Il ôta son chapeau, sa redingote, releva ses manchettes de dentelles.
– Maintenant que nous voilà entre gens de bonne compagnie, nous allons nous préparer un festin royal... Et vous aussi, l'Anglais, ôtez votre couvre-chef en pain de sucre et venez m'assister à la rôtisserie... On va vous faire festoyer à la française. Ça vous changera de vos bouillies d'avoine de la Nouvelle-Angleterre.
On finirait donc par admirer la grande Marcelline ouvrant ses coquillages à la vitesse de l'éclair, tandis que les tréteaux dressés sur la plage, dans le soir tombant, se garniraient de mets odorants et croustillants. Chacun avait voulu jouer sa partie et même l'intendant Carlon s'était lancé dans la fabrication d'une sauce.
On alluma des torches quand la nuit vint et des feux tout alentour.
– Dansons, les Basques ! s'écria Hernani d'Astiguarza... Une dernière farandole avant de regagner l'Europe !...
Malgré les efforts des démons pour attrister les humains de bonne volonté, la saison d'été se terminait en beauté.
Le lendemain, les Basques mirent à la voile, vers l'Europe, puis Phipps vers sa Nouvelle-Angleterre.
Qu'attendait-on sous ce ciel d'opale ? La pluie ne s'annonçait pas encore. La poudre tombait des arbres, des sapins, des épinettes noires, en quenouilles hérissées tout le long des falaises. Des relents d'incendie venaient de l'arrière-pays.
Son séjour comme captif des puritains paraissait avoir fort débrouillé Adhémar. Il s'était promu cuisinier-chef pour toute la noble société. Et s'étant fabriqué une toque blanche qui s'associait on ne peut mieux à son uniforme avachi, il annonçait triomphalement, quand sonnait l'heure du dîner :
– Nous deux Yolande, on vous a préparé un de ces homards ! Venez goûter ça.
– Il est très bien ce garçon, estimait Villedavray, j'ai envie de le prendre à mon service. Et vous, Angélique, vous devriez vous attacher la petite Yolande comme chambrière. Elle est charmante, cette enfant, sous ses dehors bourrus. Je l'aime beaucoup et je voudrais lui donner l'occasion de sortir de son trou sauvage. D'autant plus qu'elle a l'air de bien s'entendre avec ce nommé Adhémar...
Angélique regardait la « petite » Yolande transportant des couffins de coquillages ruisselants avec l'aisance d'un débardeur turc. Elle la voyait mal en soubrette.
– Eh bien ! Elle vous servira de garde du corps, proposa Villedavray. À Québec, cela pourra vous être utile...
– Mais, je vous en prie, intervint Carlon qui se trouvait là ainsi que quelques gens de sa suite, confirmez-moi, comte – et il se tournait vers Joffrey de Peyrac également présent – confirmez-moi s'il s'agit d'une plaisanterie ou d'un projet sérieux. J'entends sans cesse le marquis s'adresser à Mme de Peyrac comme s'il ne faisait aucun doute que vous-même et votre épouse comptiez vous rendre en Nouvelle-France et même en sa capitale et y passer l'hiver.
– Mais, bien sûr qu'ils s'y rendront, affirma Villedavray en pointant du nez. Je les ai invités chez moi et je n'admettrais pas que quiconque se montre incivil envers mes hôtes...
– Mais enfin vous dépassez les bornes, s'emporta l'intendant de la Nouvelle-France, vous en parlez comme s'il s'agissait de se rendre à médianoche dans le quartier du Marais ! Quand vous avez quelque chose en tête, vous ! Vous refusez de regarder la réalité en face. Nous ne sommes pas au cœur de Paris, mais à des milliers de lieues, et responsables de territoires immenses, déserts et dangereux. La position de M. de Peyrac est celle d'un intrus que nous avons plus ou moins le devoir de déloger de ses positions et s'il s'avisait de se rendre sous Québec nous devrions le considérer en ennemi franchissant les eaux territoriales. De plus, vous n'ignorez pas que la ville est fort divisée au sujet de la comtesse, son épouse. Pour des raisons plus ou moins rationnelles, on s'est monté la tête à son propos, on lui prête des pouvoirs obscurs, on a colporté sur elle des horreurs. Si elle a l'imprudence de venir à Québec, on lui lancera des pierres !...
– J'ai des boulets pour répondre aux pierres, riposta Peyrac.
– Parfait ! J'enregistre votre déclaration ! triompha Carlon, sarcastique. Vous entendez, marquis ?... Ça commence bien !
– Pax ! dit Villedavray impérieux. Nous venons de déguster ensemble un excellent homard. C'est la preuve que tout peut s'arranger. Je parlerai votre langage, monsieur l'intendant. Politiquement, la visite de M. de Peyrac s'impose. Puisque nous sommes loin du soleil, c'est-à-dire des caprices de Versailles et de ses fonctionnaires parisiens, profitons-en pour œuvrer en personnes raisonnables, c'est-à-dire qui ont la sagesse de s'asseoir autour d'une table de discussion avant d'en venir aux mains. C'est pourquoi, et non par simple légèreté comme vous l'insinuez, que j'insiste tant pour que cette visite ait lieu. Et il est indispensable que Mme de Peyrac accompagne son mari, précisément pour dissiper par sa présence, en se faisant mieux connaître, l'inquiétude et l'hostilité suscitées par des ragots. Ragots sans fondement mais systématiquement répandus, à seule fin de dresser l'opinion contre toute solution autre que violente du conflit qui nous oppose au comte.
