– Ce Quandequiba est mauvais comme la teigne, confia Angélique à Nicolas Perrot, qu'elle prit en aparté. Essayez donc de le convaincre, vous, Canadien, de me laisser soigner cette malheureuse.

Elle était indignée de l'indifférence que manifestait Perrot pour le sort de ces gens, surtout des femmes. Bien qu'il fût fort brave homme il était avant tout Canadien, et pour lui l'Anglais hérétique n'appartenait pas à une espèce qu'il soit nécessaire de ménager. Mais, voyant une déception mêlée d'horreur dans les yeux d'Angélique, il essaya de se disculper.

– N'allez pas croire, madame, que ces femmes sont tellement à plaindre. Certes, les Indiens les traiteront peut-être comme des servantes corvéables mais ne craignez pas pour leur honneur. Les Indiens ne violent jamais leurs prisonnières8 comme cela se fait en Europe. Ils estiment qu'une femme contrainte attire le malheur sur un wigwam. Et, de plus, je crois que les femmes blanches leur inspirent une certaine répugnance. Si ces Anglaises et leurs enfants se montrent dociles, elles ne seront pas malheureuses.

Et si elles ont la grâce d'être rachetées par une honorable famille montréalaise elles seront en outre baptisées et ainsi leurs âmes seront sauvées. Ces Anglais ont de la chance d'être tirés de l'hérésie.

Il lui rappela aussi que les Canadiens avaient eu beaucoup à souffrir des Iroquois qui, eux aussi, enlevaient des Blancs, mais c'était pour les torturer affreusement, ce que ne faisaient pas les Abénakis, alliés des Français.

Après cette petite mise au point, il alla trouver Quandequiba et le convainquit de laisser reposer et nourrir sa prisonnière, car si celle-ci mourait en chemin quel bénéfice tirerait-il de son expédition, à part quelques hardes et casseroles qu'il aurait traînées sur plusieurs centaines de miles ? Plongé dans l'euphorie d'un tabac de Virginie, Quandequiba voulut bien laisser faire.

La jeune femme était une sœur de Mistress William. Elle habitait le poste de Biddeford, mais son mari, étant parti faire un voyage de quelques jours à Portland, elle en avait profité pour rendre visite à sa sœur avec son petit garçon. Que dirait le pauvre James Darwin, son époux, en retrouvant son foyer vide ? Elle pleurait intarissablement. Angélique, aidée d'Elvire, lui fit prendre un bain de vapeur, lui donna du linge et des vêtements secs, lui coiffa les cheveux et elle finit par sourire faiblement, surtout lorsqu'elle vit son petit bonhomme, rassasié et réchauffé, s'endormir sur son sein.

Elle tremblait pour lui. L'enfant, tout au long du voyage, n'avait cessé de pleurer bruyamment et ses gémissements exaspéraient les Indiens qui par deux fois avaient failli le tuer pour s'en débarrasser. Aujourd'hui, sans l'intervention de Cantor, c'eût été chose faite. Elle baisait la main d'Angélique et continuait à la supplier de les racheter. Enfin, elle s'endormit allongée aux côtés de sa sœur. Mme Jonas vint demander les conseils d'Angélique pour le pied du fermier William, qui trempait dans une bassine d'eau additionnée de benjoin et de consoude. Angélique vit tout de suite que seul le bistouri éviterait la gangrène à la jambe enflée et distendue. Les Indiens la regardèrent avec admiration manier sans hésitation le petit couteau étincelant que M. Jonas lui avait forgé pour ses opérations délicates. Les sauvages étaient contents de l'accueil qu'on leur faisait. Le maître de William remercia Angélique de lui rendre un captif en état de marche.

Par intermittence, le miaulement du nouveau-né sortait de la carnassière d'un des Indiens où celui-ci le conservait comme un levreau écorché en réserve pour son dîner. Il fallut encore à Angélique beaucoup de diplomatie pour obtenir la petite créature. Enfin elle l'emporta dans ses deux mains. Elle fit sa toilette sur le lit de sa mère.

– Dieu soit loué, c'est une fille ! Elle survivra... les filles sont plus résistantes que les garçons...

Elle protégea d'huile de tournesol la peau fragile, langea le bébé et le mit au sein de sa mère qui heureusement avait un peu de lait. La pauvre femme racontait les affres qu'elle avait traversées, la marche insensée dans la forêt, le froid, la faim, la peur, les pieds meurtris. Mme Jonas, qui savait l'anglais comme toute bonne commerçante de La Rochelle, traduisait. L'Anglaise racontait que lorsqu'elle avait été prise des douleurs de l'enfantement, elle croyait sa dernière heure venue. Les Indiens, en l'occurrence, s'étaient montrés humains. Ils avaient bâti une cabane afin qu'elle s'y abritât et l'avait laissée aux soins de son mari et de sa sœur, emmenant les autres enfants à l'écart. Après la naissance, qui s'était passée sans trop de peine, ils avaient paru réjouis de l'événement et l'avaient même célébré en dansant et en poussant des hurlements épouvantables. Ils avaient consenti à demeurer un jour sur place pour laisser à la malade le temps de se reposer et avaient, durant cette journée, confectionné une litière avec des branchages. Pendant deux jours c'est ainsi qu'elle avait été transportée par son mari et « l'engagé » blanc. Mais ensuite ceux-ci, épuisés, et surtout William dont le pied s'infectait, ne purent plus soutenir leur effort. Les Indiens répugnaient à transporter la litière. C'était au-dessous de leur dignité. Comme ils discutaient d'abandonner la femme et l'enfant

