Ils sont allés jusqu'au parlement pour réclamer mon enfermement. Ce sont des suppôts de l'Enfer que ces dévots. N'empêche, ils sont forts. Voilà où j'en suis maintenant. Aux Augustines de Bellevue. C'est mon tour de chanter vêpres. Et toi, comment ça t'est arrivé ?

– Un protecteur qui voulait me chambrer pour son compte. Je l'ai fait marcher, cracher au bassinet, puis... des nèfles. Il ne me revenait pas. Seulement il a décidé de se venger en m'envoyant au couvent jusqu'à ce que je change d'avis.

– Il y a vraiment du vilain monde, quand même, soupira La Dimanche en levant les yeux au ciel. Sans parler que c'est un radin ton ami. J'ai entendu quand on discutait le prix pour te garder ici avec la Mère Supérieure. Vingt écus pas plus, comme pour moi. C'est ce que paie la compagnie du Saint-Sacrement pour qu'on me garde sous les verrous. À ce régime-là tu n'as droit qu'aux pois et aux fèves.

– Le salaud, s'écria Angélique, blessée au vif par ce dernier détail.

Pouvait-on imaginer personnage plus rebutant que ce Philippe ! Et avare avec cela. Jusqu'à la marchander au tarif d'une fille de la galanterie !

Elle saisit le poignet de La Dimanche.

– Écoute ! Il faut que tu me sortes de là. J'ai une idée. Tu vas me prêter tes vêtements et m'indiquer par où je dois passer pour trouver une porte qui donne sur la campagne.

L'autre se rebiffa :

– Rien que ça ! Et comment que je pourrais t'aider à sortir d'où j'ai pas pu me tirer moi-même ?

– Ce n'est pas la même chose. Toi, les nonnes te connaissent. Elles te repéreraient tout de suite. Moi, aucune ne m'a encore vue de près, à part la Mère Supérieure. Même si elles me rencontrent dans les couloirs je peux leur raconter n'importe quoi.

– C'est vrai, reconnut La Dimanche. Tu es arrivée ficelée comme un saucisson. Y faisait pleine nuit encore. On t'a montée tout droit ici.

– Tu vois ! J'ai de bonnes chances de réussir. Vite, passe-moi ton cotillon.

– Doucement, marquise, grommela la fille, l'œil mauvais. « Tout pour moi, rien pour les autres », c'est ta devise à ce qu'il me semble. Et qu'est-ce qu'elle gagnera là-dedans la pauvre Dimanche que tout le monde oublie derrière ses grilles ? Des em... oui-dà et peut-être un cul-de-fosse un peu plus profond encore.

– Et ceci, dit Angélique qui d'une main preste passée sous le traversin, ramena au jour le sautoir de perles rosés.

Devant ce ruissellement de splendeur couleur d'aurore La Dimanche fut tellement saisie qu'elle ne sut que pousser un long sifflement d'admiration.

– C'est du toc, ça, frangine ? souffla-t-elle éperdue.

– Non. Soupèse un peu. Tiens, prends-le. Il est à toi si tu me donnes un coup de main.

– Sans blague ?

– Parole. Avec cela, le jour où tu sortiras tu auras de quoi te nipper comme une princesse et t'installer dans tes meubles.

La Dimanche faisait passer d'une main à l'autre le bijou princier.

– Alors, tu te décides ?

– D'accord. Mais j'ai une idée meilleure que la tienne. Attends-moi. Je reviens.

Elle fit glisser le collier dans les profondeurs de sa jupe et sortit. Son absence se prolongea une éternité. Enfin elle reparut essoufflée, un paquet de vêtements sous un bras, un pot de cuivre pendu à l'autre.

– C'est la Mère Yvonne, c'te poison qui m'avait crochée, ouf ! J'ai pu l'envoyer paître. Dépêchons-nous. Parce que la traite des vaches va être bientôt finie. À cette heure les femmes viennent chercher le lait à la ferme du monastère. Tu vas mettre ces hardes de vachère, tu prendras ton pot et ton coussinet, tu descendras par l'échelle du pigeonnier que je vais t'indiquer et quand tu seras dans la cour tu te mêleras aux autres et tu t'arrangeras pour sortir avec elles par le porche. Mais prends garde que le lait te tienne bien en équilibre sur la tête.

Le plan de La Dimanche se réalisa sans encombre. Moins d'un quart d'heure plus tard Mme du Plessis-Bellière en jupon court rayé rouge et blanc, la taille prise dans un corselet noir, tenant d'une main ses souliers – trop grands – et de l'autre l'anse du pot de cuivre qui vacillait dangereusement, se retrouvait marchant sur la route poudreuse avec la louable ambition d'atteindre Paris, qu'on apercevait là-bas, fort loin dans la vallée, à travers une brume de soleil.

Elle était arrivée sur la fin de la distribution dans la cour de ferme où des sœurs converses, après avoir trait les vaches, répartissaient le lait à des femmes chargées de le porter dans Paris ou sa banlieue.

Une vieille religieuse qui présidait à l'appel s'était bien demandé d'où sortait cette dernière venue, mais Angélique avait pris son air le plus benêt et répondu à toutes les questions dans son patois poitevin, et comme elle s'obstinait à tendre quelques sous – généreusement avancés par La Dimanche – on l'avait quand même servie et laissée aller.

