L'un des yachts se nommait Le Rochelais et l'autre Le Mont-Désert. Cantor, le fils cadet d'Angélique et de Joffrey de Peyrac, assurait le commandement du Rochelais car il était déjà, malgré ses seize ans, un jeune officier rompu aux choses de la mer. Il avait fait ses classes en Méditerranée où il avait navigué avec son père depuis l'âge de dix ans et dans la mer des Caraïbes.

Vanneau, l'ancien maître du corsaire Barbe d'Or, dirigeait Le Mont-Désert. Le comte de Peyrac l'avait choisi de préférence à certains de ses compagnons plus anciens, du fait de son bon renom, n'ayant encouru en France aucune condamnation, et qu'il était catholique.

Cette question de religion les avait obligés à un tri sévère dans la composition de l'équipage et la nomination des officiers-majors. Il était exclu d'amener en Nouvelle-France des Français de religion Réformée. Ils risquaient l'arrestation immédiate, sinon la corde, étant considérés comme traîtres. Il était également délicat d'introduire des étrangers. Mais le comte de Peyrac se présentant à titre personnel et indépendant, sous sa propre bannière, son équipage, quelle qu'en fût la composition, bénéficierait de l'accueil qui lui serait fait.

Malgré tout, dans ce domaine aussi, il avait fallu trier. Le commandement du Gouldsboro était resté au Norvégien Erickson, homme taciturne, prudent, et qui savait ne pas attirer l'attention. Joffrey de Peyrac conservait auprès de lui les quatre Espagnols de sa garde particulière, des hommes depuis longtemps rompus à assurer sa protection personnelle et qui, démunis de cette fonction, ne sauraient que devenir.

Eux aussi ne risquaient pas d'attirer de palabres. Ils vivaient entre eux et ne se mêleraient pas plus aux populations françaises qu'ils ne s'étaient jamais mêlés aux matelots ou colons de Peyrac.

Les capitaines des deux autres vaisseaux étaient le comte d'Urville et le chevalier de Barssempuy, gentilshommes français de bonne famille qui ne détonneraient pas parmi la noble société québécoise à condition qu'on n'allât pas trop chercher dans leur passé les raisons qui leur avaient fait quitter le royaume de France pour courir les mers.

Angélique, en se rapprochant, avait aussitôt remarqué la face chagrinée de Villedavray, celle, raidie et maussade, de l'intendant Carlon. Allons ! les deux compères s'étaient encore disputés... Elle avait vu de loin le marquis gesticuler, puis se détourner en tapant du pied.

Pauvre marquis qui tenait tant à ce que « la vie soit belle » !

Angélique n'était jamais indifférente aux tourments d'autrui.

Villedavray se sentit rasséréné de se voir objet d'intérêt pour ce regard aussi perspicace que magnifique. Il aimait qu'on s'occupât de lui, qu'on s'inquiétât de ses états d'âme. Angélique, en se dirigeant vers lui, le combla de joie.

– Que se passe-t-il, mon cher ami ? l'interrogea-t-elle. On dirait que quelque chose ne va pas ?

– Ah ! Certes, vous pouvez le dire, gémit Villedavray... Qu'il existe des êtres semblables à cet individu et que l'on soit contraint de les fréquenter, prouve bien, quoi qu'en disent les théologiens, que le purgatoire commence sur cette terre.

– C'est de M. Carlon que vous voulez parler ?

– De qui voulez-vous que ce soit ?

– Asseyez-vous donc près de moi et racontez-moi tout.

Il se laissa tomber à ses côtés sur un siège garni de coussins.

Angélique, tout en prêtant une oreille attentive à ses doléances, regardait autour d'elle.

Il faisait beau ce soir. Après deux jours de pluies torrentielles, on éprouvait plaisir à la purification de l'air.

Après la halte à Sainte-Croix-de-Mercy, le voyage avait repris, ou plutôt s'était poursuivi, sans qu'il transpirât le moindre bruit sur l'incident tragique que quelques-uns avaient vécu au cours de la nuit.

Par moments, Angélique se demandait si elle n'avait pas rêvé. Ce qui demeurait le plus tangible dans ce drame caché c'était un changement subtil dans leurs rapports entre elle et son mari. Il lui semblait qu'il posait désormais sur elle un regard nouveau, fait d'admiration et de curiosité, et qu'elle lui inspirait une confiance plus grande, une estime plus assurée.

Il la mêlait plus volontiers à ses projets, lui demandait plus souvent son avis. Il y avait beaucoup de questions à régler ou à envisager avant de venir jeter l'ancre sous Québec, le fief du Roi, en Nouvelle-France.

Pour l'heure, ce but semblait encore éloigné. On avait un peu l'impression d'être hors du monde, surtout lorsqu'au parfum de cet air glacé mêlé aux odeurs marines venues du fleuve, et celui des immenses forêts proches s'unissaient celles, inattendues, luxueuses, des confiseries et des pâtisseries, ou exotiques du café dans son aiguière de cuivre, du chocolat, et d'un thé que le nouveau maître d'hôtel, M. Tissot, avait voulu faire goûter à la compagnie, disant que c'était le dernier cri à Paris.

