À partir de cet instant, ses souvenirs devinrent assez flous. Elle se rappela assez nettement du réduit où des boulets de pierre surchauffés faisaient bouillonner l'eau d'une cuve, et du bienfait de la vapeur brûlante sur sa chair glacée, et de grandes mains attentives et adroites qui l'avaient aidée à s'envelopper dans des couvertures, de forts bras solides qui l'avaient soulevée comme une enfant et l'avaient portée avant de l'aider à s'allonger, et comment il l'avait recouverte de moelleuses fourrures, et comment son visage et ses yeux sombres, si éloquents, lui apparaissaient dans un brouillard, ainsi qu'une vision comme ses rêves de jadis... Mais cette fois la vision ne s'évanouissait pas... Et elle entendait les mots qu'il lui murmurait tout en la soignant et la réchauffant, des mots doux comme des caresses, comme s'ils étaient seuls au monde... Ce soir-là, cela n'avait aucune importance. Ils étaient tous comme des bêtes écrasées par les éléments hostiles, par la marâtre nature... Angélique s'éveilla reposée dans le creux de la nuit et, avec une jubilation intense, elle écouta la pluie frapper au-dehors, et les grands gémissements du vent. Des ombres jouaient dans les poutres noircies du plafond bas. Elle était étendue par terre, parmi d'autres corps enveloppés, et des ronflements sonores s'élevaient des quatre coins de la pièce. Mais elle fut certaine d'avoir entendu derrière la cloison grogner un porc ! Un porc ! Quelle merveille !... Il y avait un porc dans cette habitation, qu'on tuerait pour la Noël ! Et des couvertures et du rhum ! Que fallait-il de plus ?
Elle releva un peu sa tête qui lui semblait lourde et légère à la fois et vit tous ses gens endormis pesamment les uns contre les autres et, au coin de l'âtre, Kouassi-Ba accroupi, qui veillait sur eux comme un dieu tutélaire, en entretenant le feu. La chaleur était étouffante, presque insupportable. Angélique se prit à en jouir comme d'une nourriture après la faim, dont on pense qu'on ne sera jamais rassasié. Et la joie d'Angélique brillait comme une lampe au fond de son cœur. Le rhum chaleureux des Iles y était pour quelque chose sans nul doute.
Cela lui rappelait la Cour des Miracles. La fraternelle communauté des rejetés, des maudits... Mais naturellement on ne pouvait pas comparer, car tout ici était magnifié par la présence de celui qu'elle aimait et ce n'était pas la misère et la déchéance qui les rassemblaient, avec tous leurs compagnons, mais la communauté d'une œuvre secrète et grandiose qu'eux seuls pouvaient assumer et mener à bien. C'était un commencement et non pas une fin. C'était bien que Katarunk eût disparu. Elle aimerait Wapassou. Katarunk était un lieu voué à la tragédie. Autant le brûler une suprême fois et faire place nette. Là-bas, des songes l'avaient tourmentée... Ici, elle dormirait bien. Pour parvenir à Wapassou, il fallait franchir plusieurs passes, comme autant de verrous protégeant le cirque de montagnes où reposaient depuis des millénaires, dans la roche même, l'or et l'argent insoupçonnés. Un tronçon de la piste indienne des Appalaches passait à proximité, mais les Indiens qui la suivaient parfois ne songeaient pas à faire halte dans ces parages et se hâtaient, effrayés par l'ombre des falaises et l'on ne sait quelle farouche expression de solitude inscrite au front des monts. Qui oserait franchir, surtout l'hiver, le haut seuil neigeux qui gardait la vallée où s'allongeait la chaîne des trois lacs ?
Sous ses paupières demi-closes, des images passaient et qui la remplissaient chaque fois d'une émotion profonde qui mettait des larmes au bord de ses cils : Joffrey de Peyrac se détachant sur le ciel de tempête et portant dans ses bras Honorine, Florimond et Cantor, courbés sous le poids des enfants et trébuchant dans la boue, et Yann tendant un verre d'eau-de-vie au vieil horloger transi, et Malaprade frottant pour les réchauffer les pieds glacés d'Elvire... Et maintenant... « Dieu ! Qu'il faisait chaud !... » Angélique sortit un bras des fourrures et se souleva à demi. Joffrey de Peyrac dormait près d'elle. Elle se souvint dans un éclair. C'était lui, ce soir, qui l'avait enveloppée dans des fourrures et couchée là, et qui s'était étendu le dernier pour réparer ses forces. Il dormait, immobile, comme un gisant, fort et serein. Il avait triomphé, une fois de plus, de la guerre, de la mort, des éléments, et il réparait ses forces pour affronter un jour nouveau.
Elle le contempla avec passion.