dans la forêt, après les avoir tués d'un coup de hache, Mistress William dans sa torpeur avait trouvé la force de marcher et c'est ainsi que leur calvaire avait continué. Elles se croyaient en Paradis, mais demain leur martyre reprendrait. Angélique s'indignait à la pensée d'abandonner ces femmes blanches aux mains des sauvages. Elle s'entretint avec son mari de la possibilité de les arracher à leur triste sort. Le comte de Peyrac avait déjà proposé de racheter tous les captifs, mais les Abénakis se montraient intraitables. Ils acceptaient les présents pour avoir consenti à s'arrêter dans le fort et quand on y eut ajouté plusieurs rasades de perles, six couteaux, une couverture pour chacun, ils acceptèrent de rester encore un jour afin de permettre à l'état des prisonniers de s'améliorer.

Mais ils tenaient trop à leur entrée glorieuse dans leur village poussant devant eux les prisonniers « matachiés » de couleurs vives, au milieu des cris d'enthousiasme, pour revenir les mains vides d'une si périlleuse expédition. Ils avaient aussi à Montréal des amis canadiens qui les féliciteraient fort de contribuer à sauver des âmes pour le paradis des Français. Et qui les paieraient un bon prix. Les Français étaient fort généreux quand il s'agissait de gagner des âmes à leur foi. Sans doute, parce qu'ils étaient si peu nombreux, ils avaient besoin de toutes les forces invisibles avec eux. Et dans ce domaine, la cohorte était belle : les saints, les anges, les âmes de leurs morts, les âmes converties... Voilà pourquoi les Français de Canada finiraient par triompher des Iroquois et des Anglais, malgré leur petit nombre. Quandequiba ne pouvait pas trahir les Français en les privant de ces âmes sur lesquelles ils comptaient tant. Peyrac pouvait-il se porter garant qu'il ferait baptiser les « Yenngli » par la « Robe Noire » ? Non, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi ces vaines discussions ? Angélique, quand la nuit vint, commençait à éprouver de la compréhension, sinon de l'indulgence, à l'égard des conquérants espagnols qui avaient brûlé vive une bonne partie de la race rouge sur d'énormes bûchers. Ils avaient dû avoir, à certains moments, des excuses. Angélique aurait volontiers pris les armes, mais, malgré le déplaisir qu'ils avaient tous de laisser des Blancs aux mains des sauvages, Peyrac ne pouvait envisager de risquer une guerre avec la Nouvelle-France et les nations Abénakis pour une poignée de laboureurs anglais. Angélique finit, la mort dans l'âme, par se rendre à leurs raisons. Elle avait encore beaucoup de choses à apprendre sur l'Amérique.

Elle passa la matinée du lendemain au chevet de la fillette anglaise. Même avec des soins attentifs, il n'était pas certain qu'elle pût être sauvée. La mère ne se faisait pas d'illusions sur l'état de sa fille aînée qui s'appelait Rosé Ann. Elle suivait les allées et venues d'Angélique d'un regard pathétique.

Elle dut comprendre l'entretien qu'Angélique eut avec Mme Jonas. Les deux femmes discutaient de l'intransigeance des sauvages à ne pas vouloir céder leurs prisonniers et, pensant au froid humide des nuits dans la forêt qu'affronterait la petite malade lorsqu'il faudrait repartir, des larmes coulèrent sur le visage de la fermière puritaine.

– My daughter will die9, murmura-t-elle.

Dans l'après-midi, Angélique aperçut l'Indien qui était le propriétaire de la petite Rosé Ann assis sur la pierre de l'âtre et fumant sa pipe. Elle vint s'asseoir en face de lui.

– As-tu jamais vu sauter la montagne ? lui demanda-t-elle. As-tu jamais vu la chenille verte descendre du ciel et les étoiles tomber en pluie ?

L'homme parut intéressé. C'est-à-dire que les prunelles virèrent un peu dans la fente à demi close de ses paupières. Angélique avait appris à interpréter ces signes et ne se laissa pas décourager par son visage de bois.

– Les Iroquois, eux, l'ont vu. Et ils sont tombés la face contre terre.

Le sauvage, qui se nommait Squanto, retira le tuyau de sa pipe de ses lèvres et se pencha en avant.

– Si tu le vois, toi aussi, continua Angélique, et que tu puisses le raconter aux tiens, tu n'auras pas besoin de captive pour qu'on te félicite et qu'on s'intéresse à toi. Bien au contraire, crois-moi ! Un tel spectacle, pour toi seul, vaut bien que tu consentes à nous vendre ta captive. Aussi bien, tu n'ignores pas qu'elle va mourir. Alors ?

Ces paroles tentatrices et perfides provoquèrent entre Squanto et les siens une discussion qui faillit dégénérer en pugilat. Les autres étaient jaloux que Squanto assistât à ce spectacle magique. Ils n'en voulaient pas pour autant lâcher leurs prises personnelles. C'était un cas de conscience. Joffrey de Peyrac les départagea en leur disant que si Squanto seul pouvait voir, eux, malgré tout, pourraient entendre et porter témoignage de ce qu'ils avaient entendu. Squanto leur ferait le récit de ce qu'il avait vu. Et ce ne serait pas mauvais non plus pour les Canadiens de savoir ce qui se passait à Wapassou.