– Hélas ! Votre Altesse, je...
– Vous avez une grande influence sur l'esprit du roi.
– Mais qui peut se vanter d'avoir une grande influence sur l'esprit du roi ? s'écria Angélique cédant à son irritation... Vous le connaissez ! Vous devriez savoir qu'il n'obéit qu'à son propre jugement. Il écoute les avis mais s'il prend une décision ce n'est pas parce qu'il s'est laissé influencer, comme vous dites. C'est parce que, selon lui, cette décision est la bonne. Ce n'est jamais le roi qui est de votre avis, mais vous qui êtes de l'avis du roi.
– Alors vous refusez d'intervenir pour moi ? Je vous ai pourtant aidée de mon mieux jadis, lorsque vous vous êtes trouvée embrouillée dans cette histoire de votre premier mari qu'on accusait d'être sorcier.
Voici que Mademoiselle recommençait à mettre ses grands pieds dans le plat ! Sa mémoire n'était pas si courte...
Angélique faillit briser son éventail à force de le retourner nerveusement entre ses doigts. Elle promit enfin avec précipitation que si l'occasion s'en présentait elle chercherait à connaître le sentiment du roi sur cette affaire. Puis elle demanda la permission de se retirer afin de commander un potage et un petit pain, car elle était à jeun depuis la veille, n'ayant pu trouver le temps de boire même un verre de vin après la messe.
– Vous n'y pensez pas ! dit la Grande Mademoiselle en lui prenant le bras pour l'entraîner. Le roi va recevoir le doge de Gênes et sa suite dans la salle du Trône. Ensuite il y aura bal, loterie et grand feu d'artifice. Le roi veut que toutes les dames soient là pour lui faire honneur. Et particulièrement vous. Sinon nous risquons de lui voir la mine aussi furieuse qu'hier quand vous étiez partie courir je ne sais où.
Chapitre 7
En dormant elle vivait un rêve qui lui revenait souvent depuis quelque temps. Étendue dans l'herbe d'une prairie, elle avait froid. Elle essayait de se couvrir avec les herbes mais elle s'apercevait tout à coup qu'elle était nue. Alors elle se mettait à attendre avec inquiétude le soleil, guettant les nuages très blancs qui passaient paresseusement dans un ciel très bleu. Enfin elle sentait sur sa chair la caresse d'un rayon. Elle se détendait. Un sentiment de bienêtre et de bonheur extraordinaire l'envahissait jusqu'à l'instant où elle s'apercevait que ce n'était pas un rayon de lumière qui lui causait cette impression chaleureuse, mais une main posée sur son épaule. Aussitôt elle avait froid de nouveau et elle se répétait : « Naturellement il fait froid puisque c'est l'hiver. Mais pourquoi l'herbe est-elle verte ? » Et elle continuait à se débattre contre le froid de l'hiver et l'herbe verte de l'été, jusqu'à ce qu'elle s'éveillât grelottante et se frottant l'épaule où la sensation d'une paume chaude et douce persistait.
Cette nuit-là elle s'éveilla encore et ramena sur elle en claquant des dents les couvertures que son agitation avait jetées à bas du lit. Elle avait si froid qu'elle hésita à appeler l'une des demoiselles de Gilandon qui couchaient dans la pièce voisine pour lui demander de faire une flambée.
L'appartement qu'elle occupait à Versailles comprenait deux chambres et une petite salle de bains, dont le dallage de mosaïque, incliné vers le centre, permettait l'évacuation des eaux. Angélique conçut le projet d'aller se réchauffer en prenant un bain de pieds à la fleur de thym. L'eau de la bouilloire posée sur un réchaud à charbon était entretenue tiède. Elle écarta les courtines de l'alcôve et chercha du pied ses mules de satin bleu fourrées de duvet de cygne. Chrysanthème aboya.
– Chut !
Une pendule au timbre argentin égrena son carillon dans le lointain. Angélique savait qu'elle n'avait pas dormi longtemps. Il était à peine minuit ! C'était l'heure fugitive où, quand il n'y avait ni bal ni médianoche, ou féerie nocturne, le grand palais de Versailles faisait silence pour un bref repos.
Angélique se pencha, encore à la recherche de sa mule et dans ce mouvement elle découvrit sur la gauche, près de l'alcôve, tracé comme par un fin pinceau de lumière le rectangle d'une petite porte. Elle ne l'avait jamais remarquée. C'était la lueur d'une bougie tressautante derrière cette porte qui la lui révélait. Quelqu'un se tenait là et dont la main tâtonnait cherchant le pêne invisible de la serrure. Il y eut un léger déclic. La raie de lumière s'élargit tandis que l'ombre d'un homme s'étirait sur la tapisserie du mur.
– Qui vient là ? Qui êtes-vous ? demanda Angélique à voix haute.
– Je suis Bontemps, le premier valet de chambre du roi. Ne craignez rien, Madame.
– Oui, je vous ai reconnu, monsieur Bon-temps. Que me voulez-vous ?
– Sa Majesté a le désir de vous voir.
– À cette heure ?
– Oui, Madame.
