Ce soir, il retrouvait pour servir la noble assemblée sa livrée chamarrée de dorures, mais confortablement matelassée afin qu'il ne souffrît pas trop du froid. Kouassi-Ba chaussait des bas blancs à baguettes d'or et des chaussures à boucles et à très hauts talons. Il coiffait sa tête chenue d'un turban à aigrette, d'une soie rouge écarlate, qui lui tenait chaud tout en ajoutant au caractère remarquable de son noir visage. Deux grands anneaux d'oreille, d'or pur, allongés chacun d'une perle enfilée sur une petite chaînette d'or, ornaient ses oreilles, présent que le comte de Peyrac avait récemment fait à son fidèle serviteur.
Villedavray examinait le grand Nègre avec jalousie, notait ses gestes pleins de noblesse et de savoir-faire.
– Il va avoir un succès à Québec, votre Maure... Comment n'ai-je pas songé plus tôt à m'en procurer un...
Il eut un claquement de langue contrarié. On perdait le sens de la mode dans ce trou de Québec... Son amie, la duchesse de Pontarville qui habitait dans le faubourg Saint-Germain, avait deux jeunes pages du Soudan. S'il le lui demandait, elle en céderait certainement un volontiers, mais il était trop tard maintenant pour envoyer un courrier en Europe, il faudrait attendre le printemps prochain.
M. de Wauvenart s'informait :
– Pourquoi, M. de Peyrac, avez-vous pénétré si tard dans le fleuve ?... La saison est clémente mais pour un peu nous aurions risqué de rencontrer les glaces.
– Mieux valait rencontrer des glaces que des navires !
Carlon, qui l'entendit, lui jeta un regard amer.
– Vous paraissez bien au courant des problèmes de la Nouvelle-France. En effet, dès fin octobre tous les navires ont regagné l'Europe et vous ne risquez pas de trouver devant vous un bâtiment sérieux pour vous livrer bataille. La Nouvelle-France ne possède pas de flotte et c'est bien là mon débat avec M. Colbert. Mais si Québec vous ferme ses portes, pourrez-vous revenir en arrière, ne risquez-vous pas d'être pris au piège de vos propres estimations ?
– Mais pourquoi voudriez-vous donc que Québec lui fermât ses portes, bondit Villedavray qui ne voulait à aucun prix qu'on lui gâchât sa soirée. Je voudrais bien voir cela. Les gens de ma chapelle seront sur le quai et nous donneront l'aubade... Voilà comment les choses se passeront. Tenez, prenez donc une de ces délicieuses pâtisseries...
Il s'agitait tellement qu'Angélique craignait pour la tasse de café qu'elle tenait en main, mais la fougue du marquis à les défendre et à dire que tout se passerait bien, lui faisait plaisir.
Elle put éviter que son café n'éclaboussât sa toilette. Le petit bol de cuivre était solidement maintenu dans un support de porcelaine qui permettait de le tenir entre trois doigts sans se brûler. Elle but quelques gorgées.
Le voyage sur le fleuve était une trêve. Le fait qu'il se poursuivît dans une paix remarquable jusqu'à en être inquiétante, ne pouvait faire oublier que depuis l'île Anticosti, on remontait ce fleuve français du Saint-Laurent, en plein pays de Canada. Et que pour ceux qui acceptaient de regarder la réalité en face, c'était comme dans son rêve l'autre nuit, on s'avançait en territoire ennemi Mais malgré tout, on était entre amis.
Cependant, le fleuve demeurait désert. À peine des nuées de pluie dérobaient-elles parfois la fuite vers les rivages d'une flottille de canoës indiens ou de quelques barques de pêcheurs, colons isolés, fermiers de quelques hameaux perdus, qui ne tenaient pas à être trop curieux et à s'informer des intentions de cette flotte étrangère qui battait voiles vers Québec, nantie d'un pavillon inconnu.
Depuis les premiers jours de novembre, on avait vu s'estomper le cap de Gaspé, empanaché d'oiseaux criards, on avait laissé de côté des îles hantées de loups-marins et plus tard de canards et de sarcelles, on avait louvoyé sous le vent, d'un point de la côte à l'autre pour fuir les tempêtes dures et brusques de ce grand fleuve dont les eaux salées pénètrent jusqu'à plus de cent lieues à l'intérieur.
Le temps, remarquablement clair pendant toute la traversée du golfe et la remontée vers le Nord au large des côtes d'Acadie, s'était gâté après qu'on eut franchi la pointe de Gaspé. Un paysage à l'opacité plus ou moins intense enrobait maintenant les navires qui parfois se perdaient de vue et s'appelaient à grand renfort de corne de brume et, à travers ces brouillards, l'on apercevait comme une aurore se répandant jusqu'à l'horizon, le rose de l'immense forêt aux feuillages embrasés par les merveilleuses couleurs de l'automne.
Il faisait moins froid sur le fleuve que durant la traversée du golfe. On se tenait plus volontiers sur le pont.
Aux capitaines des navires – Roland d'Urville, Erickson, Vanneau, Cantor, Barssempuy – venus au rapport sur le Gouldsboro, se joignaient les fonctionnaires royaux français recueillis par Joffrey de Peyrac sur la Baie Française et la côte Est de l'Acadie, à la suite d'attaques anglaises et d'incidents qui les avaient privés de leurs propres navires. Il y avait aussi M de Wauvenart, Grand-Bois, Grandrivière, des seigneurs acadiens qui avaient profité de l'occasion pour quitter leurs lointaines censives et venir se rappeler au bon souvenir de M. de Frontenac, gouverneur du roi de France, dont ils restaient, bon gré, mal gré, les sujets plus ou moins soumis.