Maintenant il fallait se hâter. Elle se trouvait à mi-chemin entre Versailles et Paris. Après réflexion elle avait jugé que se rendre directement à Versailles était folie. Pouvait-elle se présenter devant le roi et sa Cour en jupon rayé de Margoton ? Mieux valait rentrer à Paris, retrouver ses atours, son carrosse et rejoindre au galop la chasse à travers bois.

Angélique marchait vite, mais elle avait l'impression de ne pas avancer. Ses pieds nus se heurtaient aux cailloux aigus. Lorsqu'elle mettait ses gros souliers elle les perdait et trébuchait. Le lait clapotait, le coussinet glissait.

Enfin la carriole d'un chaudronnier qui allait vers Paris la rejoignit. Elle lui fit de grands signes.

– Pourriez-vous me charger, l'ami ?

– Bien volontiers, la belle. En échange d'un bécot je vous conduis jusqu'à Notre-Dame.

– N'y comptez pas. Mes baisers je les garde pour mon promis. Mais je vous donnerai ce pot de lait pour vos lardons.

– Tope-là ! C'est une aubaine. Montez donc, fille aussi belle que sage.

Le cheval trottait bien. À 10 heures on était dans Paris. Le chaudronnier la conduisit fort avant sur les quais. Après quoi Angélique courut comme un elfe jusqu'à son hôtel, où le suisse faillit tomber à la renverse en reconnaissant sa maîtresse déguisée en bavolette des faubourgs.

Depuis le matin les domestiques s'interrogeaient sur les mystères de cette demeure. À l'effroi d'avoir constaté la disparition de leur maîtresse s'était ajouté l'étonnement lorsque le valet de M. du Plessis-Bellière, un grand escogriffe fort insolent et arrogant, s'était présenté pour réquisitionner tous les chevaux et les carrosses de l'hôtel Beautreillis.

– Tous mes chevaux ! Tous mes carrosses ! répéta Angélique, médusée.

– Oui, Madame, confirma l'intendant Roger, survenu.

Il baissait les yeux, aussi confus de voir sa maîtresse en corselet et bonnet blanc que s'il l'avait vue toute nue.

Angélique réagit vaillamment.

– Qu'importe ! J'irai quêter le secours d'une amie. Javotte, Thérèse, dépêchez-vous. Il me faut un bain. Préparez mon justaucorps de chasse. Et qu'on me fasse monter un en-cas avec un flacon de bon vin.

Le timbre clair d'une horloge égrenant les douze coups de midi la fit sursauter.

« Dieu sait l'excuse que Philippe aura inventée pour expliquer mon absence à Sa Majesté ! Que j'avais pris médecine et que j'étais au lit tordue de nausées... Il en est bien capable, l'animal ! Et maintenant sans mon carrosse, sans mes chevaux, arriverai-je seulement avant le coucher du soleil ? Maudit Philippe ! »

Chapitre 2

– Maudit Philippe ! répéta Angélique.

Cramponnée à la portière, elle regardait avec inquiétude le chemin creusé d'ornières où le minable carrosse avançait tant bien que mal.

La forêt s'épaississait. Les racines des énormes chênes saillaient de la boue comme de gros serpents verts et s'entrecroisaient jusqu'au milieu de la route. Mais pouvait-on appeler route cette ravine boueuse, déjà labourée par le passage récent d'innombrables voitures et cavaliers ?

– Jamais nous n'arriverons, gémit la jeune femme en se tournant vers Léonide de Parajonc assise à ses côtés.

La vieille Précieuse rétablit d'un coup sec de son éventail l'équilibre de sa perruque qu'un cahot avait déplacée et répondit gaîment :

– Ne soyez pas brouillée avec le bon sens, ma toute belle. On finit toujours par arriver quelque part.

– Cela dépend en quel équipage et au bout de combien de temps, riposta Angélique, dont les nerfs étaient vifs. Et lorsque le but du voyage est de rejoindre la chasse royale, qu'on devrait déjà s'y trouver depuis six heures et qu'on risque d'y parvenir à pied et pour entendre sonner la retraite, il y a de quoi devenir enragée. Si le Roi s'est aperçu de mon absence il ne me pardonnera jamais cette nouvelle incivilité...

Un choc violent accompagné d'un craquement sinistre les projeta l'une contre l'autre.

– La peste soit de votre vieille guimbarde ! s'écria Angélique, elle est moins solide qu'un baril à harengs. Tout juste bonne à faire une flambée !

Cette fois Mlle de Parajonc se vexa :

– Je vous concède que mon « cabinet » volant n'a pas les qualités des merveilleux carrosses que renferment vos écuries, mais vous avez été bien aise, ce me semble, de le trouver à votre disposition ce matin, puisque M. du Plessis-Bellière, votre mari, avait jugé bon et facétieux de faire emmener tous les chevaux disponibles dans un lieu mystérieux connu de lui seul...

Angélique soupira de nouveau.

Où étaient les houssines amarante brochées d'or et frangées de soie rouge de son équipage particulier ? Elle qui s'était tant réjouie de pouvoir enfin assister à une chasse royale dans les bois de Versailles !

Elle s'était vue parvenant au rendez-vous des invités d'honneur avec son attelage de six chevaux couleur d'ébène, ses trois laquais en leur livrée bleue et jonquille flambant neuve, le cocher et le postillon bottés de cuir rouge avec leurs feutres empanachés de plumes. On chuchoterait :