Angélique s'enveloppa de sa robe de chambre sans un mot. Le petit appartement POUR Madame du Plessis-Bellière était luxueux mais il cachait ses pièges.
– Puis-je vous faire attendre un instant, monsieur Bontemps ? Je voudrais me vêtir.
– Je vous en prie, Madame. Ayez cependant la bonté de ne pas réveiller vos suivantes. Sa Majesté souhaite que la plus grande discrétion soit observée et que l'existence de cette porte dérobée ne demeure connue que de quelques personnes de confiance.
– J'y veillerai.
Elle alluma sa propre chandelle au flambeau de Bontemps et passa dans le cabinet voisin. « Il n'y a pas grand-chose au monde qui te fasse peur », lui avait dit Raymond. C'était vrai. Elle avait gagné, en sa dure expérience, le goût de faire face au danger plutôt que de se dérober et de fuir. Elle claquait des dents mais c'était de nervosité et de froid.
– Monsieur Bontemps, ayez l'obligeance de m'aider à agrafer ma robe, je vous prie.
Le valet de chambre de Louis XIV s'inclina et posa son bougeoir sur une console.
Angélique avait de la considération pour cet homme affable, d'une distinction sans servilité et dont la situation n'était pas toujours enviable. Il était responsable de la Maison du Roi, et du logement et du ravitaillement de toute la population de la Cour. Louis XIV, qui ne pouvait s'en passer, se déchargeait sur lui de mille détails. Plutôt que de l'importuner au mauvais moment Bontemps n'hésitait pas à payer de sa personne. Le roi avait été jusqu'à lui devoir 7 000 pistoles avancées pour les tables de jeu et les loteries. Angélique, penchée vers le miroir, écrasa un peu de rose sur ses pommettes. Son manteau était dans la chambre occupée par ses filles d'honneur. Elle haussa les épaules et dit :
– Tant pis. Je suis prête, monsieur Bontemps.
Ses lourdes jupes ne s'introduisirent qu'avec peine dans la porte dérobée. Celle-ci refermée sans bruit, la jeune femme se trouva dans un étroit couloir à peine de la hauteur et de la largeur d'un homme. Bontemps lui fit monter un petit escalier en tournevis, puis redescendre trois marches. Le boyau, long comme un tunnel, s'enfonçait devant eux. Il tournait et retournait, coupé de cabinets ou de petits salons clos, qu'elle devinait meublés sommairement par un lit, un tabouret ou un secrétaire, et destinés à quels hôtes mystérieux, à quelles rencontres ?
Un Versailles insoupçonné se révélait, celui des espions et des domestiques, des entrevues secrètes, des visites incognito, des tractations inavouables, des rendez-vous clandestins. Un Versailles obscur, creusé dans l'épaisseur des murs et entrelaçant son labyrinthe invisible autour des salles lumineuses et dorées du grand jour. Après la traversée d'un dernier réduit où une banquette et un carreau de tapisserie semblaient attendre les visiteurs d'une cité souterraine, une porte s'ouvrait sur un plus vaste espace. Le plafond, brusquement haussé, révélait une pièce des grands appartements. En regardant autour d'elle Angélique se reconnut dans le cabinet du roi. Deux chandeliers à six branches posés sur la table de marbre noir y reflétaient leurs lumières et révélaient la présence du souverain, studieusement penché sur son travail. Devant la cheminée, où le feu craquait, trois grands lévriers sommeillaient. Ils se dressèrent à demi avec un léger grondement puis reprirent leur pose. Bontemps tisonna le feu, y posa une bûche, se recula et se fondit comme une ombre dans la muraille.
Louis XIV, les doigts posés sur sa plume, releva la tête. Angélique le vit sourire.
– Prenez place, Madame.
Elle s'assit dans l'expectative sur l'extrême bord d'un fauteuil. Le silence se prolongea un assez long moment. Aucun bruit ne parvenait jusque-là, amorti par les lourds rideaux bleus à fleurs de lys d'or, tirés devant les fenêtres et les portes. Le roi se leva enfin, et vint se planter devant elle, les bras croisés.
– Alors, vous n'avez pas encore sonné l'attaque ? Pas un mot ? Pas une protestation ? On vous a pourtant tirée de votre sommeil ? Que faites-vous de votre hargne ?
– Sire, je suis aux ordres de Votre Majesté.
– Que cache cette humilité soudaine ? Quelle réplique cinglante comme un coup de fouet ? Quelle boutade ?
– Votre Majesté est en train d'esquisser le portrait d'une harpie, qui me rend bien honteuse. Est-ce là l'opinion que vous avez de moi, Sire ?
Le roi ne répondit pas directement.
– Le Révérend Père Joseph m'a vanté pendant plus d'une heure vos mérites. C'est un homme de bon sens, à l'esprit ouvert, de grande science et j'apprécie ses conseils. J'aurais donc mauvaise grâce à ne pas vous donner l'absolution, quand les grands esprits de l'Église étendent sur vous la protection de leur indulgence. Quelle réflexion vous suggère ce que je viens de dire, pour provoquer votre sourire moqueur ?
– Je ne m'attendais pas à être appelée à cette heure de la nuit pour entendre vanter les mérites de votre austère aumônier.
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