Le comte de Peyrac sortit de l'ombre.
Il vint s'asseoir près d'Angélique. Il mit son bras autour de ses épaules et l'attira contre lui. Elle voulut lui parler de Cantor et de la vision qui la tourmentait, mais elle se tut.
Il fallait goûter ces minutes, savoir émerger du cauchemar, se guérir du cruel face à face.
Il lui semblait qu'elle était différente ou plutôt qu'elle avait acquis quelque chose qui lui était inaccessible jusqu'alors et qui la rendait différente. Cette chose encore mal définie ajoutait à sa personnalité tout en la fortifiant. Mais elle ne savait pas très bien ce que lui réservait l'avenir et c'est pourquoi elle éprouvait le besoin de se taire. Plus tard elle découvrirait qu'elle était devenue plus indulgente, plus tendre à la faiblesse humaine, mais aussi plus distante, moins concernée par l'entourage, plus libre d'esprit et de cœur, plus amicale envers elle-même, plus apte à goûter la saveur de la vie, plus intimement reliée à l'invisible, à ce qui n'est jamais prononcé, et qui régit en profondeur les actes des humains. Richesses sans prix, trésor inappréciable que laissait sur son âme, en se retirant, la vague maléfique.
En elle l'attente peu à peu changeait de signification, débouchait vers la confiance, le bonheur, la joie des certitudes.
Joffrey, par instants, baisait son front, caressait ses cheveux.
Ils parlèrent peu au cours de cette nuit, qui était encore, entre l'inconnu du lendemain et le poids d'une journée tragique, pleine de sang et d'anathèmes, une nuit d'attente.
Le comte expliqua seulement pourquoi le mois dernier il avait fait voile vers le golfe Saint-Laurent sans s'arrêter même à Gouldsboro.
Alors qu'il se trouvait encore sur la rivière Saint-Jean à régler l'affaire de Phipps et des officiels de Québec, il avait reçu un message de la côte est l'avertissant qu'on pouvait lui fournir des renseignements de la plus haute importance concernant La Licorne, la duchesse de Maudribourg et un complot contre lui ourdi.
C'est pourquoi, hâtivement, il se rendit sur le golfe. Cet avertissement corroborait sa propre intuition que la duchesse de Maudribourg et le navire à l'« oriflamme orange » qui les espionnait et leur tendait des pièges, avaient d'une certaine façon partie liée entre eux. Ce soupçon lui en était venu à l'esprit dès le jour où la duchesse avait débarqué si glorieusement à Gouldsboro. Lui aussi avait été sensible – mais d'une façon plus nette qu'Angélique – à ce qui sonnait faux dans la mise en scène de la belle « Bienfaitrice ». De plus, ayant examiné l'épave de La Licorne et les cadavres des victimes de naufrage, il en avait déjà retiré l'impression que l'affaire était suspecte, et les réticences de Simon à propos de son erreur de pilotage l'intriguaient...
Après l'arrivée spectaculaire de la duchesse, si miraculeusement – et élégamment – sauvée des eaux, s'évanouissant à leurs pieds, accaparant l'attention et l'attendrissement, son inquiétude s'était accrue. Que signifiait cette convergence vers Gouldsboro d'êtres et de navires si disparates et si divers ? Son instinct refusait de n'y voir que la main du hasard.
Aussi, au cours de cette même journée où Angélique veillait dans le fort, au chevet de la duchesse, il avait eu de nouveau un entretien avec Colin Paturel, l'interrogeant minutieusement. Il voulait tout savoir des conditions dans lesquelles Colin Barbe d'Or avait acquis ses lettres de courses pour une expédition en Amérique du Nord, en quels termes on lui avait présenté la place à conquérir, Gouldsboro – « Un pirate et quelques comparses à déloger !... » lui avait-on dit – et Colin se souvenait maintenant qu'à plusieurs reprises pour l'encourager, dans l'aventure, on avait fait allusion « qu'il ne serait pas seul là-bas », qu'il y serait assisté à l'occasion, qu'il y avait un grand nom derrière tout cela, et une des plus grosses fortunes du royaume, et qu'en somme on saurait reconnaître le service rendu par lui de nettoyer la place et d'y établir une colonie bonnement française. À la lueur un peu vague encore de ce récit, Peyrac prenait mieux conscience de la coalition dont il était l'objet et qui, sans doute, s'était fomentée à Paris sur des instigations précises, venues du Canada ; il sentait se cristalliser les menaces vagues, la volonté cachée mais certaine de les détruire sans merci, lui et les siens, et tout à coup...
– Tout à coup, je ne sais pourquoi, il m'est apparu que la chose la plus urgente à faire c'était de me réconcilier avec vous... ma chérie !... J'ai envoyé Enrico vous chercher...
Il y avait eu les apparences, les faits, et puis il y avait eu la trame invisible des pièges tendus à la bonne volonté des âmes et des cœurs. Ce soir-là à Gouldsboro, la Démone était déjà dans la place. Mais l'Amour l'avait prise de vitesse. Et c'est pourquoi, dans le pressentiment de sa défaite, elle avait poussé ce cri de l'autre monde, qui les avait glacés d'épouvante.
– Quand je pense à elle, dit Angélique, je commence à comprendre la peur et la méfiance de l'Église pour les femmes...
– Était-ce seulement une femme !...
