– Je sens la fumée, s'écria le petit Barthélémy d'une voix chevrotante. Je sens la fumée. Il claquait des dents et grelottait si fort qu'il serait tombé si Florimond ne l'avait solidement maintenu. Les chevelures des deux fils d'Angélique habituellement opulentes étaient dignes en ce jour de toutes celles des naïades de la Grèce antique. Mais Florimond et Cantor affrontaient cette épreuve avec vaillance. Ils disaient qu'ils en avaient vu d'autres. Ce n'était rien qu'une petite ondée !...

Sur la demande de son père, Cantor fouilla dans son sac et en sortit un gros coquillage, une de ces conques marines dans lesquelles les marins soufflent pour s'annoncer quand il y a brume.

Le jeune garçon gonfla ses joues et, à plusieurs reprises, l'écho des falaises renvoya le son caverneux de la conque.

Peu après, d'un promontoire rocheux planté de sapins et de mélèzes qui s'avançaient à travers le lac, on vit arriver à travers le brouillard ardoisé une barque que guidait un être indistinct. Un visage blême aux yeux vitreux les examinait en silence ; l'embarcation se rangea contre la rive. Le comte de Peyrac s'adressa en anglais au rameur. Celui-ci ne répondit pas. Il était muet. C'était le nautonier des brumes, pâle comme un fantôme, sous des cheveux blancs. Dans sa barque, les femmes et les enfants montèrent tout d'abord, puis Joffrey de Peyrac portant Honorine.

Leur groupe aborda une prairie spongieuse et, tandis que l'embarcation repartait chercher les autres, ils gravirent une pente douce qui les menait vers l'extrémité du promontoire. L'odeur de la fumée se fit plus intense. Elle paraissait sourdre de la terre et se mêlait aux brouillards.

Un trou s'ouvrit sous leurs pas avec des marches de rondins. Dans ce trou, dans ce terrier, ils descendirent, poussèrent une porte.

Alors éclata comme un soleil l'odeur de la graisse cuite, du tabac et du rhum brûlant, de la lumière des lampes et des chandelles et aussi la bonne et douce chaleur enveloppante et bienfaitrice du feu.

Et, sur l'écran écarlate de ce feu joyeux, un gigantesque nègre les regardait entrer avec surprise.

Il était vêtu de fourrures et de cuir. Des anneaux d'or brillaient à ses oreilles. Ses cheveux laineux étaient blancs comme la neige. Et dans un cri, Angélique reconnaissait ce noir visage du passé :

– Kouassi-Ba !

Chapitre 2

Elle venait donc de retrouver Kouassi-Ba, le bon, le dévoué, le très capable Kouassi-Ba, le grand esclave qui jadis, harnaché de satin brodé et de son sabre, gardait sa porte au palais de Toulouse. Le comte de Peyrac l'avait acheté, jeune encore, aux Barbaresques et lui avait fait partager sa science. Kouassi-Ba l'avait suivi jusqu'à la condamnation, jusqu'aux galères, et c'est avec lui qu'il s'était évadé du bagne et avait disparu en Méditerranée...1 Comment n'avait-elle pas songé plus tôt à demander à son mari des nouvelles du fidèle servi leur ?... C'est qu'ils n'osaient pas encore parler entre eux de ce qui s'était passé après le bûcher. Et les résurrections continuaient !...

Lui, le grand nègre, ne la reconnaissait pas tout d'abord. Il s'étonnait de voir cette femme échevelée et trempée se précipiter vers lui et serrer ses deux grosses mains noires dans les siennes, fines et glacées, en répétant :

– Kouassi-Ba ! Oh ! mon cher Kouassi-Ba ! tandis que la pluie sur ses joues ressemblait à des larmes.

Puis le souvenir lui revint devant ces yeux clairs, inoubliables. Il jeta un regard au comte de Peyrac et, comprenant que le miracle pour lequel il priait naïvement depuis tant d'années s'était accompli, il explosa d'une joie rayonnante qui ne savait comment s'exprimer dans cet espace étroit où s'entassaient l'un après l'autre les arrivants de la caravane. Enfin, il tomba à genoux, baisant les mains d'Angélique et répétant comme une litanie :

– Oh ! Médème, Oh ! Médème ! Toi, toi, enfin parmi nous ! Toi, le Bonheur du maître !... Oh ! Maintenant, je puis mourir.

*****

Ils avaient été quatre mineurs à vivre dans ce terrier enfumé. Un Italien, soigneux et grave, Luigi Porguani ; un métis d'Espagnol et d'Indien, Quidoua du Pérou ; un Anglais muet, Lymon White, auquel les puritains de Boston avaient arraché la langue pour cause de blasphèmes et Kouassi-Ba. Tous, même l'Italien, avaient quelque chose qui les différenciait du commun des mortels, quelque chose qui sentait le soufre et la poudre, et Angélique retrouvait en eux, dès qu'elle les vit, sa première impression d'autrefois lorsque son mari lui avait fait visiter sa mine de Salsigne. Ils étaient des êtres d'une autre essence, en alliance avec les forces cachées de la terre, et leur maître à tous c'était celui qui venait d'entrer et qu'ils saluaient avec empressement et dévotion, le comte de Peyrac, le savant de Toulouse. Avec lui, tout ici prenait sa signification.