– Répandus par qui ? interrogea Carlon, agressif.
Villedavray n'insista pas. Il savait que Carlon, gallican invétéré, était tout dévoué aux jésuites. Ce n'était pas le moment de remuer ce feu couvant sous braises.
– Convenez que j'ai raison, reprit-il persuasif. Vous avez pu vous rendre compte aussi bien ici qu'à la rivière Saint-Jean que M. de Peyrac qui a fondé le port de Gouldsboro et s'est implanté, au surplus, le long du Kennebec, n'est ni un plaisantin ni homme à se laisser déloger facilement, et que la sagesse, je le répète, est le compromis si nous voulons ménager la paix de la Nouvelle-France, en général, et de l'Acadie en particulier.
– Je vois ! Je vois ! constata Carlon, amer. Je gage que vous avez dû déjà vous arranger avec lui pour vos dividendes...
– Hé ! Qui vous empêche d'en faire autant ? riposta Villedavray.
Devant cet échange fiévreux de paroles décisives, Angélique avait en vain essayé d'ouvrir la bouche. Elle estimait qu'elle avait tout de même son mot à dire. Mais elle s'aperçut que Joffrey lui faisait signe de ne pas intervenir.
Plus tard, l'attirant à l'écart, il lui dit qu'il y avait un certain temps qu'il partageait l'opinion de Villedavray sur la nécessité d'aller en personne s'expliquer avec le gouvernement de Québec. Malgré l'audace d'une telle démarche dangereuse pour lui, non seulement considéré en allié des Anglais, mais ancien condamné de l'Inquisition, comme pour elle, banni du roi de France, malgré le risque de tomber dans un guet-apens, de se trouver pris comme dans une souricière au sein de Québec la française, leur position en Amérique du Nord était désormais telle qu'il pouvait envisager de parler d'égal à égal avec les représentants de l'autorité royale, dans ses colonies lointaines. Cet éloignement même changeait les données de la rencontre. Et l'isolement dans lequel vivaient les Canadiens, ces Français du Nouveau Monde, loin de la mère patrie, pour ne pas dire l'abandon dans lequel on les laissait quelque peu, les rendait plus indépendants, plus aptes à régler les questions qui les concernaient directement, selon les impératifs du présent, et sans se soucier du passé.
Peyrac était déjà assuré de la sympathie du gouverneur, un Gascon comme lui, M. de Frontenac, ce qui était un atout d'importance.
Autre pion à considérer, au centre des passions et qui ne s'était pas prononcé encore à leur sujet, l'évêque, Mgr Laval, une forte personnalité, dont l'adhésion ou la réserve pouvait décider de bien des choses.
Restait les jésuites, franchement hostiles et surtout le plus influent de tous, ce père d'Orgeval qui semblait se trouver l'instigateur du complot diabolique dont ils avaient failli être les victimes. Jusque-là, il s'était dérobé au face à face. La présence de ses adversaires à Québec l'obligerait à se montrer et à les affronter le visage nu ou s'il voulait se dérober encore, de voir affaiblir, à coup sûr, sa position, car il ne devait pas ignorer que dans de telles rencontres politiques les absents ont toujours tort.
Tout militait donc pour encourager le comte de Peyrac dans cette expédition, et même avant de quitter Gouldsboro pour la rivière Saint-Jean, il avait pris secrètement sa décision, se réservant d'y renoncer si des événements imprévus s'opposaient, avant l'automne, à son exécution. Cependant, en vue de cette visite dans la vivante petite capitale de la Nouvelle-France, il avait donné rendez-vous au Sans-Peur sur le golfe Saint-Laurent, dans les premiers jours d'octobre, après avoir chargé Vaneireick de se rendre dans les riches villes espagnoles du golfe des Caraïbes faire l'acquisition de présents qu'il se réservait d'offrir aux notables de Québec.
Et n'ignorant pas que le principal obstacle qu'opposerait Angélique à ce projet de voyage, ce n'était pas certes la crainte d'affronter Québec, mais l'ennui d'être séparée, un hiver entier, de sa fille, et sans grande possibilité d'avoir des nouvelles fréquentes de l'enfant, il avait envoyé un message à l'Italien Porgani, chef de son poste de Wapassou.
Il le chargeait de faire escorter la petite Honorine jusqu'à Gouldsboro, d'où, suivant des instructions ultérieures qu'il avait remises à Colin, un navire l'amènerait sur le golfe Saint-Laurent, où ses parents l'attendraient. Elle devait déjà être en chemin, contournant la presqu'île de la Nouvelle-Écosse, à bord du Rochelais. Il s'en fallait de quelques jours.
Les obstacles tombant, Angélique se laissa aller à la joie de revoir bientôt sa petite fille, dont il lui semblait qu'elle ne lui avait jamais été si chère, et aussi à l'excitation qui l'envahissait à l'idée de cette expédition de Québec. Elle prêta une oreille plus attentive aux descriptions dithyrambiques de Villedavray, qui se préparait minutieusement et presque heure après heure, pour son hiver québécois, un programme de festivités et de réjouissances près desquelles pâliraient les meilleurs divertissements de Versailles.
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