*****
– Vous l'avez attristée, fit remarquer Villedavray à l'Intendant. Voyez ce que vous avez fait...
– Je suis navré, Madame, protesta Carlon.
– Avec vos réflexions oiseuses...
– Mais non, M. l'intendant est en droit d'émettre quelques remarques pessimistes, se défendit Angélique.
Pour les Français du Canada, Joffrey de Peyrac avait été présenté comme un allié des Anglais, et qui s'était implanté sur les terres du Kennebec à seule fin de tenir en échec les territoires français canadiens et acadiens. Pour d'autres, il était un pirate aussi dangereux et sans scrupules que Morgan. Tant de choses avaient été racontées à son propos qu'il n'avait pas tort d'estimer que seule une explication franche, face à face, pouvait apaiser les esprits. D'où son coup d'audace de vouloir se rendre à Québec et de s'y faire connaître.
Gageure : la présence à son bord de l'intendant, qu'un hasard y avait amené, embrouillait encore la situation.
– Je sais ce qui vous tourmente, M. l'intendant, reprit Angélique, et pourquoi vous vous disputez de temps en temps avec M. de Villedavray qui, lui, n'aime pas voir les mauvais côtés de l'existence.
– Ce Carlon est terriblement bilieux. Il ne cesse de craindre ce qui va se passer quand nous arriverons à Québec.
– Nous craignons tous, dit-elle.
– Sauf lui, je gage...
Du menton, Villedavray désignait le comte de Peyrac qui, en effet, ne paraissait pas avoir été ému par les allusions de Carlon.
Angélique secoua la tête.
– Lui !... Cela l'a toujours amusé d'affronter les tempêtes.
Joffrey continuait à s'entretenir avec M. de Wauvenart et le géomètre Fallières sur la venue des glaces et la situation du Saint-Laurent au cours de l'hiver. Il avait reposé sa tasse de café, et Kouassi-Ba, tenant d'une main dans une pince un charbon ardent, lui tendait de l'autre un bâtonnet de feuilles de tabac roulé. C'était sous cette forme que le comte aimait fumer. Il alluma le bâtonnet au charbon incandescent et laissa échapper quelques volutes bleues et odoriférantes avec un plaisir évident.
« Comme à Toulouse », songea Angélique.
Et cette vision la réconforta. Tout semblait vouloir renaître, revivre.
Elle passait ainsi de moments d'exaltation où tous les obstacles lui paraissaient futiles, à d'autres où une appréhension née de son passé et dont elle n'avait pu tout à fait se défaire l'oppressait. Alors elle regardait Joffrey.
Il semblait si calme, si sûr de lui-même qu'on finissait par partager sa confiance.
Le contempler lui donnait de la force, l'assurait que tout était bien, qu'il n'y avait rien à craindre.
Attirés par ce regard, les yeux sombres du comte se tournèrent vers elle et à travers l'écran flou de la fumée, elle capta l'éclair de tendresse qui les traversait. Il lui fit un signe léger. Il voulait lui faire comprendre qu'elle n'avait rien à redouter. Il l'assurait une fois de plus qu'il fallait continuer. Que pouvait-elle craindre aujourd'hui puisqu'elle était avec lui ? L'an dernier, à la même époque, tous deux s'enfonçaient dans les forêts du Nouveau Monde ; en butte à des dangers inconnus et terribles, ils avaient affronté ensemble l'hostilité des Canadiens, la vengeance des Iroquois, l'hiver meurtrier, la famine, et aujourd'hui ils se retrouvaient ainsi, en force, voguant sur des navires bien armés, confortables, bourrés de marchandises avec, pour assurer leurs arrières en Amérique du Nord, toutes sortes d'alliés et d'établissements fidèles à la politique du comte de Peyrac. Est-ce que cela ne tenait pas un peu du miracle ? Est-ce que cela ne relevait pas un peu de ses talents de magicien ? Avec lui, jamais les choses ne tournaient tout à fait comme on l'avait prévu, comme certains les prévoyaient pour eux. Il était resté un duelliste magnifique, avec des bottes secrètes, des parades inattendues.
Au cours de l'année, ils auraient dû périr cent fois.
On avait proclamé leur défaite, voire leur mort, on les avait crus vaincus à jamais.
Et voici qu'ils s'avançaient glorieusement vers Québec.
Chapitre 2
La conversation tourna court, interrompue par des rires et des appels d'enfants ainsi que le piétinement d'une course sur le pont du navire.
Angélique apercevait sa petite fille Honorine qui venait de surgir, suivie de son ami Chérubin. Tous deux poursuivaient le chat qui s'amusait avec une facétie toute humaine à leur échapper dès qu'ils s'approchaient, sautant d'un tas de cordage à la rambarde, puis de là sur le canot de secours, arrimé au milieu du pont où il se blottissait, quitte à en surgir comme un diable, juste à l'instant où les enfants, s'étant hissés non sans mal, croyaient pouvoir le saisir. Ils poussaient des cris de joie, s'essoufflaient, tourbillonnaient.
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