– ...

– Allons, vous voyez bien qu'il ne s'agit ce soir ni de paravent... ni de comédie. Si je vous cherchais dans le but que vous me prêtez, pourquoi prendrais-je la peine de me masquer et de me dissimuler pour vous joindre ?

La vérité de cet argument lui apparut et la laissa désemparée.

– Alors ?...

– Alors, c'est tout simple, Madame. Je ne croyais pas vous aimer... mais vous m'avez charmé par je ne sais quel pouvoir insidieux et dont vous semblez vous-même ignorante. Et je ne peux oublier ni vos lèvres ni vos yeux... Ni que vous avez les plus jolies jambes de Versailles.

– Mme de Montespan est belle aussi. Tellement plus belle que moi. Et elle vous aime, Sire. Elle tient à Votre Majesté.

– Tandis que vous ?...

Un certain pouvoir de fascination émanait de ces prunelles avides où veillaient deux étincelles d'or. Lorsqu'il posa sa bouche sur la sienne elle voulut se dérober, et ne le put. Le roi insistait, forçait la défense de ses lèvres closes, de ses dents serrées. Lorsqu'il eut réussi à la faire céder elle perdit conscience, fouaillée par la violence d'un désir de maître, qui ne se connaissait pas d'entraves. Leur baiser se prolongea, brûlant, dévorant. Il ne la lâcha pas avant qu'elle n'eût répondu à sa passion. Enfin elle se retrouva libre, la tête vidée. Sans force, elle s'appuya contre la cloison. Ses lèvres tremblaient, brillantes et meurtries. Le roi sentit sa gorge se serrer sous l'empire du désir.

– J'ai rêvé de ce baiser, dit-il à mi-voix, des jours et des nuits. De vous voir ainsi avec votre tête renversée, vos belles paupières closes, votre joli cou qui palpite dans la demi-lumière... Vous laisserai-je ce soir... Non, je n'en ai pas le courage. L'auberge est discrète et...

– Sire, de grâce, supplia-t-elle, ne m'entraînez pas dans une faiblesse qui me ferait horreur.

– Horreur ? Je vous ai pourtant sentie fort accessible, et il y a des consentements sur lesquels on ne peut se tromper.

– Que pouvais-je faire ? Vous êtes le roi !

– Et si je n'étais pas le roi ?

Angélique, toute sa véhémence revenue, le brava.

– Je vous aurais flanqué une paire de gifles.

Le roi, furieux, fit quelques pas de long en large.

– Vous me rendez enragé, ma parole. Pourquoi ce dédain ? Suis-je un amant si imparfait à vos yeux ?

– Sire, n'avez-vous jamais songé que le marquis du Plessis-Bellière était votre ami ?

Le jeune souverain baissa la tête avec un peu de gêne.

– Certes, c'est un ami fidèle, mais je ne crois pas lui causer grand dommage. Chacun sait que le beau dieu Mars n'a qu'une maîtresse : la guerre. Que je lui donne des armées et l'ordre de les conduire sur les champs de bataille, il n'en demande pas plus. Il est indifférent dans le domaine du cœur et il l'a prouvé maintes fois.

– Il m'a prouvé aussi qu'il m'aimait.

Le roi se souvint des racontars de la Cour, et tourna en rond comme une bête en cage.

– Mars frappé par les traits de Vénus !... Non, je ne puis y croire !... Il est vrai que vous êtes bien capable d'accomplir ce genre de miracle.

– Et si je vous disais : Sire, je l'aime, il m'aime. C'est un amour neuf et si simple. Le détruirez-vous ?...

Le roi l'observa avec attention ; un combat se livrait entre ses passions autoritaires et sa conscience d'homme.

– Non, je ne le détruirai pas, dit-il enfin avec un profond soupir. S'il en est ainsi, je m'inclinerai. Adieu, Madame. Dormez en paix. Je vous verrai demain, à l'armée, avec votre fils.

Chapitre 12

Philippe l'attendait au seuil de la tente royale. Grave dans son costume de velours bleu soutaché d'or, il s'inclina, lui prit la main et la conduisit, le poing haut levé, à travers les groupes vers la table couverte de dentelles et d'orfèvrerie où le roi allait prendre place.

– Je vous salue, Monsieur mon mari, dit Angélique à mi-voix.

– Je vous salue, Madame.

– Vous verrai-je ce soir ?

– Si le service du roi m'en laisse le loisir.

Son visage restait froid mais ses doigts serrèrent les siens d'un geste complice. Le roi les regardait s'avancer.

– Y a-t-il plus beau couple que le marquis et la marquise du Plessis-Bellière ? dit-il à son grand chambellan.

– Sire, en effet.

– Ce sont aussi tous deux d'aimables et fidèles serviteurs, dit le roi tristement. M. de Gesvres le regarda du coin de l'œil.

Angélique plongeait dans sa grande révérence. Le roi lui prit la main pour la relever. Elle rencontra son regard sombre qui la détaillait, depuis sa coiffure blonde entremêlée de pierreries jusqu'à son fin soulier de satin blanc, dépassant la robe de brocart garnie de guirlandes de bleuets. Elle était la seule femme conviée au souper du roi et parmi tous les seigneurs qui se pressaient là il y en avait beaucoup qui, depuis de longs mois de campagne, n'avaient eu le plaisir de contempler une aussi jolie femme.

