Angélique, serrée contre lui, ne se remettait pas aussi simplement de l'émotion éprouvée. L'aiguë de l'angoisse qui l'avait éveillée, comme un appel l'arrachant à son propre corps, lui laissait un malaise. Positivement, elle se sentait malade.

*****

Lorsqu'elle fut seule avec lui dans la cabine du Gouldsboro, le beau salon, leur domaine qui avait abrité tant de scènes d'amour et de passion entre eux, ses nerfs craquèrent et elle éclata en reproches véhéments.

– Pourquoi avez-vous fait cela ? Cette imprudence !... Me prévenir au moins, me tenir au courant. J'aurais senti à l'avance le danger... Je sais, moi. J'ai affronté le roi de France. Je sais de quelle traîtrise les siens sont capables... J'ai été la Révoltée du Poitou. Vous ne me faites pas confiance. Je ne compte pas. Je ne suis qu'une femme que vous méprisez, que vous ne voulez pas connaître.

– Ma chérie, murmura-t-il, calmez-vous. Quoi, vous me sauvez la vie, et puis vous me faites une scène de ménage ?

– Ce n'est pas incompatible.

Puis elle se jeta dans ses bras, l'étreignant presque défaillante.

– ... Oh ! Mon amour ! Mon amour ! J'ai cru revivre ce cauchemar que je faisais trop souvent jadis, lorsque j'étais seule loin de toi. Je courais, vers toi, dans une forêt, je te savais en danger, mais j'arrivais trop tard. C'était affreux !

– Cette fois vous n'êtes pas arrivée trop tard.

Il l'embrassait et caressait ses doux cheveux contre son épaule.

Soudain, elle rejeta la tête en arrière pour le regarder en face.

– Retournons, Joffrey ! Retournons à Gouldsboro. N'allons pas plus avant. Je viens de comprendre la folie que nous commettons. Nous pénétrons dans le royaume. Si loin que nous soyons en Amérique, nous nous livrons au Roi, à son Église, ce Roi que j'ai combattu, cette Église qui vous a condamné. Nous avions réussi à leur échapper, à gagner la liberté et voici que nous revenons nous mettre entre leurs mains. C'est folie !

– Nous revenons avec des vaisseaux et de l'or, des traités et la grâce du temps écoulé.

– Je n'ai pas confiance.

– Est-ce vous qui déclarez forfait, ma guerrière, dès le premier combat ? Ce n'était rien : une escarmouche. Nous avons prouvé que notre alliance était de force pour en venir à bout.

Il la serrait très fort afin de lui communiquer sa force et sa foi. Mais elle ne se rassurait pas.

– Devons-nous vraiment aller à Québec ? fit-elle d'une voix où il sentit frémir toute une anxiété irraisonnée. Cela me paraissait simple : nous revenions en amis parmi les nôtres. Et puis, tout à coup, j'ai vu l'envers du tableau. On nous attendait, on nous attirait pour mieux nous capturer, pour nous abattre enfin.

– Ne vous affolez pas ! Tout n'est pas simple en effet, mais tout n'est pas si grave, non plus. Nous avons des amis sûrs et fidèles dans la place.

– Et des ennemis irréductibles aussi ! Nous l'avons vu !

Elle hocha la tête et répéta :

– ... Devons-nous vraiment aller à Québec ? Il ne répondit pas aussitôt.

– Oui, je le crois, dit-il enfin avec fermeté. C'est un hasard à courir, une épreuve à affronter. Mais ce n'est que dans le face à face que nous pouvons triompher de l'hostilité accumulée contre nous. Et si nous triomphons, nous obtiendrons cette paix qui nous est nécessaire pour survivre, nous, nos enfants, nos serviteurs, nos amis, et sans laquelle notre liberté gagnée ne serait qu'un leurre. Nous resterions toute notre vie des pourchassés.

Il avait pris son visage entre ses mains et il plongeait son regard dans le sien aux transparences d'émeraude où il pouvait lire le reflet d'une détresse insondable qui avait été celle de cette belle marquise du Plessis-Bellière, lorsqu'elle affrontait, seule avec ses faibles forces, le roi de France, une femme inconnue, la Révoltée du Poitou, dont il avait eu l'image, tout à l'heure, à l'orée du bois.

– Ne crains rien, mon amour, murmura-t-il, ne crains rien ! cette fois, je serai là. Nous sommes deux, nous sommes ensemble.

Il réussissait à l'arracher à sa hantise, à fortifier sa confiance en l'avenir et en leur destin. Peu à peu elle se rassurait, voyait dans le hasard qui lui avait permis de venir à son secours le visage de la chance plutôt que celui de la défaite.

La joie remplaçait la peur. L'ivresse de la certitude, du rêve enfin atteint de l'avoir retrouvé de nouveau la grisait, la faisait défaillir de bonheur. De nouveau la chaleur irradiait au creux de ses reins, là où se posait la main de Joffrey. Elle battit des paupières dans une mimique d'assentiment, d'heureuse soumission.

– Qu'il en soit ainsi ! Nous irons à Québec, mon cher seigneur. Mais alors, promets-moi... promets-moi...

– Quoi donc ?

– Je ne sais pas !... que tu ne mourras jamais, que tu me garderas toujours... que rien ne pourra nous séparer, quoi qu'il arrive... quoi qu'il arrive...