Et puis le trou s'emplissait. Des ombres dolentes et trempées ne cessaient d'arriver. On ne pouvait plus remuer. On entendait les dents claquer, les soupirs de bien-être de ceux qui arrivaient à tendre leurs mains vers le feu.

Le premier choc passé, Angélique parait au plus pressé, débarrassait Honorine et les petits garçons de leurs hardes mouillées.

– Un linge sec, Kouassi-Ba, disait-elle. Des couvertures. Vite, aide-moi à bouchonner ces petits !... Enveloppe-les bien !...

Et il s'empressait à sa voix, comme autrefois. Elle regardait dans le chaudron suspendu à la crémaillère, y voyait une sorte de brouet fumant et remplissait des bols. Les enfants, rassasiés, réchauffés, s'endormaient bientôt sur des lits de sangle et l'on accumulait sur eux des fourrures.

Le cuisinier Malaprade touchait l'épaule d'Angélique.

– Madame, il y a la petite, là, qui ne va pas !...

– Quelle petite ?

– Là.

Elle apercevait Elvire, à demi renversée, en proie à une crise de nerfs.

– Je n'en peux plus ! Je n'en peux plus !...

Angélique secouait la jeune femme, l'obligeait à avaler quelques gorgées de grog brûlant.

– Je veux mourir ! Je veux mourir ! répétait Elvire. Je n'en peux plus... Pourquoi ne suis-je pas morte sur le bateau, avec mon homme ?...

– Calmez-vous, ma chérie, disait Angélique en l'entourant de ses bras. Allons, buvez. Vous avez été très courageuse ! Maintenant nous sommes saufs. Ici, il fait bon, il fait chaud, nous avons un toit sur la tête et il y a Kouassi-Ba. Ne voyez-vous pas comme il est bon ! Malaprade, déchaussez-la. Il faut lui enlever ses vêtements trempés... Trouvez-moi encore une couverture...

C'était une bousculade, active, ordonnée. Peu à peu, les voix se firent plus hautes et plus assurées. D'un réduit, la vapeur commença à s'échapper, on y « faisait suerie » à l'indienne, en jetant dans une cuve d'eau des pierres rougies au feu. Les quatre mineurs se dépensaient avec dévouement, apportant tout ce qu'ils avaient de vêtements de rechange, bourrant le feu, rallongeant la soupe et y jetant leur dernier morceau de lard. Elvire se calma peu à peu. Alors le cuisinier Malaprade l'enleva dans ses bras pour aller l'étendre près des enfants où elle s'endormait lourdement tandis qu'il continuait à lui prodiguer doucement des paroles de réconfort. Mais Angélique se saisissait de lui.

– À votre tour, mon ami.

Octave Malaprade n'était pas d'une constitution très robuste. Il pouvait prendre mal dans ses vêtements mouillés. Elle lui versait un verre d'alcool d'une bouteille qu'on se passait de main en main, l'obligeait à son tour à ôter sa casaque spongieuse, et allait même jusqu'à le frictionner malgré ses protestations confuses, tout en s'assurant que Florimond et Cantor eux aussi avaient quitté leurs vêtements glacés. Les loques mouillées fumaient devant le feu, les bottes et les souliers boueux s'accumulaient. On les jeta dans un coin. On verrait le lendemain ce qu'on pourrait en faire, la place devant l'âtre était trop réduite pour essayer de les sécher maintenant. À la lueur des lampes de graisse d'ours les corps nus et frissonnants se serraient devant l'âtre unique.

– Nous n'avons pas beaucoup entamé les marchandises de traite, dit l'Italien Porguani. Il nous reste des couvertures et du rhum.

– Il ne nous en faut pas plus pour ce soir, dit Peyrac.

L'Italien distribua des couvertures d'écarlatine et chacun s'en enveloppa ; ce fut une assemblée d'Indiens solennellement drapés qui commença à se détendre et à reprendre vie peu à peu. Alors, le rhum aidant, on éclata de rire et on commença à se donner des bourrades et à raconter tout ce qui s'était passé depuis hier et depuis des mois. Les enfants dormaient comme des anges.

Angélique jeta un regard rasséréné autour d'elle. Sous la tornade ils avaient été les plus misérables créatures du monde, et la seule flamme humaine qui était demeurée en eux, elle s'en souviendrait toujours, ç'avait été de secourir et de réchauffer d'abord les plus faibles. Elle avait vu Malaprade réconforter Elvire et Yann le Breton tendre un verre d'eau-de-vie aux Jonas avant de boire lui-même, et Clovis jeter sa gourde à Yann, et Nicolas Perrot obliger Florimond et Cantor à se dévêtir rapidement au lieu de rester à claquer des dents devant le feu. Et Joffrey de Peyrac avait lui-même surveillé que chacun fût rassasié et au sec avant de rejeter sa casaque boueuse. Angélique croisa son regard et il vint à elle. Il la prit de Façon péremptoire contre lui.

– Maintenant, il faut songer à vous, ma bien-aimée.

Sa voix vibrait d'une bonté et d'une tendresse profondes. C'est alors qu'elle s'aperçut qu'elle continuait à grelotter et à trembler comme une possédée saisie du haut-mal. Et il l'obligea à avaler une rasade de rhum dilué dans de l'eau bouillante avec du sucre noir, de quoi assommer un bœuf !

– Béni soit celui qui inventa le rhum, dit Angélique. Qui est-il ? Je ne sais pas, mais on devrait lui élever une statue.