Cet homme avait été engagé par Erickson lors de son dernier voyage en Europe, sur la recommandation d'un commanditaire que le comte de Peyrac avait à Rouen. Il paraissait bien connaître son métier et ses capacités dépassaient celles d'un simple cuisinier. Pour l'instant, bien emmitouflé, mais solennel, il surveillait une petite bouilloire d'argent posée au bord des braises, sur l'un des braseros.

– C'est l'être le plus borné que je connaisse, poursuivait Villedavray en dégustant des pistaches fourrées.

– Parlez-vous toujours de M. l'intendant de la Nouvelle-France ?

– Mais, certes !

– Je ne partage pas votre avis sur ce point, marquis. M. Carlon peut avoir son humeur, mais c'est un homme très instruit et dont la conversation ne manque pas d'intérêt. Mon mari prend plaisir à s'entretenir avec lui, principalement sur les questions de commerce dans lesquelles il semble fort compétent.

– Et moi ! Et moi ! protesta Villedavray. Est-ce que je ne suis pas aussi compétent en questions de commerce ?

– Oui, oui, vous l'êtes.

– Est-ce que je ne suis pas un homme instruit ?

– Mais si... l'un des gentilshommes les plus instruits que je connaisse... et de plus l'un des plus aimables.

– Vous êtes charmante, murmura le marquis en lui baisant la main avec dévotion. Combien je me réjouis de vous avoir bientôt plus à moi... Vous verrez, continua-t-il, entamant son couplet favori, comme nous serons bien dans mon petit salon de Québec, assis devant mon poêle de faïence, tandis que la tempête soufflera dehors. Je vous préparerai une tasse de ce thé de Chine, dont le père de Maubeuge me donne quelques paquets plombés qu'on lui envoie directement de là-bas... Vous vous installerez dans mon meilleur fauteuil – un Boulle, très confortable que j'ai fait copier par un artisan dont je vous donnerai le nom... – et la soie des coussins est un broché de Lyon... Vous verrez... Vous vous installerez donc et me raconterez tout, toute votre vie.

Décidément, en cette affaire de Québec, le plus compliqué ne serait peut-être pas de s'y faire accueillir, mais de pouvoir y passer tout l'hiver dans l'intimité du trop curieux marquis sans qu'il finisse par tout savoir d'elle et de son passé, dans les moindres détails de son existence.

À cela, il était désormais certain qu'elle n'échapperait pas. Enfin, on verrait bien. On n'était pas encore à Québec.

Et malgré l'optimisme de Joffrey qui n'avait pas voulu considérer l'attentat dont il avait failli être l'objet comme le fruit d'un plan concerté, encore moins le croire ourdi par le gouverneur Frontenac, il n'en restait pas moins vrai qu'ils étaient attendus par de puissants ennemis, et qu'il n'était pas certain que ceux-ci ne finissent par triompher.

– Qui était le marquis de Varange ? demanda-t-elle étourdiment à Villedavray.

Celui-ci tiqua.

– Varange ? Vous avez entendu parler de lui ?

– C'est-à-dire...

– Et pourquoi : qui était-ce ? Il n'est pas mort que je sache.

Angélique se mordait la langue et se serait battue. Depuis qu'elle avait pénétré dans les eaux françaises, elle était décidément tout à fait déphasée par rapport à la situation. Elle se croyait chez elle, en France, et c'était le contraire. Elle mentit sans vergogne pour réparer sa bévue.

– Quelqu'un m'en a parlé, je ne sais plus qui. Ah ! ce fut peut-être Ambroisine de Maudribourg, sur la côte Est. Elle semblait dire qu'il avait été rappelé en France.

– C'est impossible, je ne suis pas au courant ! dit Villedavray, indigné.

Il médita un moment.

– En tout cas, ce serait plausible que notre chère duchesse ait eu des relations épistolaires ou autres avec lui, c'est assez dans son genre. Un vieux beau ennuyeux, qui s'est fait muter dans l'administration coloniale pour des affaires de mœurs. Il a un menu rôle de Trésorier-Payeur à Québec, mais je ne le fréquente pas... Décidément cette garce connaissait tout le monde ici avant seulement d'y avoir mis les pieds ! Quelle diablesse ! Je me méfierai doublement de Varange à l'avenir...

Afin de pouvoir changer de conversation, Angélique adressa un signe à Kouassi-Ba.

– Oui, je boirais volontiers quelque chose, dit Villedavray, j'ai beaucoup parlé, et tellement en vain à cet individu borné... Carlon. Oui, je lui disais, à votre propos, des choses admirables que je vous répéterai un jour, et qui auraient dû l'émouvoir, lui ouvrir les yeux ; il m'opposait ce mur buté de la logique qui ne veut pas voir plus loin que les apparences.

Le grand Noir Kouassi-Ba s'inclinait devant eux avec le plateau de cuivre supportant des petites tasses de café turc brûlant.

Kouassi-Ba, c'était la fidélité même, la présence qui était restée à leurs côtés tout au long de leur existence. Que n'aurait-il pu raconter sur ce passé du comte et de la comtesse de Peyrac que Villedavray souhaitait tant connaître !... Depuis le temps où, esclave à Toulouse, il avait vu Angélique, l'épousée à la robe d'or, arriver en carrosse jusqu'à ce crépuscule sur le Saint-Laurent où une fois encore il pouvait s'incliner devant elle, il avait été mêlé à leur vie. Pour aller à Québec, le comte de Peyrac l'avait fait revenir de Wapassou dans le Haut-Kennebec où il travaillait à la mine.