinoire pour me réchauffer mon lit. Je suis gelée.