– Marquis tu es bienheureux, dit le roi, de posséder pareil trésor. Pas un homme ce soir – et ton souverain est parmi eux – qui n'envie ta fortune. Au moins n'en es-tu pas dédaigneux, nous voulons l'espérer. La fumée des combats, l'odeur de la poudre et la griserie des victoires t'ont parfois rendu aveugle, nul ne l'ignore, au charme du beau sexe.

– Sire, il y a certaines lumières qui peuvent rendre la vue aux aveugles et donner le goût d'autres victoires.

– La réponse est bonne, dit le roi en riant. Madame, recueillez vos lauriers.

Il tenait toujours l'une des mains d'Angélique dans la sienne mais, d'un de ces gestes pleins de séduction dont il avait le secret et qu'il se permettait plus volontiers dans l'atmosphère familière des camps, il mit un bras autour des épaules de Philippe.

– Mars, mon ami, fit-il à mi-voix, le sort te comble mais je n'en serai point jaloux. Ton mérite et ta fidélité me sont chers. Te souviens-tu de ce premier combat, quand nous marchions sur nos quinze ans, et que le souffle d'un boulet a enlevé mon chapeau ? Tu as couru sous la mitraille pour le ramasser.

– Sire, je m'en souviens.

– C'était folie de ta part. Et tu en as fait bien d'autres depuis à mon service.

Le roi était un peu moins grand que Philippe, brun près de sa blondeur, mais tous deux se ressemblaient par les harmonieuses proportions de leurs corps souples et musclés, rompus comme ceux des jeunes gens de leur époque par des exercices d'académie, l'équitation et le précoce apprentissage de la guerre.

– La gloire des armes peut faire oublier l'amour, mais l'amour peut-il faire oublier l'amitié des armes ?

– Non, Sire, je ne le crois point.

– Telle est aussi mon opinion... Ça, Monsieur le Maréchal, c'est assez philosophé pour nous autres soldats. Madame, mettez-vous à table.

Philippe restait debout, assistant le grand chambellan. Seule femme de l'assemblée, Angélique, à la droite du roi, faisait figure de reine. Le chaud regard du roi guettait son profil penché, et le reflet du lourd pendant d'oreille qui à chacun de ses mouvements caressait d'un éclair sa joue veloutée.

– Vos scrupules, Madame, sont-ils apaisés ?

– Sire, la bonté de Votre Majesté me confond.

– Il ne s'agit pas de bonté. Hélas, Bagatelle ma chère que pouvons-nous contre l'amour ? dit le roi sur un ton de passion triste. C'est un sentiment qui ne connaît pas de demi-mesure. Si je ne puis agir avec bassesse, je suis contraint d'agir avec grandeur et tout homme ordinaire, dans mon cas, s'y trouverait contraint de même... Avez-vous remarqué combien votre fils remplit bien son office ?

Il lui désigna Florimond qui assistait le grand Échanson. Quand le roi demandait à boire, le grand Échanson averti par le contrôleur ordinaire allait prendre au buffet un plateau sur lequel étaient préparés une carafe pleine d'eau, une autre pleine de vin et un verre à pied, puis il s'avançait vers le grand chambellan, précédé du petit page qui portait « l'essai ». C'était une tasse d'argent dans laquelle le grand chambellan versait un peu d'eau et de vin. Le chef de l'échansonnerie la buvait. Preuve étant faite ainsi que la boisson du roi n'était pas empoisonnée, on remplissait son verre, tenu pieusement par Florimond. Le petit garçon s'acquittait de ces rites avec une gravité d'enfant de chœur. Le roi lui adressa deux mots, le félicitant de son adresse et Florimond remercia en inclinant sa tête bouclée.

– Votre fils ne vous ressemble pas, avec ses yeux et ses cheveux noirs. Il y a en lui la grâce brune des gens du Sud.

Angélique pâlit et rougit. Son cœur se mit à battre de façon désordonnée. Le roi posa sa main sur la sienne.

– Comme vous êtes émotive ! Quand donc cesserez-vous de craindre ? Vous n'avez pas encore compris que je ne vous ferai aucun mal ?

En se levant, la main qu'il posa sur sa taille pour la faire passer devant lui la troubla plus qu'un geste osé.

Elle revint avec Philippe à travers le camp où les feux des bivouacs mêlaient leurs rougeoiements au halo doré des chandelles qu'on allumait sous les tentes des princes et des officiers.

Celle du maréchal du Plessis était de satin jaune rebrodée d'or. Une merveille d'élégance guerrière qui abritait deux fauteuils de bois précieux, une table basse à la turque, des coussins de lamé d'or pour s'asseoir. Le sol était recouvert de tapis somptueux, et une sorte de divan également garni de tapisserie conférait à l'ensemble un luxe oriental. Un luxe qui avait été plus d'une fois reproché au beau marquis. Le roi en campagne n'était pas si bien logé que lui, mais le cœur d'Angélique s'attendrit, ému par une soudaine révélation. Ne fallait-il pas plus de force d'âme, d'intransigeante volonté, pour charger l'ennemi en col de dentelle et pour paraître, au soir d'une bataille, les doigts bagués, la moustache parfumée, les bottes étincelantes, que pour accepter la sueur, la crasse et les poux comme les inévitables compagnons des campagnes militaires ?