– Du calme, Arius, du calme !

Elle n'arriverait donc jamais à dormir ! Tout à coup derrière ses paupières closes, émergeant de lointains souvenirs Angélique eut la vision de ces mains sombres, de ces mains sales et rugueuses des voleurs de Paris, qui dans les ténèbres épaisses de la nuit se posent sur la surface des vitres et font glisser l'invisible diamant à découper. Elle se redressa d'un bond. Oui, c'était bien cela. Le bruit venait du côté de la fenêtre. Les voleurs !...

Son cœur battait si violemment qu'elle n'entendait plus que ses coups sourds et précipités. Arius s'échappa et se remit à pousser des aboiements aigus. Elle le rattrapa et l'étouffa presque pour le faire taire. Lorsqu'elle réussit de nouveau à tendre l'oreille elle eut l'impression que quelqu'un était dans la pièce. Elle entendit battre la fenêtre. « Ils » étaient entrés.

– Qui est là ? cria-t-elle, plus morte que vive.

Personne ne répondit, mais des pas s'approchèrent de l'alcôve.

« Mes perles ? » songea-t-elle.

Elle lança la main en avant, saisit une poignée de bijoux. Presque aussitôt le choc étouffant d'une lourde couverture s'abattait sur elle. Des bras noueux l'encerclèrent et la paralysèrent, tandis que d'une corde on essayait de la ligoter. Elle se débattit comme une anguille, hurlant à travers les épaisseurs du tissu. Elle réussit à se dégager, retrouva sa respiration pour lancer :

– Au secours ! Au sec...

Deux gros pouces meurtrirent sa gorge, étranglèrent son cri d'appel. Elle suffoqua. Il lui semblait que des éclairs rouges éclataient devant ses yeux. Les jappements hystériques du griffon devenaient de plus en plus lointains...

« Je vais mourir, songea-t-elle..., étranglée par un cambrioleur !... Oh ! c'est trop idiot !... Philippe !... Philippe !... »

Tout s'éteignit enfin.

*****

En reprenant connaissance, la jeune femme sentit un objet glisser de ses doigts et tomber à terre sur le dallage, avec un bruit de boules.

« Mes perles ! »

Engourdie elle se pencha par-dessus le bord de la paillasse où elle était étendue, et aperçut le sautoir de perles rosés. Elle avait dû le garder serré dans son poing crispé, tandis qu'on l'enlevait et qu'on l'amenait dans ce lieu inconnu. Les yeux hagards d'Angélique firent le tour de la pièce. Elle était dans une sorte de cellule où le brouillard de l'aube pénétrait lentement par une petite fenêtre en ogive grillée luttant contre la lumière jaune d'une lampe à huile dans une niche. L'ameublement comportait une table grossière et un escabeau à trois pieds ainsi que le mauvais lit, fait d'un cadre de bois et d'une paillasse de crin.

« Où suis-je ? Entre les mains de qui ? Que me veut-on ? »

On ne lui avait pas volé ses perles. Ses liens étaient dénoués mais la couverture la couvrait encore par-dessus sa légère chemise de nuit de soie rose. Angélique se pencha, ramassa le collier, qu'elle mit machinalement à son cou. Puis elle se ravisa et l'ôtant, le glissa sous le traversin.

Au-dehors, une cloche argentine se mit à tinter. Une autre lui répondit. Le regard d'Angélique accrocha, pendu au mur de chaux, une petite croix de bois noir garnie d'un rameau de buis.

« Un couvent ! Je suis dans un couvent... »

En écoutant avec attention elle pouvait surprendre les échos lointains d'un orgue et de voix psalmodiant des cantiques.

« Qu'est-ce que tout cela signifie ? Oh ! mon Dieu, que j'ai mal à la gorge ! »

Elle resta là un moment, prostrée, les pensées en déroute, voulant se persuader qu'elle vivait un mauvais rêve et qu'elle allait enfin se réveiller de ce cauchemar absurde. Des pas résonnant dans le couloir la firent se redresser. Des pas d'homme. Son ravisseur, peut-être ? Ah ! Ah ! Elle ne le laisserait pas quitte des explications. Elle ne craignait point les bandits. Elle lui rappellerait, si nécessaire, que le roi des argotiers, Cul-de-Bois, était de ses amis.

On s'arrêtait devant la porte. Des clefs tournèrent dans la serrure et quelqu'un entra. Angélique demeura un instant stupéfaite à la vue de celui qui se dressait devant elle.

– Philippe !

Elle était à cent lieues d'imaginer l'apparition de son mari. Ce Philippe, qui n'avait pas daigné depuis deux mois qu'elle était à Paris lui rendre la moindre visite, même de politesse, et se souvenir qu'il avait une femme.

– Philippe ! répéta-t-elle. Oh ! Philippe, quel bonheur ! Vous venez à mon secours ?...

Mais quelque chose de glacé et d'insolite dans le visage du gentilhomme arrêta l'élan qui la jetait vers lui.

Il se tenait devant la porte, campé dans ses hautes bottes de cuir blanc, magnifique dans son justaucorps de daim gris souris soutaché d'argent. Sur son col de dentelle en point de Venise, les boucles de sa perruque blonde tombaient, soigneusement disposées. Son chapeau était de velours gris à plumes blanches.