L'aube se levait avec un éclat inhabituel et, dans les premières lueurs du soleil étincelant, ils virent venir Cantor par le chemin qui suivait la côte au-dessus du village.
Il marchait paisiblement en regardant vers la mer sur laquelle le soleil levant répandait une nappe d'or.
Effet de cette profusion glorieuse, sa beauté juvénile en était rehaussée encore, avec ses cheveux blonds auréolés de lumière, son regard limpide étincelant, la fraîcheur de son teint comme touché par l'éclat de la rosée, la grâce fière et sûre de sa démarche, et l'on ne sait quoi de pur et d'incorruptible qui émanait de toute sa personne.
« L'archange justicier ! » Ambroisine elle-même ne l'avait-elle pas désigné ainsi ?...
– D'où viens-tu ? lui demanda son père lorsqu'il s'arrêta devant eux.
Et Angélique :
– Où as-tu dormi ?
– Dormi ? répondit Cantor avec une certaine hauteur. Qui donc a dormi cette nuit sur cette grève ?
– Et Wolverines ? ton glouton ? où est-il ?
– Il court les bois. Après tout, il ne faut pas oublier que c'est une bête sauvage.
Et il s approcha pour saluer son père et baiser la main de sa mère. Puis, traversé d'une idée soudaine, redevenant enfant, il dit avec animation :
– Que fait-on de ces bruits qui circulent que vous allez vous rendre à Québec et que nous y passerons l'hiver ? Voilà qui me plairait fort. Après Harvard et la théologie, et Wapassou et la famine, je ressens le besoin d'un petit air de cour. Ma guitare se rouille de ne pouvoir vibrer pour le plaisir des jeunes filles avenantes. Père, qu'en dites-vous ?...
On retrouva le corps d'Ambroisine de Maudribourg affreusement mutilé, au bord d'un marécage. On pensa qu'elle avait été attaqué par un loup ou par un chat sauvage. Seuls des lambeaux de ses vêtements aux couleurs voyantes, jaunes, rouges et bleus, permirent de l'identifier.
L'aumônier de Tidmagouche, qui avait fort à faire avec tous ces gens à enterrer et qui en oubliait ses libations habituelles, vint trouver Peyrac.
– Dois-je donner l'absoute ? interrogea-t-il inquiet, on me raconte que cette femme était possédée du Démon.
– Absolvez ! répondit Peyrac. Aussi bien, ce n'est plus qu'un corps sans vie. Il a droit au respect des humains.
Chapitre 27
Sur la sortie de l'aumônier, entra Villedavray, qui dissipa l'impression pénible, en déclarant tout de go :
– Décidément, je les ai tous deux bien examinés. C'est le plus petit qui me plaît.
– Le plus petit ? s'enquit Peyrac avec un demi-sourire.
– De vos deux navires, en butin... Car je ne doute pas, mon cher ami, que vous allez me faire don d'une de vos prises de guerre ? L'amitié que je vous porte ainsi qu'à Mme de Peyrac m'a coûté assez cher ! Entre autres, la perte de mon Asmodée. Sachez que pour sa beauté j'avais englouti une fortune. Sans compter les mille morts que cette Démone lancée à vos trousses m'a fait courir à moi-même, du fait que je me trouvais dans vos parages et, plus ou moins forcé par les circonstances d'être votre allié. Aussi, j'estime que ce n'est que justice que je devienne propriétaire d'un des navires de ces pirates, pour compenser ma perte... N'est-il pas vrai ?
– Je partage entièrement votre avis, confirma Peyrac, et j'ajouterai que je désire prendre à mes frais la réfection du château arrière, et aussi le décor de la tutelle. Je suis prêt à faire venir de Hollande un des meilleurs peintres qui soient pour y exécuter un tableau à votre goût. Et encore, ceci sera peu pour reconnaître les inestimables services que vous nous avez rendus, marquis !
Le gouverneur de l'Acadie rougit de plaisir et son rond visage s'illumina de son sourire enfantin.
– Alors ? Vous ne me trouvez pas trop gourmand ? Comme vous êtes aimable, cher comte ! Je n'en attendais pas moins de vous. Mais nous n'aurons pas besoin d'ameuter la Hollande. J'ai sous la main, à Québec, un excellent artiste, le frère Luc... Nous allons créer une merveille...
Tout doucement l'on rentrait dans la vie normale. Ayant combattu la Démone avec vaillance et le meilleur de lui-même, Villedavray redevenait pointilleux, soucieux de ses intérêts et de ses jouissances.
Mais Angélique n'oublierait jamais quelle personnalité valeureuse se cachait sous les gilets brodés du petit marquis en dentelles.
– Il a été merveilleux ! dit-elle à Joffrey. Si vous saviez ! Durant ces derniers jours à Tidmagouche, c'était terrible. Elle, Ambroisine, elle me torturait de mille façons. Elle avait une façon de surgir et d'apporter chaque fois la menace, le doute et le désespoir qui finissaient par user toute résistance. Sans lui, notre Villedavray, je ne sais si j'aurais pu tenir, faire face à tant d'habile méchanceté ! Il dispersait l'angoisse, simplifiait par ses boutades les situations les plus dramatiques... Il m'a aidée à garder la certitude que vous alliez revenir et qu'alors tout s'arrangerait. Était-ce pour aller chercher ce témoin décisif, M. Quentin, l'aumônier, que vous vous êtes rendu à Terre-Neuve ?...
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