– Janicou, amène-moi Cérès !

L'homme courut vers les écuries.

Quelques secondes plus tard Angélique était en selle. Elle guida la bête hors de la cohue, puis elle piqua des deux, s'élançant vers la forêt.

*****

Cérès était une bête fine, élégante, à la robe luisante et dorée qui lui valait ce surnom de la déesse de l'été. Angélique l'aimait pour le luxe de sa beauté, car elle avait trop de soucis en tête pour s'attacher aux bêtes par amitié. Mais Cérès était fort douce, et Angélique la montait avec plaisir. Elle lui fit quitter le sentier et la lança dans le talus pour atteindre la crête d'une colline. La jument trébucha dans le haut tapis de feuilles mortes puis se ressaisit et gravit rapidement la pente. Au sommet, les arbres continuaient de cacher l'horizon. Angélique ne pouvait rien apercevoir. La jeune femme prêta l'oreille. Les lointains aboiements de la meute lui parvinrent, arrivant de l'Est, puis l'appel d'un cor que d'autres cors reprirent en chœur. Elle reconnut la sonnerie du « bat l'eau » et sourit.

– La chasse n'est pas terminée. Cérès, ma jolie, faisons diligence. Nous parviendrons peut-être à sauver l'honneur.

Suivant la crête de la colline, elle remit la bête au galop. Elle filait entre les arbres serrés aux branches noueuses et feuillues, à travers la profondeur et la sauvagerie de cette forêt demeurée presque inviolée depuis des temps fort reculés et que hantaient seuls parfois quelques chasseurs ou braconniers isolés, leur arbalète sur l'épaule, ou des bandits cherchant refuge. Louis XIII et le jeune Louis XIV avaient arraché à leur sommeil séculaire les vieux chênes druidiques. Le souffle de sa Cour brillante passait à travers les brouillards stagnants, et les parfums des dames venaient se mêler à la senteur profonde des feuilles et des champignons.

Les aboiements se rapprochaient. Le cerf pourchassé devait avoir réussi à franchir la rivière. Il ne s'avouait pas vaincu et poursuivait sa course, talonné par les chiens. Il venait dans cette direction. Les cors sonnaient entraînant la chasse. Angélique se remit en marche plus lentement puis s'arrêta de nouveau. Le galop sourd des chevaux approchait. Elle sortit du couvert des arbres. Au-dessus d'elle une combe de verdure se creusait doucement, laissant apercevoir dans le bas-fond les miroitements d'un marécage. Tout alentour la forêt dressait sa barrière obscure, mais de l'autre côté l'on apercevait le ciel barré de longs nuages charbonneux, entre lesquels un soleil pâle descendait doucement. L'approche du crépuscule ouatait de brouillard le paysage, noyait les verts et les bleus profonds dont l'été parait les arbres. Mille ruisselets descendant de la colline conservaient sa fraîcheur au vallon. L'aboiement compact de la meute éclata soudain. Une forme brune bondit à l'orée du bois. C'était le cerf, une très jeune bête aux cors à peine divisés. Son galop fit jaillir des gerbes d'eau à travers le marécage. Derrière lui la masse des chiens dévala comme un fleuve blanc et roux. Puis un cheval émergea du taillis, monté par une amazone au justaucorps rouge. Presque simultanément et de toutes parts des cavaliers débouchèrent et descendirent le long de la pente herbeuse. En un instant le bucolique et tendre vallon fut envahi d'un tumulte barbare où se mêlaient les aboiements tenaces des chiens, les hennissements des chevaux, les interpellations des chasseurs et la fanfare éclatante des cors qui venaient d'entonner l'hallali. Sur le décor sombre de la forêt les riches vêtements des grands seigneurs et nobles dames se répandirent en nuées multicolores et les derniers rayons du soleil faisaient étinceler broderies, baudriers et panaches.

Cependant, le cerf, dans un suprême effort, avait réussi à rompre le cercle infernal. Profitant d'une trouée il se ruait à nouveau vers l'abri protecteur des fourrés. Il y eut des cris de déception. Les chiens embourbés se rassemblèrent avant de repartir. Angélique poussa doucement Cérès en avant et commença, elle aussi, à descendre. Le moment lui semblait propice pour se mêler à la foule.

– Inutile de poursuivre, dit une voix derrière elle. La bête n'en a plus que pour quelques instants ; traverser les bas-fonds ne servirait qu'à vous crotter jusqu'aux yeux. Si vous m'en croyez, belle inconnue, demeurez donc ici. Il y a gros à parier que les valets profiteront de cette clairière pour venir y recoupler les chiens. Et nous serons frais et nets pour nous présenter au Roi...

Angélique se retourna. Elle ne connaissait point le gentilhomme qui venait de surgir àquelques pas d'elle. Il avait un agréable visage sous une ample perruque poudrée. Son habit était fort recherché. Il ôta, pour saluer la jeune femme, un chapeau couvert de plumes neigeuses.

– Que le diable m'emporte si j'ai déjà eu l'occasion de vous rencontrer, Madame. Cela n'est pas possible car je n'aurais pu oublier votre visage.

– L'occasion ? À la Cour, peut-être ?

– À la Cour, protesta-t-il indigné. Mais j'y vis, Madame, j'y vis ! Vous n'auriez pas pu passer inaperçue à mes yeux. Non, Madame, ne cherchez pas à me duper. Vous n'êtes jamais venue à la Cour.

