Philippe dégrafa son baudrier. La Violette entra, suivi d'un adolescent qui était en service près du maréchal. Ils disposèrent une collation de fruits, de vins et de gâteaux sur la table. Le valet s'approcha de son maître pour l'aider à se dévêtir, mais celui-ci d'un geste impatient le renvoya.

– Dois-je faire appeler vos femmes ? demanda-t-il à Angélique.

– Je ne crois pas que ce soit nécessaire.

Elle avait laissé les demoiselles Gilandon et Javotte à la garde de l'aubergiste, n'amenant que la Thérèse, qui était une fille peu farouche. Après avoir aidé sa maîtresse à revêtir ses atours, elle avait d'ailleurs disparu et il serait vain sans doute de partir à sa recherche.

– Vous m'aiderez, Philippe, dit Angélique avec un sourire. Je crois que j'ai encore bien des choses à vous apprendre dans ce domaine.

Elle s'approcha de lui pour poser sa tête d'un geste câlin sur son épaule.

– Content de me revoir ?

– Hélas ! oui.

– Pourquoi hélas ?

– Vous prenez trop de pouvoir sur ma pensée. Je fais connaissance avec les tourments inconnus de la jalousie.

– Pourquoi vous tourmenter ? Je vous aime.

Il posa son front sans répondre sur son épaule. Dans la pénombre Angélique revoyait les yeux brûlants du roi.

Au-dehors un soldat se mit à jouer sur son fifre une ritournelle mélancolique. Angélique frissonna. Il faudrait s'en aller, quitter Versailles et ses fêtes, ne plus voir le roi.

– Philippe, dit-elle, quand reviendrez-vous ? Quand apprendrons-nous à vivre ensemble ?

Il l'écarta pour la regarder avec ironie.

– Vivre ensemble, répéta-t-il, est-ce une chose compatible avec l'état de maréchal des armées du roi et de grande dame à la Cour ?

– Mais je voudrais quitter la Cour et me retirer au Plessis.

– Voilà bien l'engeance ! Il fut un temps où je vous priais à grands cris de retourner au Plessis et vous vous seriez fait plutôt hacher menu que de m'obéir. Et maintenant il est trop tard !

– Que voulez-vous dire ?

– Vous possédez des charges importantes. Le roi vous a accordé l'une d'elles gracieusement. Vous en démettre le mécontenterait fort.

– C'est à cause du roi que je veux m'éloigner, Philippe, le roi...

Elle leva les yeux et lui vit un regard figé, comme s'il se fût subitement éloigné d'elle.

– Le roi, répéta-t-elle avec anxiété.

Elle n'osa pas aller plus avant et machinalement commença à se dévêtir. Philippe paraissait plongé dans une rêverie lointaine.

« Avec ce que le roi lui a dit ce soir, il comprendra, songea-t-elle... S'il n'a pas compris déjà... depuis longtemps... Bien avant moi peut-être ? »...

Il s'approcha cependant de la couche où la jeune femme s'était agenouillée tandis qu'elle dénouait ses cheveux et il ne repoussa pas les deux bras qu'elle levait vers lui pour les nouer à ses épaules.

Les mains du jeune homme cherchèrent les formes souples du beau corps qu'elle offrait, nu, sous une étoffe légère. Il caressa la taille cambrée, le dos moelleux au sillon tiède et revint aux seins épanouis, un peu lourds depuis sa dernière maternité mais qui demeuraient fermes et tendus.

– Morceau de roi, en effet, dit-il.

– Philippe ! Philippe !

Ils restèrent un long moment silencieux et comme frappés d'une crainte indicible. Quelqu'un héla au-dehors :

– Monsieur le Maréchal ! Monsieur le Maréchal !

Philippe alla au seuil de la tente.

– On vient d'arrêter un espion, expliqua l'envoyé. Sa Majesté vous réclame.

– N'y allez pas, Philippe, supplia Angélique.

– J'aurais belle mine de ne pas me rendre à l'appel du roi, protesta-t-il en riant. À la guerre comme à la guerre, ma jolie. Je me dois d'abord aux ennemis de Sa Majesté.

Penché sur un miroir, il lissa sa moustache blonde et remit son épée.

– Qu'était-ce donc ce refrain que chantait votre fils Cantor ?... Ah ! Oui.

Adieu mon cœur ! Adieu ma vie


Adieu mon espérance


Puisqu'il nous faut servir le roi


Séparons-nous d'ensemble.

Elle l'attendit en vain cette nuit-là dans la tente rebrodée d'or et finit par s'endormir sur l'épais divan couvert de soieries. Lorsqu'elle s'éveilla la clarté du jour, irradiée à travers les parois de satin jaune, répandit une intense lumière qui lui fit penser que le soleil brillait vif. Mais en sortant elle vit un matin brumeux et triste dont les nuages gris se reflétaient dans de larges flaques. Il avait plu. Le camp boueux était quasi désert. On entendait un appel de la diane dans le lointain, et le bruit incessant de la canonnade. Sur son ordre, Malbrant-coup-d'épée lui amena son cheval de selle. Un militaire lui indiqua le chemin du plateau.

– De là-haut, Madame, vous pourrez suivre les opérations.

Elle y trouva M. de Salnove, qui avait disposé ses troupes sur le rebord de la falaise. À droite, se profilant sur le ciel nuageux où commençait d'émerger un timide soleil, un moulin à vent tournait lentement ses ailes.

