Un sentiment indéfinissable la transfigurait, au point qu'Angélique se dit qu'elle n'avait jamais rencontré un être aussi beau. Cela avait quelque chose de supraterrestre. « La beauté des Anges », songea-t-elle.
Et son cœur défaillit mais cette fois sous la poussée d'une sensation inconnue, celle de se détacher de la terre, pour communiquer avec le monde irréel invisible aux humains. D'un élan intérieur qui ressemblait à celui que prend le noyé au fond de la mer pour revenir à la surface, elle échappa à ce vertige. La peur avait reculé devant un sentiment de curiosité intense.
– Qu'avez-vous, Ambroisine ? Vous n'êtes pas dans votre état normal ce soir ? On dirait que vous êtes possédée.
La jeune femme lança un éclat de rire strident, mais qui s'adoucit.
– Possédée ! Quel grand mot !
Un sourire indulgent jouait sur ses lèvres.
– Comme vous êtes émotive, mon amie, et comme votre cœur bat ! dit-elle en posant sa main sur le sein d'Angélique.
Une tendresse ardente vibrait dans sa voix.
– Possédée, non. Mais fascinée ?... Certes, fascinée par vous ! Oui, je le suis. Ne l'avez-vous pas compris tout de suite ? Dès que je vous ai vue sur la grève, là-bas, à Gouldsboro, je suis tombée sous votre empire et ma vie a pris un autre sens. J'aime votre grand rire, si gai, votre violence, votre ferveur de vivre, la douceur de vos gestes envers les autres... Mais, plus que tout, votre beauté me bouleverse...
Elle posa sa tête sur l'épaule d'Angélique.
– J'ai tant rêvé ce geste, murmura-t-elle. Quand vous parliez d'Honorine, votre fille, j'étais jalouse. J'aurais voulu être à sa place et connaître la chaleur de votre corps. J'ai froid, dit-elle avec un frisson. Le monde est peuplé de terreurs. Seule, vous êtes le refuge et la volupté.
– Vous perdez l'esprit, dit Angélique qui, elle, perdait pied et n'arrivait pas à se dégager.
Une impression de demi-songe l'envahissait. Sur l'étoffe de son corsage elle sentait les ongles d'Ambroisine griffer légèrement et cela faisait à ses oreilles un bruissement terrifiant.
Pour détacher d'elle les mains qui s'agrippaient et forcer la femme à reculer, elle dut accomplir un immense effort.
– Vous avez trop bu, ce soir. Ce vin sauvage était fort.
– Ah ! Ne recommencez pas à vous conduire en dame de grande vertu ! Certes, cela vous va à ravir. Vous savez bien composer votre personnage de séductrice. Tous les hommes s'y laissent prendre. Ils aiment la vertu, à condition qu'elle soit prête à faillir devant leurs passions. Mais entre vous et moi il n'y a pas besoin de ces ruses, n'est-ce pas ? Nous sommes belles toutes deux et nous aimons le plaisir. Ne m'accorderez-vous pas un peu d'amitié malgré ce que je vous ai dit hier soir ?...
– Non, je ne puis.
– Pourquoi ? Pourquoi non, ma bien-aimée ?
Elle riait de son rire doux et bas qui avait quelque chose de charnel, d'envoûtant.
Un éclair qui vint projeter dans un coin sombre où se déroulait leur dialogue, une lueur crue et aveuglante, montra à nouveau aux yeux d'Angélique ce visage que transformait un sentiment de passion indescriptible et qui parait Ambroisine de Maudribourg d'une beauté surnaturelle. Oui, vraiment jamais elle n'avait vu un être aussi beau. À son tour, elle demeurait fascinée.
– Pourquoi non ? Les hommes ont-ils tant d'importance pour vous ? Pourquoi paraissez-vous si déconcertée par mon désir ? Vous n'êtes pas naïve, que je sache. Et vous êtes sensuelle. Vous avez vécu à la Cour, même vous y meniez les plaisirs du roi, m'a-t-on dit. Mme de Montespan m'a conté à votre propos maintes anecdotes libertines. Les auriez-vous oubliées, madame... madame du Plessis-Bellière ?... Sachant ce que je sais sur vous, je ne peux croire que vous refusiez un instant de plaisir lorsqu'il se présente...
Profitant de la stupeur d'Angélique, entendant évoquer Mme de Montespan et sa vie passée à la Cour, la duchesse de Maudribourg avait dégagé ses poignets des mains qui les retenaient.
Elle les frotta doucement, comme si l'étreinte d'Angélique les eût meurtris, et ses yeux brûlants continuaient à observer celle-ci dans la pénombre, que hachaient de temps à autre des lueurs fulgurantes.
Une soudaine expression d'amertume tordit sa bouche.
– Pourquoi vous montrez-vous si froide ? Si un homme vous caressait vous vibreriez déjà d'une autre façon, j'en suis certaine. N'avez-vous jamais goûté ces plaisirs de la main d'une femme ? C'est dommage ! Ils ont leurs charmes.
Elle eut à nouveau son rire de gorge, à la fois irritant et charmeur.
– Pourquoi laisser aux seuls hommes le soin de nous rendre heureuses ? Ils sont si peu doués, les pauvres patauds !...