L'odeur minérale qu'elle avait retrouvée sur les vêtements des quatre mineurs, respirée dans leurs paumes tendues, rugueuses et piquetées d'éclats de poudre et de pierres, imprégnait tout ici, et cet encens particulier, c'était le même dont elle l'avait senti jadis environné, comme d'un mystère subtil et personnel. Elle ne savait pas tout de lui. Elle l'avait découvert peu à peu. Le comte de Peyrac qui éblouissait Toulouse par ses fastes, ou qui menait un navire dans la tempête, ou qui affrontait les rois et les sultans, oui, il était tout cela... Mais au-delà du guerrier et du gentilhomme, il y avait un autre personnage, presque inavoué parce que personne en son temps ne pouvait le comprendre. C'était l'homme de la mine, de la première science, celle qui exprime l'enfantement de la création par la révélation de secrets enfouis et invisibles... Ici, à Wapassou, il rejoignait les entrailles du sol où sommeillaient l'or et l'argent, son royaume. Elle voyait bien déjà, rien qu'à sa façon de dormir, qu'il serait mieux ici qu'à Katarunk. Et parce qu'il dormait si profondément, si totalement absent de toute présence, même de la sienne, elle osa tendre le bras vers lui et passer sur sa joue blessée une main maternelle.
Chapitre 3
Les deux charpentiers ne quittaient plus leur fosse. Du matin au soir, l'un perché sur la poutre qu'ils débitaient en planches, l'autre dans le trou ; ils maniaient l'énorme scie avec des mouvements d'automate. Certains parmi les autres hommes abattaient des arbres, les ébranchaient, les équarrissaient. Peupliers pour les planches des cloisons et les bat-flanc, chêne noir pour les murs extérieurs, les bastions, sapin pour les goulottes, les meubles, les bardeaux du toit. D'urgence on agrandissait, on surélevait. Tout d'abord la salle principale du poste gagna le double de sa longueur, on y adjoignit une grande chambre dans laquelle logeraient les Jonas et les enfants. Un petit réduit qui, par le fait de la disposition rocheuse du terrain, se trouvait situé un peu au-dessus du reste de l'habitation, fut débarrassé des outils et des tonneaux qui l'encombraient et on l'aménagea en chambre pour le comte de Peyrac et sa femme. On y perça une fenêtre et l'on bâtit un âtre de galets qui serait relié à la cheminée centrale.
On ajoutait un grenier où l'on rangerait les provisions et qui, formant matelas d'air, permettrait d'entretenir plus facilement la chaleur dans le reste de l'habitation. Le comte de Peyrac fit également creuser une cave pour les boissons, dans le roc, édifier une remise, un abri pour les chevaux. Les échos résonnaient des bruits de cognées contre les troncs, des coups de marteau, du chant monotone et grinçant de la scie, des bruits de planches et des poutres qu'on empilait.
Vint un jour où tout le bâtiment étant à ciel ouvert, on s'installa de nouveau pour camper dans la prairie, comme durant le voyage, parmi les coassements des grenouilles et les bavardages des canards dans les roseaux.
Par bonheur, le ciel était redevenu pur.
La rémission prédite par les augures canadiens se réalisait. Les derniers jours d'octobre, les premiers de novembre s'étirèrent dans une subite et miraculeuse sécheresse, une tiédeur délicieuse. Seules les nuits étaient froides et parfois, au matin, le poudroiement du gel bleuissait les montagnes.
Dès le premier matin, Angélique avait vu que ses impressions se confirmaient. Wapassou, dont le nom signifiait « le lac d'Argent », était un endroit caché, à l'écart de tout, un endroit où l'on hésitait à pénétrer. Le plus urgent était de préparer l'hivernage. Les provisions de Wapassou, à part le maïs et le porc que l'on y avait engraissé pendant l'été, étaient presque épuisées ; les quatre mineurs s'apprêtaient à redescendre vers Katarunk lorsque la caravane était arrivée. Katarunk n'existait plus et une trentaine de personnes devraient survivre auprès du lac d'Argent, plus une paire de chevaux.
S'abriter, se chauffer, manger. Il fallait bâtir, chasser, pêcher, accumuler les provisions de bois et de nourriture.
Angélique disputait aux oiseaux les derniers fruits rouges du sorbier et ceux, noirs, du sureau. Avec ces baies, elle soignerait les fièvres, les bronchites, les douleurs, les maux de reins... Elle envoyait Elvire et les enfants à la cueillette de tout ce que l'on pouvait trouver encore de comestible sur les buissons, dans les halliers ou dans les landes, baies diverses, airelles, myrtilles, petites pommes ou poires sauvages et rabougries. La récolte semblait dérisoire au regard des nombreux appétits qu'il faudrait rassasier, mais sa valeur était grande, car ce serait peut-être une pincée de ces fruits sèches qui les sauverait du scorbut vers la fin de l'hiver. Le scorbut, le mal des marins. Mais aussi celui des longs hivernages dans les régions inconnues. Et c'est pourquoi les marins, eux, l'appellent le mal de la terre. Savary avait enseigné à Angélique, au cours de ses voyages, à attacher de la valeur à la moindre écorce de fruit. Ici, il n'y en avait guère et l'on n'en reverrait pas mûrir d'ici longtemps. Mais les baies séchées seraient salutaires.
Les enfants récoltèrent ensuite des noix de carryer, des champignons dans les fonds restés humides, des noisettes, des glands pour le porc. Puis on les chargea de ramasser des galets dans la moraine au-dessus du lac, pour les maçons lorsque ceux-ci entreprirent de rehausser la grande cheminée centrale à quatre foyers et d'en bâtir une autre dans le fond de la pièce principale.
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