– Si, Monsieur.

Elle ajouta après un petit silence :

– Une fois...

Il se mit à rire.

– Une fois ? Comme c'est charmant !

Ses sourcils blonds se froncèrent, il réfléchissait.

– Quand donc ? Au dernier bal ? Non : aucune souvenance. Et même... C'est inimaginable, mais je parierais que vous n'étiez pas au rendez-vous de Fausse-Repose ce matin.

– Vous semblez connaître tout le monde ici...

– Tout le monde ? C'est vrai ! Je suis bien placé pour cela et je sais qu'il faut se souvenir des gens pour qu'ils se souviennent de vous. C'est un principe que j'ai cherché à appliquer depuis ma plus tendre jeunesse. Ma mémoire est imbattable !

– Eh bien, dans ce cas voulez-vous être mon cicérone dans cette compagnie que je connais mal ? Vous me donnerez les noms. Ainsi, je serais curieuse de savoir qui est cette amazone en rouge qui suivait de si près les chiens. Elle pique à merveille. Un homme ne pourrait aller plus vite.

– Vous tombez bien, dit-il en riant. C'est Mlle de La Vallière.

– La favorite ?

– Hé oui ! La favorite, acquiesça-t-il d'un air suffisant qu'elle ne s'expliqua pas sur-le-champ.

– Je ne la croyais pas une chasseresse si consommée.

– Elle est née à cheval. Dans son enfance elle montait sans selle les chevaux les plus fougueux.

Elle partait au galop. On la voyait sauter là-dessus comme une balle. Angélique le regarda avec étonnement.

– Vous semblez connaître de très près Mlle de La Vallière.

– C'est ma sœur.

– Oh ! fit-elle, suffoquée. Vous êtes...

– Le marquis de La Vallière pour vous servir, belle inconnue. Il ôta son chapeau et lui caressa moqueusement le nez du bout de ses plumes blanches. Elle se dégagea, un peu vexée, poussa sa monture et descendit vers le creux du vallon. La brume s'y épaississait, dissimulant les mares d'eau stagnante. Le marquis de La Vallière la suivait.

– Tenez, que vous avais-je dit ? s'exclama-t-il à nouveau. On sonne la retraite non loin d'ici. La chasse est terminée. M. du Plessis-Bellière a dû prendre son grand couteau et ouvrir bien proprement la gorge du cerf. Avez-vous jamais vu ce gentilhomme dans ses suprêmes fonctions de Grand Veneur ?... Le spectacle en vaut la peine. Il est si beau, si élégant, si parfumé qu'on le croirait à peine capable de se servir d'un canif... Eh bien ! il vous manie un coutelas comme s'il avait été élevé en compagnie de ces messieurs de l'Apport-Paris, les compagnons écorcheurs.

– Philippe était déjà célèbre dans sa jeunesse pour la mise à mort des loups, qu'il pourchassait seul dans la forêt de Nieul, dit Angélique avec une fierté naïve. Les gens du pays l'appelaient « Fariboul Loupas », ce qui peut se traduire à peu près comme « le petit lutin des loups ».

– À mon tour de vous dire que vous semblez connaître bien intimement M. du Plessis.

– C'est mon mari.

– Oh ! Par saint Hubert, la chose est plaisante !

Il éclata de rire. Il riait volontiers, par goût et par calcul. Un courtisan enjoué est le bienvenu partout. Il avait dû étudier son rire avec autant de soin qu'un acteur de l'Hôtel de Bourgogne.

Mais très vite, il s'interrompit et répéta avec souci :

– Votre mari ?... Vous êtes donc la marquise du Plessis-Bellière ?... Oh ! J'ai entendu parler de vous. N'avez-vous... Par le Ciel, n'avez-vous pas déplu au roi ?

Il la regardait presque avec horreur.

– Oh ! voici Sa Majesté, s'exclama-t-il soudain.

Et la plantant là il galopa au-devant d'un groupe qui surgissait dans la clairière. Parmi les courtisans, Angélique reconnut aussitôt le roi.

Sa mise modeste contrastait avec celle des autres seigneurs. Louis XIV aimait être à l'aise dans ses vêtements, et l'on disait que lorsqu'il se trouvait dans l'obligation de revêtir des habits d'apparat il les quittait aussitôt après la cérémonie. Pour la chasse, plus encore qu'en autre occasion, il refusait de s'embarrasser de dentelles et de franfreluches. Il portait ce jour-là un habit de drap brun, très discrètement rebrodé d'or aux boutonnières et au rabat des poches. Avec ses énormes bottes de cheval dont les revers le cuirassaient de noir jusqu'à l'aine, il était aussi simplement vêtu qu'un hobereau.

Mais à sa mine personne ne l'eût confondu avec un autre. La majesté de ses gestes, où il savait faire entrer beaucoup de grâce, de contenance et de sérénité, lui donnait en toutes circonstances un port vraiment royal.

Il tenait en main une gaule de bois léger terminée par un pied de sanglier. Cette gaule lui avait été remise solennellement au départ de la chasse par le Grand Veneur ; elle était primitivement destinée à écarter les branches qui pourraient importuner le souverain sur son passage ; elle représentait aussi, depuis des siècles, un insigne honorifique et jouait un grand rôle dans le cérémonial de la vénerie.