Elle rit encore, mais cette fois d'un éclat brusque, grinçant et métallique.
– Leur science est si courte ! Tandis que la mienne...
Elle se rapprocha d'Angélique et ses bras lisses, au parfum tiède, l'enlacèrent de nouveau.
– La mienne est infinie, chuchota-t-elle.
Ses bras étaient d'une douceur veloutée, mais leur suavité même causa à Angélique une horreur inexprimable.
Comme tout à l'heure quand elle avait été arrêtée sous le porche, elle avait l'impression qu'un serpent souple et d'une force irrépressible s'enroulait autour d'elle, se lovant avec une égoïste sensualité à son corps, l'oppressant d'une étreinte doucereuse et avide.
Qui a dit que les serpents sont froids, visqueux ? Ce serpent-là, animé d'une vie chaleureuse, d'une tendresse bouleversante, d'un charme insinuant et impérieux, avec la lumière fixe et rayonnante de son beau regard humain fixé sur elle, elle savait qu'il était le Serpent, et qu'il surgissait tout droit des brumes enchantées de l'Éden, des splendeurs du jardin sans nom, aux premiers jours du monde, où s'épanouissaient toutes les splendeurs de la création, où toute chair était innocente...
Si forte était son impression qu'elle ne se fût pas étonnée de voir une langue fourchue glisser subtilement entre les lèvres rouges entrouvertes d'Ambroisine.
– Tu sauras tout, dit cette bouche près de la sienne, et je te devrai tout. Ne me refuse pas la seule volupté que je puisse connaître sur terre.
– Laissez-moi, dit Angélique, vous êtes folle.
Les bras qui l'emprisonnaient relâchèrent leur étreinte et la vision à la fois effrayante et paradisiaque parut s'effacer, tandis que retombait la nuit trouée d'éclairs. Les sons et les mouvements de la réalité alentour revinrent à la perception d'Angélique : le chant strident des cigales, le froissement des flots sur la grève.
Ce fut à peine si elle perçut le bruit de pas qui s'éloignaient tandis que la silhouette d'une femme courant se fondait dans la nuit comme un blanc fantôme.
Chapitre 4
Angélique se retrouva assise sur sa couche de varech, dans la petite maison de bardeaux. Elle était abasourdie, et en même temps l'incident qui venait de se passer et qu'elle n'était pas très sûre encore de ne pas avoir rêvé avait comme dissipé la tension oppressante qui l'avait hantée tout le jour. Il lui semblait être brutalement retombée sur ses pieds et elle en éprouvait un certain soulagement. Ainsi elle s'était posé maintes fois la question angoissante : « Qui est fou ?... Colin, Joffrey, moi-même, les Anglais, les Huguenots, le père de Vernon ? » Tout à coup la réponse éclatait en évidente clarté. C'est elle qui est folle. Elle, la duchesse de Maudribourg.
Et à cette lumière bien des choses lui semblaient se remettre en place : les propos de Colin et ceux des deux pirates qu'elle prétendait avoir surpris et aussi ceux qu'elle prêtait à Joffrey, et même les paroles d'Abigaël chargée de s'informer de la part des protestants si les Filles du roi demeuraient à Gouldsboro, méfiance qui avait blessé Angélique. Soudain, passait fugitivement le visage hautain du jésuite fronçant les sourcils lorsque Angélique lui avait dit : « Vous vous êtes opposé à ce que les Filles du roi demeurent à Gouldsboro. »
Et lui : « Moi ? Je ne me suis pas mêlé de cette affaire... »
C'était bien pourtant Ambroisine qui lui avait dit, à elle : « Le père de Vernon s'y oppose absolument... Il craint pour l'âme de mes filles. »
Mensonges !... Travestissement de la vérité et des apparences par l'habileté d'un espoir égaré.
Il était assez inattendu que la révélation d'un aspect insoupçonnable de la personnalité de la duchesse, ses dispositions à des passions coupables qu'Angélique ne lui eût jamais prêtées, lui révélassent en même temps comme découlant de source sûre, que d'elle venaient tous les mensonges. Mais une logique se dégageait de ces événements troubles et décevants. La transformation d'Ambroisine, ce n'était pas une transformation. C'était son attitude première, celle qu'elle avait adoptée devant Angélique, de jeune femme d'œuvres, pieuse, dévouée, un peu exaltée de religion, puis dévoilant peu à peu les tourments cachés de son âme meurtrie, c'était ce personnage-là qui était un mensonge. La vraie Ambroisine, c'était celle qui tout à l'heure avait prononcé de si étonnantes paroles...
« Mais quelles étonnantes paroles ? » s'interrogeait-elle, de nouveau déconcertée et doutant de bien saisir la situation. Un être désaxé, s'égarant à la suite de libations un peu trop généreuses, s'abandonnant à des déclarations amoureuses insolites, dont demain elle aurait honte.
Non, en cela même ne résidait pas la solution du mystère... Folle, désaxée, oui, mais de là à la charger de tout le poids de la cabale sanglante et si nettement concertée qui s'attaquait à elle et à Joffrey, n'était-ce pas tomber dans l'excès contraire ?...
Puis, un aveu tombé d'Ambroisine lui revenait : « Nous sommes belles toutes deux et nous aimons le plaisir... »
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