– Je te le promets. Il riait.

Leurs lèvres s'unirent. Oublieux de tout, ils s'abandonnèrent à cet amour qui les unissait, chaque jour plus fort, et qui était déjà une victoire.

Deuxième partie

Au cours du fleuve

Chapitre 1

– Ah ! soupirait le petit marquis de Villedavray, en humant l'air humide et saumâtre du fleuve, ah ! Que j'aime cette atmosphère d'amour...

L'intendant Carlon le regarda, interloqué.

On était sur le pont d'un navire par un froid crépuscule de novembre, et le fait que le ciel plombé se fût entrouvert à l'horizon pour laisser filtrer un peu de lumière dorée ne justifiait pas une telle exclamation de ravissement. L'eau était glauque et agitée. Désert à en être suspect. Sous leur pelage touché d'aurore et de feu par l'automne, les Laurentides cachaient le sauvage hostile, le Montagnais chevelu au nez percé, aux oreilles déchiquetées, un Indien de race algonquine, rustre et sauvage comme un sanglier.

De temps à autre un vol d'oiseau passait drainant dans son sillage des cris hagards.

– Où y avait-il de l'amour dans tout cela ?

– Ne sentez-vous pas, Carlon, continuait le marquis en gonflant son torse sous sa pelisse fourrée de loutre, quelle exaltation, l'amour ! Ah ! L'amour ! Quel climat béni, le seul où l'être humain puisse vraiment s'épanouir, s'ébattre comme un poisson dans l'eau. Qu'il est donc agréable de s'y plonger, de s'y régénérer. Rarement l'ai-je senti régner autour de moi avec une telle intensité.

– Mais... l'amour de QUOI ?... s'enquit l'intendant vaguement inquiet.

Le marquis de Villedavray était un orignal, soit. Mais à certains moments ne pouvait-on craindre pour sa raison ?...

Sous le regard froid et suspicieux de son interlocuteur le marquis s'exalta plus encore.

– Mais l'Amour tout court, voyons ! L'Amour avec ses délices, ses pâmoisons, ses combats voluptueux, ses tendresses exquises, ses attentes chargées de mystère, ses redditions grisantes, ses courtes disputes, ses craintes, aussitôt rassurées, ses rancunes douloureuses, corrosives, qu'un sourire fait fondre comme neige au soleil, ses espoirs et ses certitudes, tout ce feu excitant qui sans cesse renouvelé par les pulsions du cœur et de la chair, enrichi par chaque détail de la vie, vous fait vivre en un autre monde où l'on est deux... seulement deux, prêts à mourir s'il le faut à l'instant même, car chaque instant, chaque heure, chaque jour atteint le seuil d'un bonheur quasi paradisiaque dont on n'a jamais fini de décompter les merveilles et dont il semble qu'on ne puisse dépasser désormais l'intensité...

– Vous divaguez, je pense, fit l'intendant Carlon, ou bien vous avez bu...

Il jeta un regard soupçonneux vers les éléments d'une collation qui attendait, près d'eux, disposée sur une table basse. Coupes, hanaps de cristal, argenterie aux rayons du soleil couchant, mais les carafons de vin et de liqueurs ne semblaient pas avoir été entamés...

– Oui j'ai bu, convint Villedavray. Je me suis enivré de cet élixir dont je vous entretiens : l'Amour. Il rayonne subtil, et presque insaisissable et pourtant si intense, immense et brûlant que ce sentiment m'environne comme d'effluves exquis qu'il m'est impossible de ne pas capter et percevoir... Que voulez-vous, je suis si sensible.

– Des effluves, répéta Carlon... Oui il y a des effluves, en effet, mais qui n'ont rien de paradisiaques. C'est curieux d'ailleurs que si loin que nous soyons déjà à l'intérieur des terres, l'odeur de la marée nous poursuive jusqu'ici.

– Qui vous parle de marée ? gémit le marquis. Vous êtes affreusement terre-à-terre. Je m'évertue en vain à vous faire vibrer un peu.

Déçu, il se détourna et prit un bonbon dans un des compotiers de cristal. Cette dégustation parut lui avoir rendu sa bonne humeur et il s'anima de nouveau.

– Tenez ! Jusqu'à cette friandise où je discerne le signe de l'Amour. N'y peut-on voir le tour de force d'un cœur épris qui réussit à amener de telles délicatesses de bouche dans ces contrées lointaines et désertiques, afin que, malgré l'inclémence des lieux, la merveille aimée ne puisse en subir les rudesses ? N'est-ce pas aimer, en effet, que de répandre aux pieds de celle qu'on aime toutes les richesses de la terre et de ne cesser d'attacher son esprit et son cœur à cette œuvre enchanteresse ? Voilà, n'est-il pas vrai, tous les signes d'un climat de passion et de tendresse auquel nul – même pas vous – ne peut demeurer indifférent. Oui même pas VOUS...

Il pointait son doigt contre la poitrine de Car-Ion et y donnait des petits coups.

– Vous divaguez, répéta celui-ci, et vous me faites mal-Mais de Villedavray, gouverneur d'Acadie, était lancé.

Il saisit par les revers de son manteau son interlocuteur qui le dépassait d'une bonne tête.