– Comment vous sentez-vous, Madame ? demanda-t-il. Votre santé est-elle bonne ?

On aurait dit qu'il la rencontrait dans un salon.

– Je... je ne sais pas ce qui m'est arrivé, Philippe, balbutia Angélique en plein désarroi. On m'a attaquée dans ma chambre... On m'a enlevée et amenée ici. Pourriez-vous m'expliquer quel est le misérable qui a commis ce forfait ?

– Très volontiers. C'est La Violette, mon premier valet de chambre.

– ... ?

– Sur mon ordre, compléta-t-il obligeamment.

Angélique bondit. La vérité éclatait. En chemise, pieds nus sur les dalles froides, elle courut jusqu'à la fenêtre, se cramponnant aux grilles de fer. Le soleil se levait sur le beau jour d'été qui verrait le roi et sa Cour chasser le cerf dans les bois de Fausse-Repose. Mais Mme du Plessis-Bellière n'y serait pas présente. Elle se retourna, hors d'elle.

– Vous avez fait cela pour m'empêcher de paraître à la chasse du roi !

– Comme vous êtes intelligente !

– Ne savez-vous pas que Sa Majesté ne me pardonnera jamais cette suprême impolitesse, qu'elle va me renvoyer en province ?

– C'est exactement le but que je veux atteindre.

– Oh ! vous êtes un homme... diabolique.

– Vraiment ? Sachez que vous n'êtes pas la première femme qui me fait ce gracieux compliment.

Philippe riait. La colère de sa femme semblait avoir raison de son caractère taciturne.

– Pas si diabolique que cela après tout, reprit-il. Je vous fais enfermer au couvent afin que vous puissiez vous régénérer dans la prière et les macérations. Dieu lui-même ne peut y trouver à redire.

– Et combien de temps devrai-je rester en pénitence ?

– Nous verrons !... nous verrons. Quelques jours pour le moins.

– Philippe, je... Je crois que je vous hais.

Il rit de plus belle, les lèvres retroussées sur ses dents blanches et parfaites dans un rictus cruel.

– Vous réagissez à merveille. Cela vaut la peine de vous contrarier.

– Me contrarier !... Vous appelez ça contrariété ? Effraction !... Enlèvement ! Et quand je pense que c'est vous que j'ai appelé à mon secours quand cette brute a essayé de m'étrangler...

Philippe cessa de rire et fronça les sourcils. Il s'approcha d'elle pour examiner les traces bleues qui marbraient son cou.

– Bigre ! Le pendard y a été un peu fort. Mais je me doute que vous avez dû lui donner du fil à retordre et c'est un garçon qui ne connaît que la consigne. Je lui avais prescrit de mener l'opération avec le plus de discrétion possible afin de ne pas attirer l'attention de vos gens. Il s'est introduit par la porte du fond de votre orangerie. N'empêche, la prochaine fois je lui recommanderai moins de violence.

– Car vous envisagez une « prochaine fois » ?

– Tant que vous ne serez pas matée, oui. Tant que vous redresserez votre front têtu, que vous me répondrez avec insolence, que vous chercherez à me désobéir. Je suis Grand Veneur du roi. J'ai l'habitude de dresser les chiennes féroces. Elles finissent toujours par me lécher les mains.

– J'aimerais mieux mourir, dit Angélique sauvagement. Vous me tuerez plutôt.

– Non. Je préfère vous asservir.

Il plongeait son regard bleu dans le sien et elle finit par détourner les yeux, oppressée. Le duel qui les opposait promettait d'être farouche, mais elle en avait vu d'autres. Elle le brava encore :

– Vous êtes trop ambitieux, je crois, Monsieur. Vous me voyez curieuse de savoir ce que vous envisagez pour parvenir à ce but ?

– Oh ! j'ai le choix des moyens, fit-il avec une moue. Vous enfermer, par exemple. Que diriez-vous de prolonger un peu votre séjour ici ? Ou encore... Je puis vous séparer de vos fils.

– Vous ne feriez pas cela.

– Pourquoi pas ? Je peux aussi vous couper les vivres, vous réduire à la portion congrue, vous contraindre à me quêter votre pain...

– Vous dites des sottises, mon cher. Ma fortune est à moi.

– Ce sont des choses qui s'arrangent. Vous êtes ma femme. Un mari a tous les pouvoirs. Je ne suis pas si sot que je ne trouve un jour le moyen de faire passer votre argent à mon nom.

– Je me défendrai.

– Qui vous écoutera ? Vous aviez eu l'habileté, je le reconnais, de gagner l'indulgence du roi. Mais après votre impair d'aujourd'hui j'ai bien peur qu'il n'y faille plus compter. Sur ce je vous quitte et vous laisse à vos méditations car je ne dois pas manquer le départ de la meute. Je pense que vous n'avez plus rien à me dire ?

– Si, que je vous déteste de toute mon âme !

– Ce n'est rien encore. Un jour vous supplierez la mort de vous délivrer de moi.

– Qu'y gagnerez-vous ?

– Le plaisir de la vengeance. Vous m'avez humilié jusqu'au sang mais moi aussi je vous verrai pleurer, crier grâce, devenir une loque, une malheureuse à moitié folle.