En s'approchant Angélique découvrit le panorama déjà familier de la bourgade assiégée avec sa ceinture de remparts rassemblant ses toits d'ardoises, ses clochers pointus et ses tours gothiques. Une jolie rivière lui faisait une écharpe blanche. Les batteries françaises étaient rangées en amont de la vallée ; l'on pouvait apercevoir trois haies de canons protégeant les formations d'infanterie dont les casques et les hautes piques accrochaient avec mille étincelles la lumière du soleil. Une estafette lancée au grand galop traversait la plaine. Un groupe chatoyant allait et venait à l'avant-garde des lignes. M. de Salnove le désigna à Angélique du bout de sa cravache.

– Le roi s'est rendu lui-même aux avant-postes, de très matin. Il a la conviction que la garnison lorraine ne va pas tarder à se rendre. De la nuit Sa Majesté et ses officiers d'état major n'ont pas pris un instant de repos. On avait arrêté hier soir un espion qui laissa entendre que la garnison essaierait d'attaquer, la nuit même. Il y a eu en effet des velléités mais nous veillions et ils ont dû renoncer. Ils ne vont pas tarder à se rendre.

– Le bombardement me paraît cependant très rude ?

– Ce sont les derniers feux. Le gouverneur de Dole ne peut pas s'avancer l'arme basse sans avoir auparavant épuisé toutes ses munitions.

– Mon mari pensait la même chose hier au soir, dit Angélique.

– Je suis content qu'il partage mon opinion. Le maréchal a le flair de la guerre. Je crois décidément que nous pouvons nous préparer à souper victorieusement dans Dole ce soir...

L'estafette qu'ils avaient aperçue tout à l'heure apparut au tournant du chemin. L'homme cria, en passant :

– Monsieur du Plessis-Bellière est...

Il s'interrompit à la vue d'Angélique, tira sur les mors et revint en arrière.

– Qu'y a-t-il ? Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle effrayée. Il est arrivé quelque chose à mon mari ?

– Oui.

– Que se passe-t-il ? insista Salnove. Qu'est-il arrivé au maréchal ? Enfin, parlez, Monsieur. Le maréchal est blessé ?

– Oui, dit l'enseigne essoufflé, mais ce n'est pas grave... Rassurez-vous. Le Roi est près de lui... M. le maréchal s'est exposé avec une grande imprudence et...

Angélique déjà lançait sa monture dans le sentier de la colline. Elle faillit vingt fois se rompre le cou avant de parvenir en bas et, une fois là, laissa flotter les rênes, lançant son cheval à toute allure à travers la plaine.

Philippe blessé !... Une voix criait en elle : « Je le savais... Je le savais que cela arriverait. »

La ville se rapprochait et les canons, et la herse des piques de l'infanterie disposée en carrés immobiles. Elle n'avait d'yeux que pour le groupe des uniformes chamarrés, agglomérés là-bas près des premiers canons.

Comme elle s'approchait, un cavalier se détacha et vint à sa rencontre. Elle reconnut Péguilin de Lauzun. Elle lui cria, haletante :

– Philippe est blessé ?

– Oui.

Parvenu à sa hauteur il expliqua :

– Votre mari s'est exposé d'une façon insensée ! Le Roi ayant émis le désir de savoir si un simulacre d'assaut hâterait la reddition des assiégés, M. du Plessis a dit qu'il voulait reconnaître le terrain. Il s'est élancé sur le glacis que le feu des canons ennemis ne cesse de balayer depuis l'aube.

– Et... c'est grave ?

– Oui.

Angélique s'aperçut que Péguilin avait placé son cheval en travers du sien pour l'empêcher d'avancer. Une chape de plomb descendit sur ses épaules. Un froid mortel l'envahit et son cœur se brisa.

– Il est mort, n'est-ce pas ?

Péguilin inclina la tête.

– Laissez-moi passer, fit-elle d'une voix sans timbre. Je veux le voir.

Le gentilhomme ne bronchait pas.

– Laissez-moi passer ! cria Angélique. C'est mon mari ! J'ai le droit ! Je veux le voir.

Il s'approcha d'elle et d'un bras lui ramena doucement le front contre son épaule dans un geste apitoyé.

– Vaut mieux pas, ma mignonne, vaut mieux pas, murmura-t-il. Hélas ! notre beau marquis !... Il a eu la tête emportée par un boulet !

*****

Elle pleurait. Elle pleurait désespérément, abattue sur le divan où cette nuit elle l'avait attendu en vain.

Elle refusait les consolations, refusait qu'on l'entourât de paroles benoîtes et stupides. Ses suivantes, ses serviteurs, Malbrant-coup-d'épée, l'abbé de Lesdiguières, son fils, demeuraient devant la tente, atterrés d'entendre le bruit de ses sanglots. Elle se disait que c'était impossible, et pourtant elle savait déjà que cette disparition était inéluctable. Et elle ne pourrait même plus prendre sur son cœur, une seule fois, en un geste maternel qu'elle avait tant rêvé, un front pâle et glacé qui n'avait jamais connu de tendresse, baiser ses paupières aux longs cils, closes à jamais, et lui murmurer tout bas : « Je t'ai aimé... toi le premier, dans la fraîcheur de mon cœur d'adolescente... »